L’HISTOIRE DE SOULEYMANE, BORIS LOJKINE

L’HISTOIRE DE SOULEYMANE, BORIS LOJKINE

Le quotidien de Souleymane est un mélange consternant de silence et de violence. Le silence, d’abord. Le silence de la solitude – une solitude profonde et tragique. La violence ensuite. La violence de l’immigration forcée, clandestine et de son cortège de souffrances. La violence de la désillusion à l’arrivée. Boris Lojkine présente dans son film un concentré de cette vie.

« Comme des millions de Français, je pense que l’immigration n’est pas une chance »[1].

 

Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur, dans son bureau, Place Beauvau à Paris, le dimanche 29 septembre 2024.

 

Il n’a fallu pas plus de huit jours à cet idéologue de carrière, à la suite de sa nomination au gouvernement, pour gratifier la France tout entière de son dernier trait d’esprit – un millésime 2024 se caractérisant, chez toute personne bien constituée, par une envie immédiate de vomir. Plus sérieusement, Bruno Retailleau a ce jour-là, consciemment ou non – les deux hypothèses étant également infâmes –, allongé une immense et retentissante gifle à environ 7,3 millions de personnes vivant en France (2,5 millions ayant acquis la nationalité française), soit environ 10,7 % de la population totale[2]. Autrement dit, à grosso modo une personne sur dix – et je me limite aux principaux intéressés. Belle performance !

 

Je crois ne prendre aucun risque en affirmant que Boris Lojkine, réalisateur de L’Histoire de Souleymane – actuellement en salle, ne partage pas la thèse du ministre. À la recherche d’un jeune Guinéen pour interpréter le rôle principal de son dernier film, il se laisse convaincre et tend la main à Abou Sangare. Un étranger sans papiers, ayant essuyé son deuxième rejet de demande de titre de séjour au moment du casting. Un mécanicien poids lourds par ailleurs, ayant quitté son pays à l’âge de 15 ans pour s’aventurer sur la meurtrière route migratoire traversant la Méditerranée, à destination de la France. Mais alors pourquoi lui ? Pourquoi ce jeune homme qu’on dit silencieux et à la voix d’une rare délicatesse ? Parce qu’il y a une « puissance dans son silence », « quelque chose de cinématographique », « d’extrêmement expressif ». Lojkine le voit : il « accroche la caméra »[3]. L’intuition du réalisateur sera la bonne, le jeune homme devenu acteur est renversant. Le film remporte le prix du jury et Abou Sangare, ovationné, celui du meilleur acteur dans la sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes.

 

Pourtant, dans la catégorie des giflés du 29 septembre, Abou Sangare se trouve en très mauvaise posture, et c’est un euphémisme. Étranger en situation irrégulière, il est sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français. Immigré africain au surplus, il est spécialement dans le collimateur du ministre de l’intérieur[4]. « L’immigration n’est pas une chance » … Qu’a-t-il donc à opposer pour sa défense ? Le fait d’incarner avec talent le personnage principal d’un film français, questionnant notre société et encensé par la critique, n’est sans doute pas un mérite pour ces gens-là. Pas davantage que l’ovation du public cannois, dont il peut être immensément fier. Quand on est con, on est con ! En réalité, il s’agit désormais d’un problème politique.

 

Après avoir rejeté par deux fois ses demandes de titre de séjour, et après l’avoir obligé à quitter le territoire français, décision validée par le tribunal administratif d’Amiens en juillet dernier, le préfet de la Somme va-t-il maintenant nous expliquer qu’Abou Sangare est une chance pour la France et qu’il faut l’accueillir ? Le fera-t-il par une décision fondée en droit ? par une tartuferie machiavélique ? ou mieux, peut-être par les deux à la fois ?! À ce stade, peu importe. On ne peut que l’espérer et le lui souhaiter. D’ailleurs, revenons-en à l’essentiel et commençons par le début.

 

Comme des millions de Français, je pense qu’Abou Sangare n’aspire qu’à une chose : une vie digne. C’est son histoire. Et c’est aussi celle de Souleymane.

 

Le quotidien de Souleymane est un mélange consternant de silence et de violence.

 

Le silence, d’abord. Le silence de la solitude – une solitude profonde et tragique. Le silence du déracinement, de la séparation avec son pays natal et ses proches. Le silence des nuits dans les gymnases-dortoirs de banlieue parisienne. Le silence des nuits dans la rue, ou dans une cage d’escalier quelconque. Le silence d’une file de demandeurs d’asile devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Le silence, enfin, de l’attente.

 

La violence ensuite. La violence de l’immigration forcée, clandestine et de son cortège de souffrances. La violence de la désillusion à l’arrivée. La violence de la lutte permanente et sans merci pour la vie. Non – pour la survie. La violence de la condition de livreur à vélo sans-papiers. La violence des accidents, des interpellations, des altercations avec les clients ou restaurateurs. La violence de son exploitation. La violence, enfin, de la vulnérabilité.

 

L’histoire de Souleymane est celle-là. Celle d’un jeune homme seul, embourbé dans un continuum de violences inouïes. Un continuum, néanmoins bien ficelé par une compagnie d’escrocs, aguerris dans l’art de se gaver sur le dos des migrants. Boris Lojkine présente dans son film un concentré de cette vie. Plus précisément, la situation d’un demandeur d’asile sur le point de passer son entretien avec l’OFPRA, nécessaire et périlleuse étape pour obtenir le titre de séjour tant convoité. Dans un style quasi documentaire et plutôt impartial, le réalisateur suit Souleymane dans les rues de Paris, filmant avec adresse une course à perte d’haleine. Une course truffée d’embûches, mais fort heureusement non dépourvue de solidarité humaine, restituée là aussi avec talent. Une course enfin, dont il est très clair qu’elle se terminera en solitaire. Souleymane face à lui-même et face à son histoire.

 

J’aimerais conclure cette chronique en insistant sur un point. Politiquement, on peut penser peu ou prou ce que l’on veut de la présence en France de Souleymane dans le film, d’Abou Sangare dans la vie même. Je n’ai à titre personnel aucune difficulté avec le fait qu’on puisse apprécier cette question très différemment. L’existence et l’expression de nos divergences politiques et d’opinions est l’honneur de notre société, de notre démocratie. C’est donc tout naturellement qu’il faut pouvoir discuter de la politique migratoire française ou européenne, et de leurs nombreuses limites et insuffisances. Nier la nécessité de ce débat ou vouloir l’esquiver est aussi commode qu’irresponsable. C’est surtout pain bénit pour toutes celles et ceux qui font des migrants les boucs émissaires de tous nos maux et échecs.

 

Mais ce faisant, gardons toujours à l’esprit que l’honneur de nous autres bipèdes en quête de sens réside dans notre dignité. Par conséquent, pour rester humains dans ce monde à la dérive, commençons par rester dignes. À bon entendeur salut.

 

L’héritage d’un film tel que L’Histoire de Souleymane ou du très grand film de Mohammad Rasoulof, Les Graines du figuier sauvage, est de nous ramener à ce devoir, à cette prémisse irréductible.

 

Le cinéma, le vrai, n’est-ce pas celui qui nous fait voir qui nous sommes, ce que nous sommes ?

Références

[1] https://x.com/LCI/status/1840427826094260445.

[2] Chiffres de l’INSEE pour l’année 2023, v. : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212#:~:text=En%202023%2C%207%2C3%20millions,2%20%25%20de%20la%20population%20totale.

[3] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/comme-personne/abou-sangare-jeune-guineen-sans-papier-prime-a-cannes-2535684

[4] « Les gens qui viennent et notamment l’immigration africaine, ce sont des gens qui n’ont pas la même culture que nous, ce sont des gens qui viennent non pas pour être français, mais souvent pour profiter des droits sociaux français. Donc le problème est que ces gens ne souhaitent pas s’assimiler ». Extrait de l’émission « L’hebdo » du 22 février 1997, avec Bruno Retailleau, cf. : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/rxc07020508/extrait-de-l-emission-l-hebdo-bruno-retailleau.

 

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A Marseille, Videodrome 2 un festival permanent

A Marseille, Videodrome 2 un festival permanent

Avec plusieurs séances par jour, un esprit à mi-chemin entre le cinéclub et les principes de l’éducation populaire, Vidéodrome 2 est vivant à la fois des personnes qui le traversent et des images qu’on y découvre et forme un laboratoire culturel original au sein de la cité phocéenne.

Ma première interaction avec le cinéma marseillais Videodrome 2 s’est faite sur le comptoir d’un bar. Car voilà, si le lieu abrite évidemment un cinéma, on y accède d’abord par une petite buvette et, chose étrange dans un monde désormais régi par Netflix et consorts, on y trouve même un vidéo-club ! Un des derniers de France en l’occurrence…[1] Il ne m’en fallait pas plus pour m’enticher du lieu. Discrètement installé sur le Cours Julien, en plein cœur de la cité phocéenne, le Videodrome 2 est d’une espèce de cinéma qui se fait rare. Bien plus qu’une simple salle de projection, il est en réalité le domicile d’un projet culturel remarquable, pratiquant l’hospitalité comme philosophie. C’est avec cet esprit que j’ai été accueilli par Claire et Charlie dans leur charmante et conviviale salle obscure. La première est cofondatrice du projet, la seconde chargée de la coordination générale de la programmation. Pour Le Temps des Ruptures, elles ont bien voulu répondre à nos questions. 

Le Temps des Ruptures : Corrigez-moi si je me trompe, le Videodrome 2 est né d’une idée, d’une envie première, celle « d’ouvrir une salle où l’on montrera les films qu’on veut voir ». Cela pourrait surprendre mais, de fait, cette position initiale vous a d’emblée placé en marge de l’exploitation cinématographique conventionnelle, et plus précisément dans le champ de la diffusion non-commerciale. Un choix atypique et audacieux qui fait du Videodrome 2 un cinéma franchement pas comme les autres ! Non ?  

Charlie : L’histoire, telle que je l’ai apprise, c’est qu’il y a dix ans, le projet s’est fondé au regard d’un double manque dans le paysage cinématographique marseillais : à la fois de propositions et de lieux de projection (Marseille était alors une des villes en France avec le moins de sièges par habitant pour les salles de cinéma). Il y avait en effet ce besoin de créer un lieu qui puisse modestement répondre à ces ambitions. 

A mon sens, la meilleure façon de décrire le Videodrome 2 dans sa pratique quotidienne aujourd’hui, c’est de parler d’un festival permanent ; avec une et jusqu’à quatre séances par jour, chacune d’entre elle pensée comme un ciné-club (présentation-projection-discussion), le lieu est vivant à la fois des personnes qui le traversent et des images qu’on y découvre : patrimoine du cinéma redécouvert, art vidéo, films expérimentaux, courts métrages autoproduits ou documentaires visibles seulement en festival. Les projections sont d’ailleurs parfois accompagnées de gestes artistiques – des lectures, des performances. D’autres fois, des sélections de livres sont préparées par des librairies partenaires et installées dans le bar. Le lieu se fait aussi hôte d’ateliers, à destination ou non du jeune public, de montage, de bruitage, de programmation… Tout cela, à l’initiative de l’équipe mais aussi d’un collectif élargi du lieu : les ami·es, les ancien·nes de l’équipe, les voisin·es, les associations locales, les festivals, les chercheur·euses et curateur·ices, les cinéastes ! La programmation composite du Videodrome 2, combinée à la pratique du prix libre, permet l’accès à une vraie curiosité du regard. 

 

 

Claire : En effet, nous étions plusieurs à l’origine du projet à rêver un espace de cinéma qui accueillerait les films que nous souhaitions nous-mêmes découvrir. Un égoïste désir cinéphile. L’audace de repenser l’hétérotopie que la salle peut offrir. Le lieu d’une pratique de la mise en commun. Ce, en nous échappant de la logique de l’actualité cinématographique, de cet éternel présent qui fige tout retour dans un rapport de consommation refusé. Cette relation cinéphile nous semblait lovée dans l’idée de cinéclub, à même d’activer une relation vivante et historique au cinéma à travers, par exemple, la question patrimoniale. Le cinéma expérimental est aussi une frange de la production cinématographique qui trouve portes closes hors propositions festivalières. Si de belles propositions de diffusion existaient, aucun lieu marseillais ne se destinait à se faire l’écrin de ces propositions dans une démarche régulière, autre qu’événementielle. Enfin, à cette époque, Marseille était singulièrement peu dotée en cinémas d’exploitation, jouissait d’un marché immobilier accessible, ce qui nous a laissé la place pour imaginer cette aventure et la concrétiser dans une ville par ailleurs porteuse de dynamiques associatives riches et multiples, impliquant parfois à son corps défendant le “do it yourself” et l’autogestion. Avec le soutien d’origine de la Ville, en action dès le début, et les lignes budgétaires ESS (Économie Sociale et Solidaire) qui existaient à l’époque à la Région Sud, des allocations chômage suffisantes pour assumer une période bénévole de lancement pour certain.es, les conditions étaient réunies. 

Que veut le quartier dans son cinéma ? (et il peut vouloir des auteur.rices internationales !) Le Videodrome 2 a été pensé ainsi : être le miroir des relations au cinéma des personnes et des associations de personnes qui s’y impliquent, en embrassant diverses subjectivités, et donc les divers régimes d’images qu’elles mobilisent. Il a fallu alors, partant de cette envie première, inventer la structure administrative, juridique et économique qui nous permettrait de lui donner forme. La diffusion non commerciale s’est imposée du fait de la diversité des formes que nous serions amené.es à proposer, puisque l’exploitation commerciale amène à de nombreuses contraintes, notamment techniques, programmatiques, économiques donc organisationnelles. Ainsi, nous programmons tout, dans tous les formats, dans la limite des contraintes budgétaires et des ayants droit, sauf l’actualité cinématographique qui nous est strictement interdite.

Des réflexions stratégiques et des questions pragmatiques ont aussi influé sur la forme du projet. Nous ne pouvions espérer avec un mono écran et 49 places pouvoir proposer plus de 8 à 9 projections hebdomadaires. Avec le coût qu’elles impliquent.  Il nous fallait aussi respecter le régime juridique de la diffusion non commerciale. L’idée d’une profusion d’actes de programmation impliquait de multiplier les films et les partenaires et donc de partir sur le one shot. Ce, également avec la lucidité de pouvoir mobiliser les publics sur une projection unique ne faisant pas l’objet d’une communication puissante tout en multipliant les canaux de communication via les partenaires. Ce qui en effet a donné la forme d’un “festival permanent” avec une programmation cinématographique différente chaque soir où la question du public comme on l’appelle, s’est posée dans une relation de confiance construite dans le temps et la durée. 

Après 10 années d’existence, nous constatons un lieu dont l’identité est très forte mais qui paradoxalement se fonde sur la pluralité et l’hétérogénéité, à tout point de vue. Une cohabitation de multiples cinéclubs en quelque sorte. Une seule règle : que la personne ou le regroupement de personnes qui programme présente le film (la discussion après séance pouvant rebuter certain.es.) et puisse affirmer ses choix.

 

LTR : Lors de notre échange, vous avez qualifié à plusieurs reprises votre activité de « projet de programmation ». Qu’entendez-vous par là ? On sait qu’au cinéma, le programmateur ou la programmatrice est celui ou celle qui, en deux mots, choisit les films projetés dans l’établissement. Or chez vous – et en harmonie avec votre tradition d’hospitalité – « tout le monde peut programmer », selon votre chouette formule. Pourquoi cette vision et comment la mettez-vous en œuvre ?  

Charlie : Claire pourra le raconter mieux que moi, mais Videodrome 2 à la fondation du projet c’est d’abord une idée collective de ce qu’est le cinéma. À mi-chemin entre l’esprit du cinéclub dont je parlais plus haut, et les principes de l’éducation populaire, une des valeurs centrales du projet c’est l’idée de la programmation amateure (au sens de non-professionnelle) : l’acte de proposer des films, de les éditorialiser, de les présenter en salle, est réalisé presque uniquement par des personnes dont « programmateur » n’est pas le métier. 

C’est pourquoi il s’agit toujours d’abord d’une rencontre entre le lieu et une personne : parfois c’est un·e spectateur·ice qui, secrètement fan de western et inspiré·e par une présentation en salle, voudrait se lancer « devant l’écran » ; parfois c’est un·e client·e au bar qui nous dit « au fait, est-ce que ce serait pas super de montrer des films autours d’imaginaires afrofuturistes ? ». Dans ce cas, cette « vision » s’incarne alors dans les cartes blanches (rétrospectives, thématiques…) qui constituent l’ADN de notre programmation, et que nous faisons le choix d’accompagner professionnellement sur la partie technique (recherche des copies, négociation des droits, communication…). Par ailleurs, cela prend aussi forme dans l’accueil de et le travail avec plus d’une soixantaine de partenaires, à Marseille et plus loin (Image de Ville, Mémoire des Sexualités, Peuple et culture, Documentaire sur grand écran…) avec qui nous faisons des séances à l’année.

Même s’il nous tient à cœur que des pépites cinématographiques classées trop confidentielles puissent être vues (un même film a rarement l’occasion d’être montré plusieurs fois dans notre salle), ce que je trouve intéressant, ce n’est pas tant la projection d’un film en particulier, mais bien la construction d’un ensemble par une voix subjective, à destination d’une communauté de regard. Nous sommes hôtes de ces programmations, qui amènent à rencontrer les films différemment ; le lien qui se crée en salle avec le public est toujours particulier en fonction de la (des) personne(s) qui programme(nt). 

 

 

Claire : Tout ce qu’énonce Charlie est très juste. Je reviens donc sur la fondation pour comprendre la structuration (en termes de gestion, en termes politiques). Nous étions plusieurs à avoir envie de proposer des films aux autres. Partant de ce constat, il était strictement impossible d’imaginer que la programmation soit éditorialisée à partir du désir d’une ou deux personnes. Ce constat a rencontré des réflexions politiques plus larges sur la programmation, sur la place du ou de la programmateur.ice (ou de la curateur.ice) dans notre société, de la construction de nos espaces culturels légitimes. L’Histoire des cinéclubs est aussi une Histoire de l’éducation populaire. Ces Histoires nous ont nourri.es tout comme d’autres lieux en Europe nous ont inspiré.es. Un critique et penseur comme Serge Daney m’a personnellement énormément nourrie. Pour lui, l’essence du cinéma se trouve peut-être du côté de l’acte de montrer, plus que dans les images : « si je vous montre quelque chose, vous me dites quelque chose ». Le cinéma est un moment de l’Histoire qui a proposé une écologie de la question-réponse, « d’une balle envoyée comme au tennis et d’un receveur ayant l’occasion de relancer ». « Le cinéma c’est l’art d’inventer des objets transitionnels et d’inventer des distances » (Itinéraire d’un ciné-fils).

Nous partagions profondément cette relation à l’espace de la salle et au cinéma. Ce faisant, nous avions à déconstruire de nombreux points : l’amateurisme face au professionnalisme tout en ne cédant rien à l’exigence, dé-coïncider les notions de qualité et de professionnalité, déconcentrer l’instance de programmation, réfléchir le partage de l’acte de programmation en dehors même du lieu, réfléchir la question de la légitimité (ou non) construite des différents régimes de l’image en mouvement, réfléchir la relation dialectique entre le spectateur.rice et le film par le fait même qu’il puisse à son tour être dans une possibilité souveraine de programmer. La démarche expérimentale a été aussi principiellement essentielle. Nous nous expérimentions comme nous construisions un espace pour expérimenter, à la fois dans notre façon de montrer des films et dans notre façon de nous organiser. 

Il est apparu fondamental que tout un chacun puisse formuler le souhait de programmer. Les voies de formulation sont multiples comme énoncées par Charlie. Elles ont évolué avec le temps. Boîte mail contact, espace bar, contiguïté spatiale ou affective. Bien sûr, tout le monde ne programme pas. Tout le monde n’a pas envie de programmer. Et s’autoriser (au sens de se rendre auteur, même racine latine) à programmer repose en permanence la question d’une conquête d’une forme de liberté. Nous aurons toujours à la réfléchir. Qui vient dans ce lieu, par quel biais ? Comment animer cette hétérogénéité qui pour moi est le substrat politique ? Comment échapper à la reproduction du même (mêmes goûts, mêmes espaces socioculturels, mêmes langages…). 

Les méthodes sont toujours à revoir, réinventer, déplacer. C’est l’idée contenue dans le terme laboratoire. Et notre projet, tout en souhaitant rendre vivante et existentielle la relation aux films, se situe du côté d’une réflexion du public. Éducation Populaire, équipement de proximité, cinéma de quartier, cinémathèque et ciné-club en ont été les maîtres mots. 

 

 

LTR : Au Videodrome 2 on diffuse de tout et parfois des films inclassables, le prix du billet y est libre (!) et on peut, en plus, soi-même proposer une programmation. C’est dire si c’est un lieu ouvert ! Cette ouverture, cette hospitalité encore une fois, c’est me semble-t-il votre ADN. Et vous accueillez tour à tour festivals, associations, universités et nombre d’autres structures qui savent trouver dans votre établissement un espace d’une grande liberté. Fières d’être un « laboratoire », vous pensez que les politiques publiques culturelles devraient être plus attentives à vos réussites pour concevoir leurs modèles. A quels endroits pensez-vous pouvoir combler un vide ?

Charlie : Depuis le début du projet, le Videodrome 2 a fait l’objet d’une attention et d’un soutien grandissant de la part des institutions et des collectivités territoriales, notamment de la part de la Ville de Marseille, sur qui nous pouvons compter sur une aide en fonctionnement. Bien sûr, nous cherchons toujours aujourd’hui, à mettre en lumière le travail qui est accompli au Videodrome 2 quotidiennement auprès d’un maximum d’acteurs. La difficulté est qu’à l’heure actuelle, le modèle associatif est de plus en plus soumis à un financement par projet (des budgets soumis pour des actions spécifiques, ne recouvrant pas l’entièreté de l’activité de la structure). Des aides comme celle de la Ville sont donc d’autant plus précieuses qu’elles se raréfient ; c’est le cas pour nous, mais également pour les partenaires avec qui nous travaillons, dont les économies se retrouvent fragilisées. Ce soutien permet donc de ne pas faire reposer nos revenus sur nos partenaires, et de pouvoir adapter nos besoins respectifs afin de pouvoir accueillir le plus de projets possible. C’est sans doute à cet endroit que notre hospitalité devient un levier ; cela crée une vraie dynamique de mise en réseau entre différents acteurs des champs culturels et associatifs locaux, de façon organique autour des envies qui leurs sont propres, et non imposées par le cadre d’un appel à projet. 

 

 

Claire : La nature a horreur du vide dit-on. Je ne sais pas si nous comblons un vide. Nous pouvons disparaître et nous serions dans certaines thèses, on parlerait peut-être de nous avec nostalgie ! Nous sommes un espace investi, dans tous les sens du terme. La question est plutôt comment nous interrogeons ce qui se fait et ce qui est considéré comme légitime, efficace, naturel. Comment est perçu le rôle de la culture ? Quels construits fondent notre idée d’un lieu culturel de qualité ? Nous entendons beaucoup parler d’éducation populaire à un moment de crise de notre modèle culturel, crise qui est le résultat de nombreux paramètres. L’échec de « la démocratie culturelle » est souvent pointé du doigt. D’une certaine façon, nos réussites indiquent peut-être certaines vertus de ce que nous défendons. Il y a une réussite précieuse en effet dans ce que nous fabriquons ensemble : créer du commun dans la pluralité en inversant la relation à l’autorité programmatique, en étant un outil pour d’autres. C’est un processus long. Nous tentons de combiner le luxe de cette ligne (qui a un coût et qui est tenue en partie grâce à l’engagement et la conviction des salarié.es) avec les contraintes économiques grandissantes. Notamment celles citées par Charlie. Nous sommes loin d’être les seules victimes du passage du financement en fonctionnement au financement par projet, qui étouffe littéralement tout un secteur associatif socioculturel (vous pouvez lire les travaux de Viviane Tchernonog ou le rapport 2023 Financement et fonctionnement du monde associatif : la marchandisation et ses conséquences) et donc tous les possibles en termes d’innovation sociales, économiques… 

Nous sommes très reconnaissant.es, et ce depuis le début, de la confiance témoignée par la Ville de Marseille, et par d’autres agents des collectivités territoriales que sont la Région PACA et le Département des Bouches-du-Rhône. Et nous ne remettons pas en question la nécessité, à l’heure où les collectivités sont elles-mêmes soumises à des tensions budgétaires massives, de répondre de notre activité, de témoigner d’une maîtrise de nos coûts de fonctionnement dans une relation de confiance avec nos tutelles. Nous avons un enjeu qu’elles comprennent pleinement notre utilité sociale.

Nous souhaitons plutôt interroge   »es p’litiques publiques  du c inéma à l’heure d’une crise des salles de cinéma (moins en termes de fréquentation que sur le spectre des œuvres proposées, la durée d’exploitation des films dits fragiles), des signes de perturbation du modèle français du cinéma. Ici, nous avons quelque chose à dire et à transmettre, avoir voix au chapitre peut-être, aux côtés d’autres projets que sont l’Aquarium à Lyon ou encore l’Univers à Lille. Voire des projets comme le Cosmos à Strasbourg qui essaie un autre type de gouvernance programmatique.

L’inflation de l’offre cinématographique est allée de pair avec le mouvement général d’augmentation du nombre de films en sortie, et l’explosion quantitative et qualitative des plateformes VOD, que le contexte de la pandémie de la COVID a accentué. Ces constats invitent les exploitants de salle à travailler le lien avec leurs publics et à réfléchir les pratiques spectatorielles et la complémentarité avec les plateformes. Que serait un projet d’expérimentation d’exploitation cinématographique qui articule dans une salle d’exploitation un champ non-commercial travaillé à partir des propositions des spectateurs et spectatrices qui la fréquentent ? Et ce de façon conséquente. Pas une ou deux projections mensuelles. De nombreuses salles tentent certaines formules (ateliers de spectateurs.trices, séance mensuelle cinéclub…). Mais elles reposent souvent sur l’engagement de leurs salarié.es, n’intègrent souvent le projet qu’en périphérie. Elles reproduisent parfois des logiques de cinéclubs élitistes ou tombent en désuétude du fait d’une inefficacité ressentie, d’un épuisement des investissements humains nécessaires, souvent bénévoles. 

Ceci dû peut-être au final à un manque de radicalité des propositions qui n’engagent pas les changements organisationnels (et les investissements financiers) nécessaires, et ce faisant un véritable changement de perspective. Il ne faut pas oublier que les salles d’exploitation art et essai ont construit leurs publics sur L’héritage des cinéclubs. Comment le cinéclub, dont une des raisons d’être a été de permettre la diffusion d’œuvres innovatrices avant que les salles d’art et d’essai n’existent, peut-il être un possible levier d’une politique publique du cinéma et de la salle, (voire de l’action culturelle, pour user du langage du management culturel) et constituer, dans un cadre renouvelé, intégrant pourquoi pas de nouvelles logiques techniques et générationnelles (Twitch par exemple), le ferment permettant de renouveler les conceptions de la diffusion des films et de se trouver encore à l’avant-garde de l’exploitation cinématographique en tant que terrain d’expérimentation ? Ceci ne saurait être qu’une initiative à haut niveau, de type CNC (Centre national du Cinéma et de l’Image animée), dans la mesure où il y aurait la nécessité d’un accompagnement (juridique, administratif, financier…). 

 

 

LTR : Je crois que, pris dans la vie de tous les jours, on ne se rend pas toujours compte de ce que nous devons au monde associatif, des missions ô combien diverses et nombreuses qu’il prend en charge. Dans ce contexte, la question des ressources des associations est cruciale. Comment vous débrouillez-vous financièrement ? Vous évoquiez une précarisation du milieu associatif culturel par la généralisation d’un modèle de financement par projets. Comment pensez-vous pouvoir être mieux soutenues ?  

Charlie : Je vais reprendre le terme que j’employais plus tôt de « festival permanent ». Il me permet de souligner, entre autres, le caractère unique de chaque séance, qui fait événement, et donc le nombre de tâches afférentes : depuis les rendez-vous préliminaires d’organisation, jusqu’à la communication finale, en passant par la recherches de copies (en pellicule 35mm ou 16mm puisque nous sommes encore équipés pour les projeter), la négociation des droits avec chaque distributeur, les devis pour chaque partenaire avec qui nous travaillons, tout l’administratif lié, la partie technique en régie… le tout, sur environ 350 séances par an. Et ce n’est là que la partie liée à l’association en charge du projet de programmation ; il faut aussi prendre en compte l’activité du bar, fonctionnant en SCOP (société coopérative de production), et ouvert six jours sur sept sur l’espace animé du Cours Julien.

 

Lorsqu’on prend la mesure de l’éventail de missions qui recouvrent la vie du lieu, on commence à mieux comprendre pourquoi il nécessite le travail de plus de quinze personnes à l’année (bien que toutes au SMIC, et contrats à temps partiel). On regrette donc, notamment, la réduction des aides à l’emploi telles que les contrats aidés. Par ailleurs, si le bar était originellement conçu comme le poumon économique du projet et la possibilité d’assurer salaires et loyers, ce n’est plus le cas dans la perspective d’un voisinage de plus en plus concurrentiel.

 

 

Claire : Il est difficile de répondre à cette question tant elle touche tout le secteur culturel en son entier face à une ultra-libéralisation générale et massive qu’on présente comme inexorable dans une logique de performance économique (et qui est aussi le fruit d’une longue mutation). Il n’y a qu’à regarder les actions de Sous les écrans la dèche au Festival de Cannes actuellement. Et les politiques publiques de façon générale en font les frais. La soutenabilité est une bonne question en effet. La rapidité de la précarisation de grands pans de notre société (éducation, culture, santé) rend très difficile la mise en place de réponses structurelles et organisationnelles permettant une résilience (par exemple formation à la gestion, à la recherche de financement, à la conduite de projet…ce qui est du temps de travail donc du coût de fonctionnement) tandis que la place pour l’engagement associatif bénévole tend à diminuer. 

Par ailleurs, comme la productivité, l’efficience et l’efficacité ont leurs limites. L’appel à projet est différent du conventionnement de fonctionnement. Le financement par projet n’a pas vocation à prendre en charge les frais de fonctionnement et peut dévoyer le projet initial tout en déstabilisant la projection dans le long terme. Il suffit d’un changement de critères ou d’indicateurs pour sortir un projet d’un accès à une source de financement. Et donc de déstabiliser le projet général sur des associations ayant peu de marges de manœuvre. Les problèmes de calendrier sont récurrents (engager un projet sans avoir la réponse sur le financement) et rendent difficile la projection budgétaire et salariale, les investissements et la cohérence entre les résultats, les moyens annoncés et la réalité des moyens mobilisés. Comment le monde associatif doit-il réagir à la notion de performance de l’action publique quand il en est partie prenante ? En schématisant, la fragilisation du secteur associatif, c’est tout simplement la diminution de la capacité citoyenne à prendre des initiatives. Nous sommes le fruit de cette capacité citoyenne. 

Plus pragmatiquement, nous concernant, il est certain que nous avons des difficultés à intégrer certains réseaux de travail comme ceux que mobilise le volet cinéma du plan « Marseille en Grand ». Nous sommes sans doute trop petits. Ou peut-être nos logiques n’intéressent pas l’Institution. Je ne saurais répondre. Et encore plus pragmatiquement, à deux ans, il faut trouver les ressources qui permettent de poursuivre en l’état ou réduire la voilure, revoir à nouveau la proposition générale ou opérer des ajustements. Pour l’heure, nous sommes dans une économie mixte (sur une structuration administrative et juridique double), faite des bénéfices de la vente de boissons, de subventions, d’adhésions, de prestations et de recettes de billetterie. Le passage au prix libre n’a pas entraîné de perte financière. Au contraire, il a correspondu à une augmentation de la fréquentation et la possibilité pour des personnes, souvent jeunes et précaires, de venir découvrir ce qui était proposé. A noter aussi, que la majeure partie des festivals et des associations partenaires jouent le jeu du prix libre. 

 

LTR : Tout projet est à l’image de ses architectes, parfois moins visibles que celui-ci. Alors c’est à vous, Claire et Charlie, que cette dernière question s’adresse plus personnellement. Si vous le voulez bien, parlez-nous donc de ce que vous faites concrètement au Videodrome 2. Que symbolise-t-il à vos yeux, dans le vaste monde du cinéma ?  

Charlie : Je suis chargée de la coordination générale de la programmation, ce qui signifie que j’ai à charge la gestion générale de la grille calendaire. J’ai donc une vision à six mois et plus sur les grandes lignes de la programmation du lieu. En plus de coordonner un certain nombre de séances à l’année (accompagnement des programmateur·ices sur leurs cartes blanches, accueil des festivals, rendez-vous plus ponctuels avec des associations, …), j’ai globalement un œil sur tout ce qui se passe en salle, en concertation avec les autres personnes coordinatrices du lieu, et en lien avec la régie et l’équipe de service au bar. Mon quotidien au Videodrome 2, c’est beaucoup de préparation en amont, du suivi et de l’organisation, le tout récompensé par de chouettes moments en salle ! 

 

Pour moi, ce lieu, c’est une liberté d’approche du cinéma, un espace qui repense la question de l’argument d’autorité de l’écran et du programmateur, c’est la légitimité de porter les films qui nous touchent, et la curiosité de découvrir quelque chose qu’on n’irait peut-être pas voir a priori. C’est un endroit précieux et unique en son genre : c’est la possibilité que puissent se côtoyer dans une même salle (voir dans une même séance) des films fait à partir d’une pellicule super 8mm qui a été enterrée sous terre, des séances de court-métrages entrecoupés de tirage de cartes de tarot, du cinéma muet en noir et blanc, des expérimentations sonores, des films d’archives militants ou encore des classiques cinéphiles de tous les pays du monde.

 

Claire : Comme j’ai pu commencer à l’énoncer précédemment, je crois que Videodrome 2 symbolise un contre-exemple. Un possible. Quand nous avons créé ce lieu, personne dans le monde du cinéma, le monde “légitime” (l’industrie, l’institution), n’y croyait. C’est un lieu aujourd’hui reconnu. Pour moi plus personnellement, il a signifié beaucoup. Beaucoup de joies et de liberté. D’enthousiasme et d’émulation. Et de nombreux sacrifices. Après avoir œuvré pendant 10 ans à sa structuration, son développement, sa programmation aux côtés de mes complices, j’espère l’année qui vient retrouver le désir premier de cinéma, le voir comme le montrer, et continuer à nourrir ce projet autrement, d’un autre endroit (bénévole !), de mes compétences et en continuant d’investir cette question du cinéclub comme espace de travail du cinéma avec d’autres que moi. Et porter cette idée. Avec plus de légèreté ! Et pourquoi pas ailleurs. Videodrome 2 entre de bonnes mains, quoi qu’il advienne, je pourrai me dire : nous avons fait quelque chose. 

 

Références

[1] V. https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/il-etait-une-fois-le-videoclub-1307401.  

 

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La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

Dix ans après la sortie de son film Under the Skin (2013), le dernier long-métrage du réalisateur britannique Jonathan Glazer est actuellement au cinéma – et c’est un succès public. La Zone d’Intérêt (2023) n’a pas manqué pour autant de susciter son lot de critiques, d’exciter quelques détracteurs et moralisateurs, ranimant aussi au passage le très intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. À titre personnel, le Grand Prix du Festival de Cannes 2023 m’a littéralement sidéré, pétrifié. Aussi, c’est une chronique résolument enthousiaste qui suit ; les dénigreurs du film, passez votre chemin.

Si la personne de Rudolf Höss vous est inconnue, c’est une raison suffisante pour aller voir La Zone d’Intérêt. Nommé d’après l’espace d’environ 40 kilomètres carrés qui entoura le plus grand camp de concentration et d’extermination de l’État nazi à Auschwitz, le film nous expose le traintrain quotidien de la famille Höss. Depuis l’expulsion de Polonais et Juifs de ce territoire, du Interessengebiet en allemand, les Höss y mènent une vie bourgeoise tout ce qu’il y a de plus paisible. La vie rêvée de leur jeunesse, le bonheur du foyer familial dans une villa au jardin merveilleusement fleuri, dotée d’une piscine et même d’un toboggan pour les enfants. La vie rêvée certes. La vie promise aussi, par Hitler lui-même se rappelle Hedwig, l’épouse de Rudolf qui officie froidement en maîtresse de maison. Occuper leur « espace vital », leur Lebensraum, n’était-ce pas ce qu’on leur avait demandé, ce qu’on leur avait promis ? Lors de sa première visite, la mère d’Hedwig ne cache pas sa fierté et son bonheur pour la situation de sa fille. Flânant toutes les deux dans le jardin, celle-ci s’impatiente doucement de la pousse des plantes bordant le haut mur qui s’étend tout le long de la propriété et qui ne le recouvrent encore qu’insuffisamment à son goût. On peut le comprendre. Juste derrière ce mur, se dressent les bâtiments austères du complexe d’Auschwitz et leurs terribles cheminées dont Rudolf Höss a la charge. Bon père de famille, doux et attentionné, Höss fait par ailleurs preuve d’une détermination et d’un sérieux sans faille dans l’exercice de ses fonctions de commandant du camp d’Auschwitz. Il connaît bien son métier, et sait son importance dans la marche de la guerre menée par l’Allemagne nazie. C’est donc avec grand professionnalisme qu’il accueille chez lui, dans son salon, des industriels – tout aussi professionnels – venus lui présenter des plans de fours crématoires et leurs caractéristiques techniques. Pourtant, la politique d’extermination des Juifs s’intensifiant, certains doutent de sa capacité à bien administrer Auschwitz dans ces nouvelles conditions. Il est finalement envoyé à Oranienburg au nord de Berlin et remplacé au poste de commandement du camp. C’est un revers pour lui, bien qu’il parviendra sur demande de son épouse à conserver l’agréable villa de la zone d’intérêt pour sa famille. Le confort et les privilèges ont la peau dure… Convaincu d’avoir les épaules de l’emploi, il n’attend néanmoins qu’une chose : être renvoyé à Auschwitz pour mener à bien son travail et retrouver sa famille.

La première originalité de La Zone d’Intérêt tient évidemment à sa manière d’envisager, de présenter la Shoah : à savoir par le point de vue d’un de ses exécutants, de l’une des chevilles ouvrières du génocide des populations juives ; par l’angle du criminel nazi. Glazer explique qu’il voulait « que le spectateur soit mis en position de s’identifier non avec les victimes, mais avec les bourreaux »(1). A cet égard, le film ne manque pas sa cible, loin de là. Très rapidement et pour autant discrètement, presque à notre insu, le réalisateur nous introduit dans l’intimité familiale de Rudolf Höss. Cette introduction se fait d’autant plus facilement que sa famille apparaît à première vue relativement quelconque, rien de plus qu’une famille bourgeoise, bien rangée, dont les conditions du bonheur semblent réunies. À première vue encore – et j’insiste sur la chronologie, le père laisse presque une bonne impression ; c’est avec une voix charmante qu’il s’adresse à sa femme et à ses enfants ; c’est un personnage calme, reposant ; finalement presque banal… À dessein ou non, je n’en sais rien, le film conduit à s’interroger sur le concept de « banalité du mal » développé par Hanna Arendt lors du procès Eichmann en 1961. Pour autant, l’absence de pensée, d’autocritique que la philosophe relève en la personne d’Adolf Eichmann semble inapplicable au commandant du camp d’Auschwitz. Höss est un national-socialiste et antisémite convaincu, pleinement conscient de sa mission génocidaire. Dans son autobiographie rédigée dans l’attente de son procès au sortir de la guerre, il dit même avoir conçu des doutes quant à la « solution finale », doutes qu’il ne pouvait se permettre d’exprimer(2). S’il exécutait certes les ordres de la hiérarchie nazie, il est d’une évidence irrésistible que ce fou furieux savait pertinemment ce qu’il accomplissait à Auschwitz, c’est un truisme que de l’affirmer. L’idée d’Arendt et la mise en scène de Glazer ont toutefois tous deux, à mon sens, le mérite de souligner l’existence humaine de ces monstres, leur apparente normalité, rendant ainsi l’indicible de la Shoah moins inaccessible, moins insaisissable. D’une certaine façon, cette approche le rend bien plus terrifiant. Le survivant polonais d’Auschwitz Józef Paczyński, décédé en 2015, fut le coiffeur de Höss durant sa détention au camp de concentration ; selon ses propres mots : « Höss était un homme tout à fait normal »(3).

La deuxième originalité du film réside dans sa forme. C’est elle qui constitue en réalité le tour de force de Glazer. C’est elle qui progressivement, pas à pas, scène après scène, élimine, dégorge, expulse la normalité, la banalité du visage de l’officier nazi et de celui de sa femme ; qui ruine l’apparence de paisibilité, la parodie de bonheur du petit microcosme Höss de la zone d’intérêt ; pour, finalement, en afficher toute la monstruosité. C’est un tour de force car, pour y parvenir, le réalisateur ne recourt à aucun des ressorts « classiques », pourrait-on dire, de la représentation des horreurs de la Shoah. Encore une fois, le film se concentre quasi exclusivement sur la vie professionnelle et familiale du commandant Höss. En première analyse, les victimes, Juifs et autres détenus du camp d’Auschwitz ne semblent tout simplement pas être le sujet. D’ailleurs, et c’est éloquent, le terme juif n’est prononcé pour la première fois que tardivement, dans la bouche d’Hedwig, et pour désigner d’une façon tout à fait anecdotique ces personnes enfermées et assassinées derrière le mur de son jardin ; ces voisins, de fait. Ces victimes et l’indicible de leur condition finiront pourtant par être omniprésents. Pour ce faire, Glazer convoque une multitude d’outils cinématographiques, tous dirigés au service d’un effet de style : la suggestion ; le hors-champ. Aucune des atrocités perpétrées dans le camp d’Auschwitz n’est directement portée à l’écran ; pourtant, tout, en permanence, les suggère. Le dispositif sonore avant tout. Les banalités du quotidien de la famille Höss sont accompagnés d’un brouhaha continu émanant de l’autre côté du mur et ponctué des sourdes détonations de fusils, des réprimandes et menaces des kapos, des cris des victimes, du bourdonnement des fours, du hurlement lancinant des sirènes… Toute une série de détails participent ainsi à l’effet de suggestion. Tandis que les domestiques sont autorisés à choisir un vêtement d’une pile d’habits apportée un beau jour à la villa, Hedwig elle se prélasse devant son miroir dans une belle fourrure. On recycle sans vergogne les effets personnels des déportés. Sans surprise d’une certaine façon, quand on voit l’un des fils jouer avec des couronnes métalliques. À bien y regarder d’ailleurs, ces enfants ne semblent pas des plus épanouis. Le dispositif scénographique et le travail des caméras visent eux aussi la même fin suggestive. Le domicile familial est ainsi examiné sous toutes ses coutures. Les caméras nous emmènent dans toutes les pièces, à toute heure de la journée, avec un calme et une méthode qui ne peuvent laisser indifférent, pourvu qu’on y prête attention. On finit par comprendre que dans la zone d’intérêt on tue des Juifs comme on administre sa maison ; on les tue avec la même attention minutieuse qu’on porte à son jardin ; on les tue avec la même méthode routinière qu’on emploie pour éteindre les lumières de sa maison. On finit par être happé par cette suggestion provoquée et permanente. Elle nous dérange, elle nous embarrasse, elle nous terrifie. Le message est bien présent ; autant que le malaise.

Alors certes, on identifie bien vite l’usage de l’hors-champ et son développement tout au long du film peut susciter certaines longueurs. La sophistication et la grande maîtrise de l’art du cinéma qui l’accompagnent n’en demeurent pas moins remarquables. Et quant à Sandra Hüller et Christian Fiedel, leur jeu est tout simplement stupéfiant. Pour finir, La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer a une dernière vertu : celle de relancer le fort intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. Que peut-on peut montrer de l’horreur absolue du génocide perpétré par le régime nazi ? Peut-on seulement le faire ? Et si l’on décide de le faire, comment le fait-on ? En réalité, les films qui traitent de cette déchirure de l’Histoire sont désormais légion et la controverse reste ouverte. C’est là sans doute une bonne chose. Du pionnier Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais, de l’immense Shoah (1985) de Claude Lanzmann en passant par le multi-oscarisé La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, tant de films se sont risqués à porter l’indicible à l’écran. Je suppose que rares sont ceux qui s’en sont seulement approchés. Dans mon expérience personnelle, La Zone d’Intérêt est de ces quelques films tant son style suggestif et malaisant regorge de puissance évocatrice. C’est pourquoi la critique que j’ai pu voir poindre selon laquelle il s’agirait d’un film dangereux, ne montrant pas ce qu’il serait plus que jamais nécessaire de montrer, est tout à fait ridicule et antiartistique. Glazer n’esthétise aucunement la Shoah, pas plus qu’il ne la relativise ou en tire une quelconque fiction. En cela, il s’inscrit d’ailleurs d’une certaine façon dans l’héritage lanzmannien, selon lequel « la mort de milliers de Juifs dans les crématoires défie à la lettre toute représentation, défie toute fiction ». Avec une approche artistique originale, il ne tait rien de l’horreur de la Shoah mais l’expose différemment. Son film et son parti pris sont donc tout à fait légitimes. Alors que Claude Bloch, un des derniers rescapés français d’Auschwitz est décédé le 31 décembre dernier, La Zone d’Intérêt est un succès bienvenu. À voir absolument. 

Références

(1)V. son entretien dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/01/30/jonathan-glazer-cineaste-de-la-zone-d-interet-nous-avons-besoin-que-le-genocide-ne-soit-pas-un-moment-calcifie-de-l-histoire_6213820_3246.html.

(2) Un passage cité par le média allemand NDR : https://www.ndr.de/geschichte/auschwitz_und_ich/Rudolf-Hoess-Der-Lagerkommandant-von-Auschwitz,hoess102.html ; l’autobiographie est publiée en version française aux éditions La Découverte : https://www.editionsladecouverte.fr/le_commandant_d_auschwitz_parle-9782707144997

(3) Cf. l’article de NDR. 

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BATTLE ROYALE de Kinji Fukasaku, une dystopie macabre dans un Japon décadent

Chronique

BATTLE ROYALE de Kinji Fukasaku, une dystopie macabre dans un Japon décadent

Aux origines de jeux vidéo tels que Call of Duty ou de la série de films Hunger Games, on trouve le film culte et testamentaire du réalisateur nippon Kinji Fukasaku : Battle Royale. Une dystopie nihiliste et macabre dans un Japon décadent et en perte de repères, désignée par Quentin Tarantino comme l’un des films qu’il aurait lui-même aimé faire.

De Battle Royale je ne savais rien, si ce n’est qu’il est communément décrit comme un film culte. Si j’avais déjà dû croiser le nom de Fukasaku quelque part, je n’y associais aucun film en particulier. Logique puisqu’en réalité je ne connais pas grand-chose du cinéma japonais – pourtant si riche. Je me souviens toutefois bien de ma première (vraie) rencontre avec celui-ci : c’était à la Cinémathèque française pour une séance à 1€ dans le cadre d’une rétrospective de l’œuvre d’Akira Kurosawa (1910-1998). J’y découvrais le quasi mythique Rashômon (1950) d’un réalisateur surnommé « l’Empereur » par ses pairs et dont la Cinémathèque nous dit qu’il ouvrit alors les portes de l’Occident au cinéma japonais… Rien que ça. J’étais évidemment conquis, à tel point que je m’empressais d’y retourner pour voir le monumental Ran (1985), une séance inoubliable. Bref, voilà pour la première rencontre.

La deuxième, c’est le superbe cinéma associatif Videodrome 2(1) de Marseille qui me l’a proposée en diffusant le fameux Battle Royale de Fukasaku, adaptation d’un roman du même nom de Kōshun Takami (1999), dans le cadre d’une programmation consacrée aux teens movies. Celles et ceux qui ne connaissent pas encore le film ont peut-être entendu parler du genre de jeu vidéo qui en a adopté le nom (PUBG, Fortnite ou encore Call of Duty en sont quelques exemples). Ceux-là auront compris que, de la Battle Royale de Fukasaku, les spectateurs eux-mêmes ne reviennent pas indemnes.

Le ton est donné dès les premières secondes du générique qui s’ouvre sur le rythme trépidant et sinistre du Dies Irae du Requiem de Verdi. Une messe des morts en guise d’introduction… Sous les coups lourds de la grosse caisse et des timbales, on suit une cohorte de journalistes surexcités se ruer vers un groupe de militaires dans un tohu-bohu complet. On aperçoit alors, progressivement, l’objet de toute cette agitation : une jeune fille, doudou à la main, recouverte de sang et souriant diaboliquement de toutes ses dents. La voici, la survivante de la dernière Battle Royale, jeu de survie grandeur nature décrété par les pouvoirs publics dans un Japon futuriste, décadent et en perte de repères. C’est là l’ultime recours pensé pour contrer l’effondrement de l’autorité des adultes sur la jeunesse dans un contexte de crise politique, économique et morale. Tous les ans, une classe d’élèves tirée au sort est conduite sur une île déserte où les jeunes gens disposent précisément de trois jours pour s’entretuer, un seul d’entre eux pouvant repartir vivant de cet infâme massacre. Cette fois-ci, c’est l’ancienne classe du professeur Kitano qui est choisie, ce dernier s’étant retiré de l’enseignement après avoir été attaqué au couteau par l’un de ses élèves. Pensant partir pour leur voyage de fin d’année, les adolescents se réveilleront dans un semblant de salle de classe pour des retrouvailles lugubres avec Kitano. Une fois les règles du jeu posées et quelques exemples faits, chacun recevra un grand sac contenant quelques vivres, une carte et une arme – allant du fusil-mitrailleur au taser en passant par la hache, la serpette ou encore un couvercle pour casserole. Que le jeu commence…

Le thème de la violence est omniprésent dans ce film testamentaire de Kinji Fukasaku, âgée de 70 ans lors de sa sortie et décédé en 2003 au début du tournage d’une suite qui ne connaîtra pas la même célébrité. Le réalisateur japonais affronta d’ailleurs cette violence dès son adolescence alors qu’il travaille dans une usine d’armement pendant la Seconde Guerre mondiale. Explorant et travaillant le sujet au fil de sa carrière, c’est avec l’expérience d’un réalisateur célèbre de films yakuzas qu’il porte la violence à son paroxysme dans Battle Royale. Elle se loge partout ! Dans les combats évidemment, où une violence déjà débridée se trouve encore exaltée par l’adolescence de ses sujets. Dans la musique, avec la violence orchestrale et vocale de Verdi en ouverture. Dans le choix des plans et la représentation des adultes également. Dans les histoires personnelles des élèves encore, tous peu ou prou aux prises avec un passé ou un présent traumatiques.

Derrière ce chaos de violence, Fukasaku met en scène ainsi les émois de l’adolescence – autre grand thème du film. Un fil conducteur qu’il développe – parfois avec un humour savoureux – à travers les multiples personnalités des élèves interprétés avec talent par un groupe de jeunes acteurs. Parmi les meilleurs clichés, on retrouve ainsi l’adolescent puceau qui, sentant sa fin approcher se met en quête de l’ultime expérience sexuelle – au risque d’une émasculation impitoyable… Les filles ne sont pas en reste et certaines, se prêtant finalement de bon cœur au jeu, en profitent pour liquider des querelles de jalousie.  

Tout bien pesé, Battle Royale est un film réussi dont le vif succès ne réside pas seulement dans le suspens angoissé d’un thriller bien ficelé. Il s’explique sans doute aussi par la critique, lancée en toile de fond, des vices et risques de la société japonaise et d’une éventuelle « guerre des générations » opposant jeunes et adultes. « Qu’est-ce qu’un adulte pourrait dire à un enfant maintenant ? » s’interroge Takeshi Kitano à la fin du film. L’acteur, réalisateur et artiste au identités multiples est enfin l’une des raisons certaines du succès du film tant Kitano excelle dans le rôle du professeur blasé à mort et tyrannique.

Pour ma part, je me souviendrai du Battle Royale de Fukasaku comme d’un fier représentant de l’art de la discordance, parvenant à superposer certains des plus beaux airs de la musique classique à des scènes d’une violence inouïe, pour un résultat d’une beauté dérangeante. En cela, ce film m’a immanquablement fait penser au chef-d’œuvre (à mes yeux) de Werner Herzog, Leçons de ténèbres (1992), à cela près que le réalisateur allemand y filme des scènes bien réelles. Battle Royale est grotesque et génial à la fois. À voir absolument.

Références

(1)https://www.videodrome2.fr.

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L’intelligence artificielle, une stimulation bienvenue

JOEL SAGET AFP
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L’intelligence artificielle, une stimulation bienvenue

Entretien avec Cédric Villani
D’un abord mystérieux, voire décourageant pour le profane, l’intelligence artificielle n’en demeure pas moins porteuse de promesses et d’enjeux immenses, que l’on parle en termes éthiques, économiques ou sociaux. Fondamentalement, elle constitue une question de société qui se pose – en réalité s’impose – à chacune et à chacun de nous. Cédric Villani, auteur d’un rapport phare sur l’IA publié en 2018, en est un expert et obersvateur privilégiés. Dans cet entretien, le mathématicien et ancien député nous invite à garder l’IA à sa place, dans un esprit positif et critique.

Photo : (c) Fabien Rouire

Le Temps des Ruptures : Votre intérêt pour l’intelligence artificielle ne date pas d’hier. Adolescent, elle vous passionnait déjà. Depuis lors, sous votre double casquette d’homme scientifique et politique, vous êtes devenu une référence en la matière. Quel regard portez-vous sur cet itinéraire et comment envisagez-vous la suite ?
Cédric Villani : 

Un itinéraire inattendu, sur un sujet inattendu, dans un contexte inattendu. Certes, je me passionnais, adolescent, pour les développements de l’IA sous la plume du grand vulgarisateur Douglas Hofstadter, mais mes choix de recherche, en physique mathématique statistique, semblaient m’en éloigner complètement, et je considérais le sujet de l’IA comme encalminé. Et puis, le domaine a changé de forme, mon activité s’est élargie, c’est avec surprise que j’ai vu l’IA se ré-inviter dans ma sphère théorique — mon périmètre de recherche intersecte celui de l’IA dans le domaine dit des réseaux adversariaux[1] — puis dans mes activités de vulgarisateur, et enfin politiques. La mission que m’ont confiée le Président de la République et le Premier ministre, en 2017, a été l’occasion de me plonger au cœur du débat et depuis j’y ai occupé une posture d’observateur privilégié, pas naïf en matière de sciences et technologies, mais pas non plus directement impliqué dans la programmation ou le développement de l’IA. C’est une posture qui me va bien, en permanence en train d’écouter et de prendre la parole. L’arrivée de ChatGPT a fait passer le débat public à un nouveau niveau d’intensité, je l’ai senti arriver ! Aujourd’hui ce sujet concerne presque la moitié de mon activité publique — débats, formations, conférences, ici et là en France et ailleurs, et l’occasion d’interagir avec des milliers de personnes intéressées.

Le Temps des Ruptures : En 2018, en tant que député, vous avez rédigé un rapport phare sur l’intelligence artificielle qui vous a confronté à la difficulté de définir la notion de façon satisfaisante. À défaut d’une telle définition, quelles vous semble être aujourd’hui ses applications les plus bénéfiques et prometteuses pour nos sociétés ?
Cédric Villani : 

Des applications bénéfiques, vous avez l’embarras du choix : le logiciel qui vous indique comment aller de tel café à telle salle de séminaire en moins d’une demi-heure, par les transports en commun dans une ville où vous n’aviez jamais mis les pieds. Ou comment trouver avec votre moteur de recherche Internet, une information utile pour votre conférence. Ou comment comprendre ce qui se dit dans une langue que vous n’avez jamais apprise, grâce la fonction de traduction automatique sur les réseaux sociaux… Ce sont des applications considérables ! Vous me direz… mais ce n’est pas de l’IA ! Je vous répondrais bien sûr que si, ce sont des tâches autrefois réservées aux humains (qui connaissaient les plans, la littérature ou les langues) et désormais à disposition, certes avec moins de précision que les meilleurs experts humains parfois. Mais aujourd’hui ce qui est sous le feu du débat public, et qui vaut qu’on parle d’IA matin et soir dans les médias, ce ne sont pas ces applications, ce sont les succès des IA basées sur l’apprentissage statistique par réseaux de neurones, et maintenant, plus spécifiquement encore, des IA génératrices de textes ou d’images, basées notamment sur le concept de transformeur. On voit bien ici à quel point le terme est flou. En tout cas, les IA génératives, celles qui vous écrivent sans effort une lettre de candidature pour une élection, un plan pour lutter contre l’isolement ou une synthèse de la presse internationale du matin, elles changeront la donne dans tout ce qui relève du traitement de l’information et de l’écriture de document. C’est très spécifique ! Ne comptez pas sur elle pour résoudre le problème des déchets, des pesticides, de l’alimentation — des choses qui relèvent de la physique, de la biologie, se heurtent sur le mur de la réalité matérielle. Mais c’est beaucoup, à une époque où tant de choses dépendent de la parole, depuis votre carrière professionnelle jusqu’aux déclarations de guerre. L’IA peut aider à convaincre, à présenter une situation, à récolter des crédits, à remplir des formulaires de demande de subvention, à programmer une application etc. Les travaux de Naomi Oreskes ou David Chavalarias ont largement démontré l’abondance, l’audace et l’influence de l’action des groupes de pression, laboratoires d’idées, agences de communication, représentant d’intérêts et autres, pour peser dans les décisions publiques sur des sujets aussi variés que le tabac, les pluies acides, l’armement ou la transition écologique : si ces outils peuvent avoir tant d’impact négatif, ils peuvent aussi, entre les bonnes mains, avoir un impact positif. Aujourd’hui il est plus souvent négatif que positif, mais c’est bien une question de volonté ! Et ce qui est certain, c’est que, dans un monde où les rapports de puissance et de domination ont été bien souvent obtenus au détriment de l’écologie, les acteurs dominants utiliseront la technologie en priorité pour défendre leurs intérêts.

Le Temps des Ruptures : Dans votre rapport de 2018, vous avez formulé une série de recommandations aussi précises que variées. Quel bilan faites-vous de leur mise en œuvre ?
Cédric Villani : 

Je suis fier de ce rapport dont la réussite a reposé sur plusieurs ingrédients clé : une équipe pluridisciplinaire travaillant en grande confiance, des auditions extrêmement vastes menées en contradictoire, une mise en scène du rapport lui-même à travers colloques et conférences, et enfin une adhésion du gouvernement dès le démarrage. Pourtant le bilan est contrasté. Le gouvernement a fait des efforts pour la mise en œuvre, réussissant certains sujets et d’autres pas du tout. Prenons les dix recommandations que nous avions choisies pour résumer l’ensemble. Je peux dire que certaines ont été bien mises en œuvre : mise en place d’un comité d’éthique, des instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle (3IA), de capacités de calcul (je pense aux calculateurs Jean Zay et Adastra). D’autres, à moitié : une politique de données ouverte et protectrice, une insistance sur quatre secteurs industriels stratégiques, améliorer l’efficacité de l’État grâce à l’IA. Pour le reste — efficacité de l’État grâce à l’IA, bacs à sable d’innovation, laboratoire de l’évolution du travail, réduction de l’empreinte écologique de l’IA, résorption de l’inégalité entre hommes et femmes en IA — on n’a quasiment aucun résultat visible. Et sur la cruciale question européenne, cela piétine ! Certains objectifs ont été atteints, d’autres pas du tout — comme le doublement des promotions d’ingénieurs IA, lointain objectif. Si le gouvernement n’est pas parvenu à boucler la feuille de route, ce n’est pas par mauvaise volonté — parfois c’était de la viscosité administrative, parfois un manque de prise, parfois une reculade face à des problèmes politiques. En matière d’IA, les problèmes sont bien plus du côté humain que du côté technique !

Le Temps des Ruptures : On sait qu’en matière d’intelligence artificielle la France et l’Europe sont à la traîne par rapport aux concurrents américains et chinois. À cet égard, que vous inspire les récentes annonces d’investissements de Xavier Niel qui entend faire émerger « un champion européen de l’IA » ?
Cédric Villani : 

Les déclarations de Xavier Niel vont résolument dans le bon sens quand il insiste sur la mobilisation européenne — seule adéquate sur ce sujet pour des questions de taille de marché, de quantité de ressources disponibles, également susceptible d’incarner un grand projet de société motivant pour le monde de la recherche —, sur l’investissement dans les salaires, et sur la collaboration avec le monde du logiciel libre. Sur ce dernier point il est en phase avec le chercheur français vedette Yann Le Cun. Je suis toujours de très près les positions de Yann, à la fois l’un des plus grands chercheurs en matière d’IA, mais aussi l’un des rares qui a su garder son sang-froid et son discernement face à la pression et le chaos qui ont envahi le domaine en même temps que les milliards et les annonces de rêves.

Le Temps des Ruptures : Le développement de l’intelligence artificielle s’est accéléré ces dernières années, poussant les autorités publiques – nationales, européennes et internationales – à penser sa réglementation. Quelle est l’échelle pertinente pour ce faire et qu’attendez-vous des divers législateurs ?
Cédric Villani : 

Cette accélération est surtout visible, grâce au succès surprenant d’une technologie particulière — les grands modèles de langage — qui n’a que cinq ans. Mais elle ne doit pas occulter les réalisations spectaculaires de l’IA qui ont précédé — applications de recherche d’information, de repérage et guidage, de traduction, de lecture, etc. Si ChatGPT est si marquant c’est qu’il s’invite dans notre quotidien et que l’on peut l’expérimenter sur des tâches qui nous sont très familières ; mais pour les spécialistes, le remue-ménage n’est pas forcément plus grand que le choc subi il y a une dizaine d’années quand les réseaux de neurones se sont imposés. Je vous rappelle aussi que l’on ne voit toujours pas précisément quel est le modèle économique qui sera bâti autour de ces grands modèles. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut garder la tête froide en même temps qu’arrive cette nouvelle évolution très marquante. Dans un sujet aussi pragmatique et expérimental, il faut accepter que la réglementation soit aussi changeante et pragmatique. Certains domaines sont déjà sur-régulés — c’est le cas des données de santé, ce qui a des conséquences néfastes en matière de développement de projet et cause bien plus d’effets négatifs que positifs. Toutes les échelles sont pertinentes, et pas seulement au niveau législatif. Je participe d’ailleurs, en tant qu’expert invité, à un exercice remarquable, la Convention citoyenne sur l’Intelligence artificielle voulue par la métropole de Montpellier, pour proposer des lignes de conduite, bonnes pratiques et gardes-fous en la matière à l’échelle métropolitaine. Je souhaite enfin insister, lourdement, sur le fait que l’Europe est déjà très régulée par rapport aux autres continents, que des comités éthiques et des chartes pertinentes se sont multipliées à toutes les échelles ces dernières années, et que le facteur limitant bien plus urgent maintenant, c’est de progresser sur les moyens de mise en œuvre, aussi bien le développement de l’IA que les moyens de son contrôle — des ressources humaines, des ingénieurs qualifiés, des personnes en charge du contrôle, de l’audit, de la recherche, etc.

Le Temps des Ruptures : En juin dernier, le Parlement européen a adopté en l’amendant la législation sur l’intelligence artificielle proposée par la Commission européenne en 2021. Les eurodéputés ont élargi la liste des pratiques interdites, ajoutant notamment les systèmes d’identification biométriques « en temps réel » dans l’espace public. Dans le même temps, la loi relative aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, adoptée par l’Assemblée nationale en mai 2023, autorise la vidéosurveillance dite « augmentée » laquelle est basée sur un système d’intelligence artificielle. Cette mesure vous parait-elle légitime ? Ne faut-il pas s’inquiéter de la prolifération des technologies de surveillance ?
Cédric Villani : 

La prolifération des technologies de surveillance est un fait majeur de notre société, mais elle n’a pas attendu l’IA. Voilà bien des années que les révélations de Snowden, publiées par Assange, ont démontré que la NSA et le FBI pratiquent l’espionnage international à une échelle industrielle, aussi pour les affaires économiques. Sur ce sujet, ce qui m’inquiète le plus n’est pas tant la technologie utilisée, que son usage et la personne qui la pratique. Pour le dire crûment : cela me rend plus nerveux d’être espionné avec des technologies classiques, par quelqu’un qui n’est pas mon ami, sans mandat ni contrôle démocratique, que de savoir qu’une personne en qui j’ai confiance utilise une technologie perfectionnée, dans un cadre bien défini, pour me contrôler. Et donc, si le prestataire pour les JO est un prestataire en qui j’ai par ailleurs des raisons d’avoir confiance, au plan technique et éthique pourquoi pas. Maintenant, il est de plus en plus clair que ces JO ont été préparés au mépris de toute ambition écologique, malgré les bonnes paroles, et que c’est un événement qui fera plus de mal que de bien à la planète et à l’humanité… mais c’est un autre débat.

Le Temps des Ruptures : Toujours sur le règlement européen, celui-ci autorise désormais l’usage de systèmes d’intelligences artificielles pour la mise en œuvre des politiques migratoires de l’Union. Quelles pourraient être les dérives d’un tel usage ? Comment parvenir, plus généralement, à une règlementation de l’intelligence artificielle qui protège et promeuve les droits humains ?
Cédric Villani : 

Franchement, ne croyez pas que c’est la technologie qui va protéger et promouvoir les droits humains. Le plus souvent la technologie renforce les jeux et rapports de pouvoir. La seule chose qui peut protéger les droits humains, c’est notre volonté politique de le faire. Et quand on observe les débats politiques aujourd’hui à travers le monde, il y a de quoi être inquiet. D’une part, le numérique et l’IA se sont avérés extraordinairement efficaces pour renforcer la domination des régimes autoritaires sur leur population. Voyez la Chine ! D’autre part, même dans les démocraties occidentales, la technologie numérique a proposé une tentation de dérive quant au contrôle de la population. Voyez les États-Unis. Le remède est à chercher du côté politique, bien plus que technologique. Et dans la bonne conception des outils, plus que dans la réglementation (design is politics).

Le Temps des Ruptures : Au stade actuel enfin, avons-nous suffisamment de recul et de contrôle pour faire un usage aussi extensif de l’intelligence artificielle que les politiques publiques le prévoient ? Êtes-vous optimiste ?
Cédric Villani : 

Comment voulez-vous avoir suffisamment de recul, dans un domaine où les avancées viennent comme des chocs, non seulement pour les politiques, mais aussi pour les experts eux-mêmes ? Il faut accepter qu’on est dans l’expérimentation. Et l’IA m’empêche moins de dormir que d’autres sujets terribles du moment. Le dérèglement climatique, la 6e extinction de masse, les sécheresses qui se profilent, la pénurie de compétences, l’épidémie de solitude, le réarmement mondial, la guerre ici et là, les coups d’État, l’élection de Javier Milei… Franchement, les sujets horribles semblent se donner la main pour faire une ronde autour de nous ! Alors il est important de garder l’IA à sa place : un sujet passionnant qui mérite un investissement conséquent, mais qui ne doit pas obscurcir, ni en termes de débat public, ni en matière d’investissement, les problèmes bien plus graves et aigus du moment. Et l’IA, malgré les risques et inquiétudes légitimes, est aussi un sujet passionnant, l’occasion de regarder en face certains de nos biais et d’apprendre sur notre humanité, de progresser sur la structure même du savoir, de défricher certains nouveaux horizons scientifiques, c’est une stimulation bienvenue.

Références :

[1] Type d’algorithme utilisé dans l’intelligence artificielle

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Ce monde a besoin d’artistes #1

Culture

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Robert KINO, allégorie de la pistache
Le Temps des Ruptures part à la découverte d’artistes, passionnés et engagés, pour mettre en avant leur travail et souligner leur importance. Robert Kino, qui vient de sortir son nouvel EP « allégorie de la pistache », ouvre le bal.
Le Temps des Ruptures : Salut Félix (alias Robert Kino), ton dernier EP (extended play) vient de sortir, il s’appelle « ALLÉGORIE DE LA PISTACHE » et c’est un vrai bijou. Ou une pistache, j’hésite encore. Mais alors, qu’est-ce que ce petit fruit à tes yeux, toi qui en plus d’être un musicien se trouve être un cuisinier de profession ? 
Robert Kino :

La pistache, c’est un fruit délicieux mais qui, dans sa forme la plus courante, nécessite d’être épluchée. Pour moi, elle illustre parfaitement un concept de la vie : les hauts et les bas. Les hauts, c’est déguster le fruit, et les bas, c’est le décortiquer. Le propos de mon EP, c’est que, dans la vie, il faut accueillir les bas pour pouvoir pleinement apprécier les hauts, parce que ce sont ces bas qui créent du contraste, et je crois que sans contraste, la vie devient ennuyante.

Le Temps des Ruptures : Musicalement, j’avoue que tu m’épates. Tu composes, tu chantes, tu joues de plusieurs instruments (combien dans l’EP d’ailleurs ?), tu enregistres (dans ton placard m’a-t-on dit) ! Bref, tu fais tout et ça sans aucune autre formation que la tienne, un parfait autodidacte. Comment t’est venue l’envie de jouer et de composer de la musique ? Comment t’es-tu instruit ? 
Robert Kino : 

J’ai commencé la guitare quand j’avais 10 ans, et c’était bien trop dur pour l’enfant impatient et capricieux que j’étais donc j’ai d’abord abandonné, puis je me suis rabattu sur le ukulélé. C’est avec cet instrument que j’ai fait mes premières compositions. J’ai toujours écouté beaucoup de musique (ma soirée de rêve quand j’avais 8 ans : faire du air guitar sur du gros Korn dans ma chambre), mais arrivé au lycée, j’ai découvert un monde avec les chaînes YouTube comme TheSoundYouNeed ou Majestic Casual. Je me faisais aussi les discographies de groupes comme Pink Floyd, Led Zeppelin ou Supertramp. À l’époque je me suis demandé ce que ça donnerait de fusionner la musique électronique et le rock des années 70 et c’est à ce moment-là que j’ai investi dans le classique home-studio starter pack, à savoir ordinateur, carte son, clavier MIDI, micro et enceintes. J’étais plutôt mauvais, et sur le papier il y avait pas mal de chances pour que j’abandonne également, mais étonnement je n’ai jamais arrêté depuis. C’était la première fois que je me plongeais autant dans une discipline et qu’elle ne me lassait pas au bout de deux semaines. Dans l’EP, je chante, joue de la guitare, du ukulélé, de la basse et du piano, mais il n’y rien de très compliqué. Je ne me considère même pas musicien en réalité mais plutôt compositeur. Le truc que j’ai vraiment du apprendre, c’est comment utiliser Ableton, comment réaliser des idées et comment mixer tout ça.

Le Temps des Ruptures : Il y a, me semble-t-il, une dimension très personnelle dans ta musique, dans tes paroles. Et tu la dévoiles avec une forme de légèreté, mêlée d’autodérision, qui rend le tout assez sentimental (je trouve). ALLÉGORIE DE LA PISTACHE nous parle de sentiments ? d’expériences ? 
Robert Kino : 

Les deux. Certains morceaux dans l’EP sont des fictions inspirées d’expériences personnelles, mais elles abordent aussi les sentiments qui vont avec. Les autres chansons parlent directement de moi et sont donc effectivement très personnelles. C’est la première fois que j’utilise vraiment le « je » pour parler de ce que je ressens. Bizarrement avant ça, j’avais beaucoup de mal à écrire à propos de moi, mais cette année, je suis passé par une grosse période de questionnement, donc j’imagine que ça a aidé à débloquer le truc. C’est un projet qui parle beaucoup de moi, et au final je trouve que le fait d’avoir utilisé des personnages et/ou des mélodies légères a rendu la chose beaucoup plus digeste que si j’avais passé 28 minutes à dire que j’étais une merde sur des airs de piano tristes.

Le Temps des Ruptures : Je l’ai évoqué, en plus de la musique, ton terrain de jeu favori c’est la gastronomie, la bonne chère. Qu’est-ce que ces deux disciplines ont en commun pour toi ?
Robert Kino : 

Ce sont deux disciplines qui peuvent être abordées de la même manière. Pour qu’il y ait du fort, il faut qu’il y ait du calme. Pour qu’il y ait de l’acide, il faut qu’il y ait du salé. En fait, en musique, comme en cuisine, il faut chercher l’équilibre avec les nuances.

Le Temps des Ruptures : Ton EP vient tout juste de sortir, mais j’ai tout de même envie de te demander quels sont tes prochains projets et comment tu envisages la suite ? D’ailleurs, est-ce que tu as déjà pensé à donner des concerts (autre part que dans ton placard) ? 
Robert Kino : 

Les concerts, c’est compliqué. Je l’ai dit plus tôt, mais je ne suis vraiment pas musicien. Pour les voix, j’en dois une belle à Auto-Tune, pour les pianos, c’est du MIDI, donc je peux corriger les imperfections à la souris, et pour les cordes, il me faut 3 heures pour enregistrer une boucle de 12 secondes. Donc avant de franchir le cap, il faudra que je me perfectionne techniquement. En tout cas, c’est une idée qui me botte !

J’aimerais beaucoup commencer à créer avec d’autres gens. Que ce soit composer à plusieurs, ou faire de la production pour d’autres artistes. Pour le morceau 5AM, on a composé à deux avec Anaëlle, c’était nouveau pour nous deux mais c’était très enrichissant et on est très fier du résultat !

Sinon, j’ai quelques instrus avec lesquelles je sais pas trop quoi faire et quelques copains qui font de la musique, alors j’imagine qu’il y a quelque chose à faire.

D’une manière générale, ce qui me fait vibrer, c’est de faire la musique que j’aimerais écouter. Alors j’imagine la suite dans la même lancée, mon ordi et moi à la recherche de sons à la fois originaux, sensés et accessibles.

Le Temps des Ruptures : En guise d’au revoir, quelle est ta dernière claque musicale qu’on doit absolument écouter ? 
Robert Kino : 

La dernière claque c’est clairement l’album « Always in a Hurry » de Medasin. J’ai des frissons à chaque fois, il y a tout ce que j’aime. Une batterie bien marquée, des grosses influences jazz et des nappes très aériennes. C’est le parfait mélange entre technique et émotion.

Sinon, plus tôt dans l’année j’ai découvert 100 gecs avec leur album 10,000 gecs et je sais pas trop quoi dire dessus à part que je l’ai beaucoup trop écouté.

 Retrouvez l’artiste sur les réseaux sociaux : 

Instagram : https://instagram.com/robert_kino?igshid=YzAwZjE1ZTI0Zg==

Spotify : https://open.spotify.com/intl-fr/album/3nII4lTSD9Uf4hrK2Uxlt7?si=XLmeSDODQqiNBmIn3Otg3g

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PLEIN SOLEIL, RENÉ CLÉMENT (1960)

Chronique

PLEIN SOLEIL, RENÉ CLÉMENT (1960)

Avis aux nostalgiques de l’été ! Quelle que soit la saison, Plein Soleil est un voyage vers l’Italie, vers les flots enivrants de la Méditerranée et son soleil chaud. Le film culte de René Clément est aussi l’acte de naissance d’une icône du septième art : Alain Delon. Révélé et consacré par Plein Soleil, l’acteur né y apparaît déjà au sommet de son talent.

L’automne étant désormais bien entamé, l’hiver s’approche dangereusement. Pour les éternels nostalgiques de la belle saison, la perspective est difficile sinon pénible. Il n’est pourtant jamais trop tard pour s’échapper des rigueurs de l’arrière-saison, du moins pour s’y employer. Étant nettement de ces nostalgiques, j’ai ressassé mes souvenirs encore ensoleillés de cet été et j’ai eu vite fait d’en saisir un en particulier. La projection dans la Cour carré du Louvre, dans une atmosphère crépusculaire, du film culte de René Clément : Plein Soleil.

Organisée à l’initiative du Festival Paradiso(1), cette séance fut d’abord l’occasion de renouer avec le cinéma en plein air et sa convivialité, que je ne pensais pas si bien établi à Paris et en France par ailleurs. Elle fut surtout une invitation au voyage, en direction de l’Italie, pour suivre les pérégrinations d’un trio fameux du septième art, aussi libre comme l’air que profondément malsain. L’intrigue, René Clément la puise dans le polar Monsieur Ripley (1950) de la romancière américaine Patricia Highsmith et il choisit, pour l’incarner, trois jeunes acteurs depuis lors entrés dans la postérité, l’un d’eux plus que tout autre. À 24 ans, Alain Delon se révèle en effet totalement dans le rôle de Tom Ripley. Individu a priori sans importance, il est engagé par un milliardaire américain pour ramener son fils Philippe Greenleaf – joué par Maurice Ronet – parti pour des vacances mondaines et semble-t-il sans fin en Italie. Tantôt bouffon, tantôt confident, Tom est l’homme à tout faire de l’existence oisive de Philippe et fait rapidement office de conciliateur dans sa relation tourmentée avec sa maîtresse Marge, interprétée par l’actrice et chanteuse Marie Laforêt, décédée en 2019. Le cadre du thriller est posé : un ambitieux subordonné et avide, un nanti frivole et imprudent, une amante fragile et convoitée. Au fil des allées et venues, de Rome à Taormine, et de traversées plus ou moins heureuses sur le magnifique voilier de Philippe, le désir aveugle de Tom se fait grandissant, excité par les humiliations qu’il subit. Sans tarder, une pensée terrible s’impose à son esprit : s’emparer de la place de Philippe. À lui l’argent, le voilier, Marge et les vacances ! Après tout, il les a suffisamment côtoyés pour s’approprier leurs façons précieuses. Parler en maître ? il apprendra. Contrefaire des signatures ? il s’entrainera.

Quelle que soit la saison, Plein Soleil est donc un voyage vers les flots enivrants, parfois inquiétants de la Méditerranée. S’y plonger, c’est aussi remonter aux plus belles années d’une collaboration artistique féconde entre la France et l’Italie, un mariage cinématographique dont découle la production commune d’environ 2000 films(2)  ! Italophone, Alain Delon y contribuera largement puisqu’après Plein Soleil, alors que sa carrière s’envole, il enchaînera les grands succès franco-italiens : Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960), L’Éclipse de Michelangelo Antonioni (1962), Mélodie en sous-sol d’Henri Verneuil (1963), Le Guépard de Visconti encore (1963), Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967), La Piscine de Jacques Deray (1968), Le Clan des Siciliens d’Henri Verneuil de nouveau (1969), ou encore Borsalino de Jacques Deray (1970). Une liste non exhaustive… Franco-italien, Plein Soleil ne l’est pas uniquement par sa production puisque c’est l’immense Nino Rota qui en composera la bande originale. La musique du compositeur de Fellini et de Visconti, de celui qui imprimera dans la mémoire auditive populaire les airs lancinants de la trilogie de Coppola Le Parrain, magnifie déjà dans Plein Soleil les scènes, les visages et les émotions. Et quand les images s’effacent, que les souvenirs s’estompent, ce sont les mélodies qui parfois demeurent et nous accompagnent nostalgiquement.

Nostalgique… Alain Delon doit l’être certainement lorsqu’il repense à ces années glorieuses et leur ribambelle de rencontres et de collaborations. De la vie folle qui sera la sienne, Plein Soleil est l’acte de naissance. Trois ans plus tôt, il n’est encore « que dalle », si ce n’est un quidam revenu d’Indochine. En 1960, il est connu du monde entier ! Cette notoriété, Delon ne l’a pas volée, il l’a conquise bien conscient de son talent et de sa beauté altière. Initialement prévu pour jouer le rôle de Philippe Greenleaf dans Plein Soleil, il parviendra à décrocher celui de Tom Ripley, convaincu d’être le meilleur à cette place. Paradoxalement, à l’entendre, cette vie de conquêtes s’est faite tout naturellement, comme l’application d’un conseil simple prophétique que lui donnera le réalisateur Yves Allégret dans son premier film : « Ne joue pas. Regarde comme tu regardes. Parle comme tu parles. Écoute comme tu écoutes. Fais tout comme tu le fais. Sois toi, ne joues pas, vis ! »(3).  

L’acteur né aime à dire qu’il a été un premier violon dirigé par des Karajan, référence au chef d’orchestre mythique de l’orchestre philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan. Voilà une métaphore qu’on veut bien lui accorder. Les polémiques et propos déplorables n’y changeront rien. Alain Delon est et demeure une icône absolue du cinéma français, un premier violon qui aura interprété parmi les plus belles partitions. Plein Soleil est son premier solo.

Références

(1) https://www.mk2festivalparadiso.com/fr.

(2)  V. https://www.liberation.fr/debats/2019/10/09/france-italie-un-mariage-tres-cinematographique_1756579/ qui revient sur le premier accord officiel de coproduction cinématographique entre la France et l’Italie du 19 octobre 1949.

(3)  Cité dans https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/france-inter/alain-delon-le-monstre-sacre-7676489.

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SANS TOIT NI LOI, AGNÈS VARDA (1985)

Chronique

SANS TOIT NI LOI, AGNÈS VARDA (1985)

Selon la dernière estimation de la Fondation Abbé Pierre, 330 000 personnes vivraient sans domicile en France, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. En 1985, la question des personnes sans domicile émerge à peine dans le débat public. Visionnaire, Agnès Varda signe Sans toit ni loi, l’une de ses œuvres majeures, où l’on suit l’itinéraire aussi libre que violent d’une jeune vagabonde, trouvée morte de froid dans un fossé.

Le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre(1) estime à 4,1 millions le nombre de personnes souffrant de mal-logement en France. 330 000 seraient sans domicile, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. Et le cortège infatigable de crises, sanitaire, économique, migratoire, énergétique n’a fait qu’empirer celle du logement, plus sourde mais bien établie et non moins pernicieuse. Le cadre est posé – du moins celui d’aujourd’hui. Alors quand j’ai vu pour la première fois Sans toit ni loi, Lion d’Or au Festival de Venise et plus grand succès commercial d’Agnès Varda, sorti en 1985 dans un contexte où la question des personnes « sans domicile fixe » émerge à peine dans le débat public et dans lequel le vagabondage et la mendicité constituent tous deux des délits réprimés par le code pénal, je me suis dit que, décidément, la disparition de la cinéaste en 2019 était une perte immense et qu’elle demeurerait, à jamais, l’un des phares les plus brillants du cinéma.

« On veut raconter qu’il y a des gens qui dorment dehors et meurent de froid ». Telle est l’intention de Varda accompagnée dans cette aventure par Sandrine Bonnaire dont le rôle principal lui vaudra, à moins de vingt ans, le César de la meilleure actrice. Ensemble, les deux femmes façonnent le personnage de Mona, une jeune vagabonde trouvée morte de froid dans un fossé. Il s’agit en soi d’un simple « fait d’hiver », une personne de plus, quelconque et inconnue, emportée par les rigueurs de la saison froide. L’incident, insignifiant pour la plupart, est le point de départ du film. En voix off, la cinéaste nous explique avoir rencontré les derniers témoins de la vie de Mona et vouloir reconstituer « les dernières semaines de son dernier hiver ». Et voilà le spectateur embarqué sur l’itinéraire de la jeune routarde, un chemin rude, parfois impulsif, souvent violent, mais toujours libre. Par une succession de flashbacks, on la suit donc parcourir les campagnes et villages du Gard et de l’Hérault, posant sa tente çà et là au gré de rencontres plus ou moins heureuses. Par la voix de celles et ceux qui ont croisé son chemin, le garagiste, la bonne, le berger, le saisonnier, l’universitaire et d’autres encore – pour la plupart acteurs amateurs jouant leur propre rôle – la personnalité de Mona se dessine progressivement, imprévisible et insoumise.

En réalité, le propos du film est double. Sans toit ni loi expose certes, sans fard, la condition de celles et ceux qui « dorment dehors et meurent de froid ». Mais il s’attache tout autant à démontrer que Mona n’est pas une victime, qu’elle ne veut pas l’être et qu’elle refuse de l’être. C’est cette tension que Varda et Bonnaire développent tout le long d’un cheminement apparemment sans but, entre liberté et servitude. Liberté d’aller où l’on veut quand on le veut, de dormir où l’on veut avec qui l’on veut, de travailler quand on l’entend et comme on l’entend. Liberté de fumer des pétards le temps d’une aventure sur la musique de The Doors. Liberté de manger des chichis avec une « platanologue » en écoutant Les Rita Mitsouko. Alors on peut comprendre la réponse de Mona, qui lorsqu’on lui demande pourquoi elle a tout quitté, répond : « la route et le champagne c’est mieux ». À sa liberté, elle a tout donné. Mais une telle liberté est exigeante, trop exigeante. Et la précarité de sa situation, les revers et les épreuves, reviennent sans cesse tel le mouvement d’un lent balancier. Sous le coup des accords dissonants d’un quatuor à cordes, l’on assiste à la détérioration minutieuse et implacable de son état général. Jusqu’à ce que le froid la saisisse.

Grand succès public et critique, Sans toit ni loi est l’une œuvres majeures du cinéma d’Agnès Varda. Avec ce huitième long-métrage, il me semble qu’elle confirme et parfait aux moins trois traits distinctifs de son art. D’une part, la justesse de son regard et la précision de son attention sur la société, ses anonymes et ses démunis. D’autre part, la singularité de son style mêlant une liberté cinématographique exquise, faite d’hasards et d’improvisations, à une très grande maîtrise technique de la narration, des plans et des mouvements. Enfin, en grande figure de la Nouvelle Vague, la confusion de la fiction et du documentaire.

Sur cette dernière note, j’aimerais recommander à celles et ceux qui verront ou reverront Sans toit ni loi, d’associer au visionnage du film, l’écoute d’un épisode de l’excellente émission Les Pieds sur terre de France Culture(2), donnant la parole à un groupe de femmes anciennement sans domicile. Après avoir regardé ensemble le film d’Agnès Varda, elles livrent leurs propres expériences et nous mettent face à face avec le devoir d’humanité, que les chiffres de la Fondation Abbé Pierre ne suffisent manifestement plus à éveiller.  

Références

(1)https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/28e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2023.

(2)https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/lire-et-cine-sans-toit-ni-loi-5171958.

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ATLANTIC BAR, FANNY MOLINS (2022)

Chronique

ATLANTIC BAR, FANNY MOLINS (2022)

Sous le soleil chaud d’Arles, l’Atlantic Bar est un fier représentant d’une espèce en voie de disparition. Après l’avoir photographié, lui, ses gérants et ses habitués, Fanny Molins entreprend de raconter leurs histoires, dans un lieu aussi vital que vulnérable et destructeur.

Pour la neuvième année consécutive, France Culture a mis sur pied son Prix Cinéma des étudiants(1). Une nouvelle occasion, offerte à quelques centaines de jeunes volontaires, de visionner une sélection de films indépendants portés par la radio, d’en rencontrer les réalisateurs et d’élire leur favori. L’édition 2023, à l’instar des précédentes, recèle sa part de surprise, d’hardiesse, et ce quelque chose d’insolite qu’on aime tant découvrir au cinéma.

Pour ce qui me concerne, la perle de cette année, c’est la réalisatrice française Fanny Molins qui nous la fournit avec son premier long métrage documentaire : Atlantic Bar. Présenté à Cannes l’année derrière dans le cadre de la programmation de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID), il est sorti en mars 2023 et se trouve encore diffusé par certaines salles bien avisées(2).

À l’origine du projet, Fanny Molins situe l’étrange attirance qu’elle dit éprouver depuis toujours pour les bars. Tandis que certains n’y voient que ces lieux quelconques, aménagés pour servir des boissons et rien de plus, son regard, lui, porte plus loin. Sans doute est-ce parce que celle-ci, avant de saisir la caméra, a fait de la photographie une passion. Attachée aux détails et aux beautés de l’instant, sa patte de photographe marque l’ensemble du film dont les scènes sont autant d’images d’une rare beauté. Alors, lorsqu’elle passe devant l’Atlantic Bar, niché dans une ruelle non loin des Arènes d’Arles et illuminé par le soleil chaud du midi, elle s’arrête et pose son regard. Pendant plus de trois ans, elle suivra ses habitués et, progressivement admise dans leur intimité, les photographiera. Son premier film raconte leurs histoires.

Des histoires, il n’en manque pas à l’Atlantic bar, tenu fièrement par Nathalie et son Jean-Jacques. Tous les jours ou presque, elle ouvre les portes de son établissement aux Arlésiens, aux ouvriers, aux commerçants, aux divers travailleurs. On y prend son café au comptoir, son demi en terrasse, son pastis à toute heure de la journée et, à l’occasion, on y déguste même des moules. Au fil des années, une clientèle d’habitués s’est constituée. Les gens du quartier s’y retrouvent pour le plaisir de bavarder ensemble de tout et de rien, de leur quotidien, de leurs joies, de leurs peines. Mais pour certains, l’Atlantic bar est bien plus que cela. Souvent usés par une vie de travail harassante, abîmés par ses difficultés, parfois même cassés par les coups du destin, ils y trouvent bien plus qu’un débit de boissons, un nouveau chez-soi, un refuge aux visages familiers et bienveillants. C’est bien le cas d’Alain qui, ayant vécu l’indicible – trois années à vivre dans la rue – a trouvé en Nathalie et Jean-Jacques une nouvelle famille. Idem pour Claude à l’âme de poète, ancien voyou ramené dans le droit chemin après avoir perdu son frère, égorgé pour une bagatelle. Et ce n’est pas tellement différent s’agissant de Gilbert, brigand dans la force de l’âge ayant fini par se ruiner au jeu.

Bien plus donc, qu’un simple comptoir aux yeux de ses habitués, lorsque Nathalie apprend la mise en vente du bar par son propriétaire, la nouvelle déferle telle une onde de choc dans ce milieu fier, mais fragile. 75 000 €, c’est le prix à payer pour racheter le fonds de commerce, sans quoi c’en sera fini de l’Atlantic Bar. La somme n’est pas modeste pour qui considère, comme Jean-Jacques, qu’augmenter les prix revient à dénaturer le sens de son activité – ce n’est pas ça, le « vrai bar ». Car en effet, si le café ne coûte plus un 1,5 € mais 2 € voire 2,2 € ou bien que le pastis monte à 3 €, alors, il n’y a plus personne – du moins plus Alain, Claude ou Gilbert. Telle est aussi la réalité de ce lieu, à la fois vital pour celles et ceux qui y font société et profondément vulnérable. Confronté à sa disparition, le collectif rassemble ses forces et organise la défense, sans désespoir, avec lucidité et dignité.  

En France, on connaît tous un Atlantic Bar. Ces cafés, bars, bars-tabac ou encore bars PMU parsemant notre territoire des villes aux campagnes. Ces établissements aux façades le plus souvent bien ordinaires, devant lesquelles d’aucuns passent sinon avec méfiance, du moins avec indifférence. Ces bars qu’on réduit volontiers à leurs « piliers ». Fanny Molins, elle, fait tout l’inverse avec son premier film dont l’objet est aussi, selon ses mots, de faire « une typologie de lieux qui disparaissent ». Elle le fait avec un sens esthétique admirable, exaltant les sons et les objets qui les définissent, les rires, les cris, les verres qui se remplissent, les cigarettes qui crépitent, les cartes qu’on distribue, le baby-foot qui remue, le silence d’une salle presque vide. Elle le fait encore sans artifice aucun, mettant la vitalité du lieu face à face avec son caractère tout à fait destructeur, et ne concédant rien au fléau qu’est l’alcoolisme. Elle le fait surtout avec beaucoup d’humanité et de pudeur, donnant longuement la parole à celles et ceux qui, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, sont là, existent, et renferment parfois une âme d’une richesse insoupçonnée.

Aux étudiantes et étudiants lecteurs du Temps des Ruptures, le mot de la fin : profitez donc du Prix Cinéma des étudiants de France Culture, il est enrichissant et toujours surprenant !

Références

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/evenements/devenez-jure-du-prix-cinema-des-etudiants-france-culture-2023-6657224#.

(2) V. https://www.allocine.fr/seance/film-303759/pres-de-115755/

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Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

Chronique

Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

Naissance des pieuvres (2007) est une plongée dans les débuts du cinéma féministe et donc politique de la cinéaste française Céline Sciamma. Un film d’une beauté authentique et dure qui explore les métamorphoses de l’adolescence au féminin. Plongez !

Dans la sélection du mois d’avril de LaCinetek, placée sous le signe des métamorphoses, c’est l’énigmatique Naissance des pieuvres de Céline Sciamma qui a retenu mon attention. À 27 ans, elle signait alors un premier long-métrage d’emblée remarqué, annonçant un cinéma prometteur, féministe et donc politique – ce dont témoigneront entre autres Tomboy (2011), récompensé à la Berlinale, et Portrait de la jeune fille en feu (2019), prix du scénario à Cannes.

Ici, on plonge dans les eaux troubles de l’adolescence de trois filles, en toute chose différentes et en pleine quête fiévreuse de soi. Marie, une introvertie taciturne et frêle – bien qu’au regard droit – s’émerveille avec envie devant l’équipe de natation synchronisée de sa piscine municipale. Sa meilleure amie Anne, elle, a la chance d’en être. Ce n’est pourtant pas toujours une partie de plaisir pour celle-ci qui, pataude et tout en rondeurs, préfère attendre que toutes les filles aient quitté le vestiaire pour se changer, arguant que son maillot n’a pas encore séché. Au gré des visites de Marie à la piscine, et alors que son amitié avec Anne s’étiole, une autre fille va accaparer son attention. Floriane, grande, belle et d’une fierté hautaine est méprisée par les autres nageuses de l’équipe qui la soupçonnent de coucher avec peu ou prou tous les garçons de l’équipe de water-polo. D’abord inaccessible aux sollicitations de Marie, elle finit par y trouver un intérêt en l’utilisant comme prétexte pour s’échapper de chez elle et retrouver des garçons, plantant la pauvre Marie dans un garage sombre le temps que se fasse l’affaire. Pourtant, à force de persévérance, une certaine relation se structure, et le désir et les attentes deviennent progressivement réciproques.

Avec ses trois jeunes pieuvres, interprétées de façon très convaincante par Adèle Haenel, Pauline Acquart et Louise Blachère, Céline Sciamma se confronte avec un style sans fard aux métamorphoses de l’adolescence au féminin et aux émois du cœur et de la sexualité. Dans un climat tout à la fois cruel, passionnel, érotique et largement aquatique, elle conjugue talentueusement le thème du désir homosexuel naissant à celui de la relation au corps et aux pressions sociales. Naissance des pieuvres est d’évidence le premier film d’une cinéaste résolument féministe qui, consciente des enjeux de représentation et de son impact sur la réalité, s’attache à mettre en scène des personnages féminins en qualité de sujet et non d’objet – une politique de la fiction selon ses mots(1). L’absence notable d’hommes, que l’on retrouve dans d’autres de ses films, n’est d’ailleurs aucunement « punitive » mais le moyen pour la cinéaste de focaliser toute l’attention et tout l’intérêt sur ses héroïnes, leur introspection et leur goût pour la liberté.

Le premier film de Céline Sciamma est d’une beauté authentique et dure. Son éclat ne résulte pas d’une mise en scène ou de paysages grandioses, loin de là, mais bien plus d’une simplicité profonde, complexe et sensuelle. Un film qui encourage à « s’en foutre d’être normal » et à ne pas avoir de « plafonds dans les yeux » !

Références

(1)V. son passage dans L’invité(e) des Matins de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/celine-sciamma-portrait-d-une-realisatrice-en-feu-7732045

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