Dans les années 1960, le souhait d’émancipation politique de la génération du baby-boom provoque une période d’ébullition politique mondiale : le Printemps de Prague, l’accélération de la décolonisation, les révoltes estudiantines, la diffusion du pacifisme, du féminisme et de l’antiracisme en sont les principales manifestations … La lutte des classes, en Europe, n’apparaît plus comme l’unique moteur de l’histoire, l’autorité de l’Église catholique vacille, et les peuples du tiers monde infligent à l’impérialisme américain sa première défaite.
Dans ce contexte politique de rupture, un peuple, celui des Canadiens français, entre en pleine métamorphose. Depuis leur abandon par la France au XVIIIème siècle, ils vivent comme une société distincte et minoritaire. Leur histoire mouvementée commence par la déportation du peuple Acadien. Après la victoire britannique lors de la Guerre de Sept Ans et la cession des colonies françaises d’Amérique du Nord, les francophones d’Acadie ont été déportés en France ou en Louisiane par les Britanniques. Au XIXème siècle, une révolte française menée par le mouvement des patriotes s’est achevée par leur pendaison. Coupée de ses liens avec la métropole, la société canadienne-française s’était repliée sur elle-même, autour d’une Eglise catholique rendue toute puissante. Cependant, l’emprise politique et culturelle du cléricalisme décline à partir des années 1960, avant de disparaitre. La période de « grande noirceur », caractérisée par la domination politique du premier ministre québécois conservateur et clérical Maurice Duplessis, laisse place à partir de 1960, date de la victoire du libéral Jean Lesage, à la révolution tranquille, une période de rupture où la société québécoise se modernise à grande vitesse, avec l’édification de son Etat-Providence.
La naissance d’une conscience nationale
La société évolue, sans pour autant que la domination des Canadiens britannique ne disparaisse. Si le clivage entre anglophones protestants et francophones catholiques s’évanouit avec la sécularisation de la société, la bourgeoisie reste anglophone et le prolétariat francophone. Dans ce terreau fertile, le marxisme-léninisme, farouchement combattu par l’Église, parvient à déployer ses thèses, notamment avec l’arrivée de la littérature anticolonialiste au Québec. Les Canadiens français prennent conscience de leur statut de peuple inféodé. Le nationalisme, la fierté d’être une Nation culturellement distincte, ne peut plus suffire, au moment où le peuple québécois exige la reprise en main de son destin.
Par l’émancipation, le peuple québécois entend non seulement sortir de la tutelle cléricale et se libérer du risque social, mais aussi devenir souverain, être maître d’un « chez lui » qui reste à définir…La société canadienne française ne se construit pas territorialement, mais linguistiquement et culturellement : alors que les francophones sont présents partout au Canada, le mouvement souverainiste cherche à définir un « chez nous », qui sera le Québec, province majoritairement francophone, dotée d’un gouvernement, d’une administration, d’un éventail large de compétences pour se diriger vers la souveraineté. Désormais, le terme de « Québécois » remplace celui de « Canadien français » : les francophones, minoritaires au Canada, deviennent majoritaires dans la province québécoise.
Au moment où Charles de Gaulle prononce son fameux discours, cette réflexion reste confinée aux cercles souverainistes encore minoritaires. Paradoxalement, les protestations du gouver- nement canadien et le scandale diplomatique qui s’en suit donne une existence mondiale au nom de « Québec ». Jusqu’en Chine, des idéogrammes sont associés pour écrire ce mot nouveau.
Dans la foulée de ce choc politique, le mouvement souverainiste s’agrandit, l’idée d’une nation québécoise progresse. Un an après, en 1968, les souverainistes de différentes obédiences, nationalistes ou anciennement libérales, s’unissent dans le Parti Québécois (PQ). La même année, un essai paraît, Nègres blancs d’Amérique, dans lequel Pierre Vallières, journaliste et écrivain souverainiste, dénonce la domination économique des conglomérats anglo-saxons sur les francophones, auxquels a été interdit l’accès aux postes de direction. Aux élections québécoises de 1970, le Parti Québécois arrive deuxième en nombre de votes. Les plus radicaux, acquis aux thèses anticolonialistes, avaient fondé en 1963 le Front de Libération du Québec (FLQ). S’inspirant des mouvements anticolonialistes d’Afrique, d’Algérie en particulier, ils souhaitent qu’une insurrection populaire balaye l’administration canadienne-britannique, considérée comme colonisatrice. Combattus comme organisation terroriste par le Canada, ils passent à l’action violente en octobre 1970.
L’attaché commercial du gouvernement britannique, puis le ministre du travail du Québec sont enlevés. Le FLQ envoie un manifeste à tous les médias, et réclame qu’il soit diffusé à la radio et dans la presse, ainsi que la levée d’un impôt révolutionnaire volontaire et l’autorisation de quitter le Canada pour Cuba. Les médias obtempèrent, et le manifeste est diffusé. Le gouvernement du Canada, mené par Pierre-Eliott Trudeau profite de cet évènement pour s’attaquer non pas seulement aux éléments radicaux du FLQ mais à tout le mouvement souverainiste y compris l’immense majorité pacifiste.
En 1968, les souverainistes de différentes obédiences, nationalistes ou anciennement libérales, s’unissent dans le Parti Québécois (PQ).
Une loi de guerre est votée, qui permet à l’armée canadienne de se déployer dans tout le Québec, deux ans après que le gouvernement canadien avait déclaré que le Québec n’était pas sous occupation.
Les locaux du Parti Québécois sont perquisitionnés, ses militants fichés, certains sont même arrêtés malgré leur absence de lien avec le FLQ. Se sentant considérée comme un ennemi de l’intérieur, une partie du peuple québécois se soulève, faisant éclater des émeutes. L’affaire tourne au drame quand le ministre du travail est retrouvé mort, dans le coffre d’une voiture, entrainant l’arrestation rapide des « felquistes » (membres du FLQ). Si les actions du FLQ sont unanimement condamnées, la mémoire retient surtout la surréaction canadienne, l’occupation militaire et le fichage d’opposants politiques pacifiques. Encore aujourd’hui, les souverainistes québécois déplorent que le gouvernement canadien ne se soit jamais repenti, bien que l’excuse mémorielle soit une activité récurrente du Canada dirigé par Justin Trudeau, le fils de Pierre-Eliott Trudeau.
Loin d’affaiblir le mouvement souverainiste, les événements d’octobre confirment ce qu’il professe depuis une dizaine d’années : le gouvernement du Canada méprise le Québec. Les élections québécoises de 1976 donnent la vic- toire au Parti Québécois de René Lévesque, notamment grâce à l’adhésion de la classe ouvrière au souverainisme : les syndicats soutiennent largement le Parti Québécois, dont la puissante Fédération des Travailleurs du Québec, qui avait été victime du fichage politique consécutif à octobre 70. Le Mouvement social et le mouvement souverainiste se confondent dans leur lutte contre la domination du capitalisme anglo-saxon. Cette première mandature souverainiste est l’occasion de lois emblématiques, comme la loi 101, qui fait du français la seule langue officielle du Québec. Les administrations et entreprises du Québec sont désormais obligées de communiquer exclusivement en français, d’adopter un nom français, et d’adopter des campagnes publicitaires en français. La reconquête de l’espace public par le peuple québecois, à travers la langue de Molière, est à l’œuvre, après une période de recul du français, isolé, comme assiégé par tout un continent anglophone. Mais ce projet de souveraineté butte, en 1980, sur l’échec d’un premier référendum d’indépendance. Le gouvernement de René Lévesque avait proposé que le Québec adopte le principe de souveraineté-association, où le pouvoir politique serait rapatrié d’Ottawa, tout en conservant un régime d’association économique et de monnaie unique. La campagne du PQ ne parviendra pas à convaincre les Québécois, qui re- jettent par 60% des voix le projet de Lévesque.
Déclin du souverainisme, retour du nationalisme de droite
Ainsi, le mouvement souverainiste, foncièrement social-démocrate, est pris dans les mêmes impasses que la social-démocratie européenne. Arrivé au pouvoir, il participe à la progression néolibérale des années 1980-1990, du fait de la domination du PQ par son aile droite, attachée à l’indépendance mais économiquement libérale.
La question économique est évacuée, la question linguistique et identitaire prend définitivement le pas sur la question sociale, et les débats se cristallisent autour de la constitution canadienne. En 1981, le gouvernement canadien souhaite donner au Canada une constitution écrite par les Canadiens, celle en vigueur ayant été écrite par les Britanniques. Les désaccords persistants entre les provinces, qui veulent un pouvoir fédéral décentralisé, et le gouvernement du Canada, plus centralisateur, sont réglés dans la nuit du 4 novembre 1981 par les neuf premiers ministres provinciaux anglophones et le premier ministre du Canada, Pierre-Eliott Trudeau. René Lévesque, exclu des négociations, refuse de signer l’accord, indique le rejet du Québec, entériné malgré le refus de la signature du Québec.
Deux projets de réforme de la constitution pour inclure le Québec échouent. Le premier échoue en 1987, les premiers ministres provinciaux n’arrivant pas à s’entendre. Pour essayer de dépasser les désaccords entre premiers ministres, le gouvernement du Canada passe directement au référendum en 1992. Celui-ci propose de reconnaître le Québec comme une société distincte, sans étendre les pouvoirs des provinces. Il est rejeté au Québec mais aussi dans l’Ouest du Canada, traduisant l’impossibilité du Canada de reconnaître la spécificité de la société québécoise : les Québécois trouvaient que cet accord ne leur confiait pas suffisamment de latitude sur leur orientation politique, l’Ouest du Canada refusait quant à lui le concept de société distincte. La société francophone du Québec bascule durablement dans le souverainisme. Les indépendantistes remportent les élections 1994, et provoquent immédiatement un référendum.
Le second référendum de 1995 se joue à un cheveu, avec une victoire du non à l’indépen- dance de seulement 1% d’avance sur le oui. Les manœuvres politiques du Canada destinée à renverser le référendum en faveur de l’union, en utilisant des moyens contestés et contestables, sont fructueuses : la campagne pour le non, surfinancée, organise d’immenses rassemblements aux frais du contribuable. Si 60% des francophones votent en faveur de la souveraineté, la totalité des anglophones et 80% des allophones (ceux dont la langue maternelle n’est ni l’anglais, ni le français) s’y opposent, entraînant son échec. La division du camp fédéraliste (opposé à la souveraineté), et l’union du camp souverainiste garantissent tout de même une majorité solide pour gouverner le Québec. Mais incapable d’incarner une alternative au néolibéralisme, les parties souverainistes échouent définitivement à fédérer le peuple québécois autour d’un nouveau projet politique et social. Cette défaite, puis l’incapacité à s’en relever affaiblissent durablement le mouvement souverainiste.
Ainsi, les années 2000 sont celles de la division du camp souverainiste. Reprochant au Parti Québécois son tournant néolibéral, et acquis au multiculturalisme, le parti de gauche radicale Québec Solidaire (QS) progresse. Ce parti, qui professe officiellement le souverainisme, attire en réalité des votes d’une population métropolitaine et multiculturelle nettement moins sensible à cette question.
De leur coté, les plus radicaux, en faveur de l’indépendance quittent le Parti Québécois à la fin de la décennie 2000 pour fonder un parti résolument indépendantiste, Option Nationale. Celui-ci a fusionné avec Québec Solidaire, mais son chef historique, Jean-Martin Aussant, est rapidement revenu au Parti Québécois… En ce qui concerne les élections fédérales cana- diennes, le Bloc Québécois, qui avait dominé la vie politique fédérale au Québec depuis 1994, s’effondre en 2011 lorsque les éléments plus à gauche du mouvement souverainiste, lassés par le centrisme économique du parti, votent massivement pour le parti multiculturel social-démocrate canadien, le Nouveau Parti Démocrate. Si au niveau provincial, le Parti Québécois retrouve le pouvoir en 2012, il le perd deux ans plus tard, en raison de son incapacité à faire adopter une loi sur la laïcité.
Cinquante ans après la fondation du Parti Québécois, le projet souverainiste a fait son temps et se retrouve enterré par un nationalisme ayant fait allégeance au libéralisme économique, avec l’arrivée au pouvoir de François Legault.
Avec une base électorale vieillissante, incapable de porter durablement un projet souverainiste, déserté par les jeunes, le Parti Québécois connait une déroute électorale en 2018. Ne conservant que ses bastions de l’est du Québec, il est désormais relégué à la quatrième place en nombre de sièges, derrière Québec Solidaire. La lassitude à l’égard du Parti Libéral profite à la formation nationaliste et droitière « Coalition Avenir Québec » (CAQ), dirigée par François Légault, homme d’affaires et ancien membre du Parti Québécois, élu lors des élections de 2018.
M. Legault a fait adopter une loi sur la laïcité, interdisant notamment le port de signes religieux par les fonctionnaires du gouvernement du Québec, dénoncée dans le reste du Canada, où domine une conception multiculturelle hostile à tout discours considérant la religion avec circonspection. Champion d’une société québécoise sécularisée, acquise au capitalisme mais globalement hostile à l’immigration, M. Legault réussit à capter toute la dimension identitaire du souverainisme.
Dès lors, l’avenir du mouvement souverainiste québécois, concurrencé à la fois par un nationalisme identitaire et par une gauche radicale multiculturelle semble peu prometteur.
Comment retrouver l’équilibre fondateur du Parti Québécois, être en accord avec les aspirations du peuple, qu’elles soient économiques, culturelles ou politiques ? Le mouvement souverainiste québécois semble intensément divisé : si certains soulignent la nécessité de renouer avec les travailleurs, les syndicats et les classes populaires, d’autres franges, au contraire, voient dans le souverainisme un moyen de construire un Québec plus compétitif et libéral. En outre, se pose la question de l’identité québécoise dans un monde globalisé et multiculturel, certains soulignant la nécessité de rompre avec la dimension ethnique du souverainisme québécois afin d’embrasser un projet plus inclusif.
Vers un nouveau souffle pour le souverainisme ?
Existe-t-il à nouveau, aujourd’hui, un contexte qui serait propice au déclenchement du processus souverainiste ? Le multiculturalisme anglo-saxon, de plus en plus opposé à l’universalisme francophone, semble être un terrain favorable. Tout comme la presse américaine s’oppose avec sentimentalisme et cris d’orfraie à la laïcité française, la presse canadienne n’hésite pas à qualifier les Québécois de racistes dès lors qu’ils votent une loi interdisant le port de signes religieux pour les fonctionnaires du gouvernement du Québec. Il est tout à fait possible qu’un désaccord éclate entre le gouvernement canadien et le Québec sur un sujet aussi central que la laïcité : Justin Trudeau pourrait parfaitement contester la loi québécoise devant les tribunaux. Dans cette situation, quelle serait la réaction de la société québécoise ? Il est possible qu’un affrontement entre les conceptions multiculturelle anglo- saxonne et universaliste franco québécoise fasse refleurir l’élan du souverainisme sur les rives du Saint-Laurent.
Pour autant, une telle stratégie ne saurait suffire, la droite nationaliste québécoise ayant d’ores et déjà démontré son habileté à instrumentaliser la défense de la culture québécoise. Plus que jamais, le lien avec la question sociale fait défaut au mouvement souverainiste, particulièrement dans sa pratique du pouvoir. La République laïque et sociale, résistant au capitalisme de marché en pratiquant la cogestion et l’Etat-providence, à l’emprise des clergés, est le projet politique abouti du souverainisme. En garantissant à tous de quoi vivre, elle permettrait l’émancipation collective par l’autonomisation du peuple des tutelles économiques et cléricales. Néanmoins, ce projet est en porte-à- faux avec le mantra classique des souverainistes, « la souveraineté ne se fait pas à gauche ni à droite, elle se fait devant », et des multi- culturalistes, qui voient dans la laïcité un facteur d’oppression contre les minorités. En fin de compte, le multiculturalisme et le souverainisme dominant semblent être empêtrés dans le consensus libéral mou. A l’inverse, une nouvelle étape du souverainisme consisterait, face à l’unanimisme ambiant, à incarner un bloc politique et social facilement identifiable autour d’un projet politique d’opposition au néolibéralisme. Face aux partisans de la fin de l’Histoire, il lui reste maintenant à réassumer un rapport de force politique et social.
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