(image : L’Enlèvement d’Europe Rubens, 1628-1629)
Voici ce qu’il en dit : « Ne pas avoir de sens pour l’art, ce n’est pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le misomuse ne vit pas en paix. Il se sent humilié par l’existence d’une chose qui le dépasse et il la hait. Il existe une misomusie populaire comme il y a un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y a la misomusie intellectuelle, sophistiquée : elle se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé au-delà de l’esthétique. La doctrine de l’art engagé : l’art comme moyen d’une politique. Les théoriciens pour qui une œuvre d’art n’est qu’un prétexte pour l’exercice d’une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La misomusie démocratique : le marché en tant que juge suprême de la valeur esthétique ».
Milan Kundera ira jusqu’au bout de la « dépolitisation » de son œuvre littéraire en expurgeant ses volumes en pléiade de toute préface ou notice biographique. A ses yeux son Œuvre[1] se suffit à elle-même, sans fioriture politique, hagiographique ou sociologique. L’écrivain tchèque espère donc que sa personne, et donc in fine ses engagements personnels, s’effacent derrière les œuvres romanesques qu’il a pu écrire.
Pourtant, après le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie de Poutine, c’est un tout autre Kundera qui s’est montré à nous. La réédition en 2022 dans la collection Le Débat (Gallimard) d’un texte initialement publié en 1983, Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale a beaucoup fait parler. De sorte qu’à l’annonce de sa mort, le 11 juillet 2023, une myriade d’articles de presse et de revues littéraires et politiques se sont concentrés sur cet ouvrage et ont quelque peu laissé de côté le Kundera romancier. Car ce dont il s’agit dans Un occident kidnappé, c’est certes de culture, mais aussi d’une sorte de politisation de la culture, du moins d’un essai comme on n’a pas l’habitude d’en voir dans la bibliographie de l’écrivain.
Il n’existe pas de définition consensuelle de l’Europe. Certains la trouvent dans la géographie, la religion ou l’histoire. Pour donner un sens à l’Europe, des frontières sont nécessaires. « Partout où un nous s’installe sur cette terre, on trouvera à la fois une frontière et des cérémonies, une ligne de démarcation et des objets de superstition, une identité en aval et une sacralité en amont. C’est un invariant. Qui ne se délimite pas ne se transcendera pas. Pas d’ici-bas tant soit peu consistant sans, pour boucler l’affaire, un au-delà ou un par-delà » précise Régis Debray[2].
Quelle que soit celle que l’on choisit, il faut avoir l’humilité de comprendre que sa propre vision est socialement et historiquement située. Dans Europe, la voie romaine, Rémi Brague énumère les divisions qui ont dans l’histoire séparé l’Europe d’un « autre ». La démonstration du paragraphe suivant sert principalement à montrer que l’Europe de notre horizon (disons qu’aujourd’hui les deux conceptions qui ressortent le plus souvent sont soit les pays de l’Union européenne, soit les pays allant de l’Atlantique à l’Oural Russie exceptée).
Le philosophe montre qu’il y eut avant tout une division entre pays romanisés et pays qui ne le furent pas (l’Algérie est-elle davantage européenne que la Pologne ?) ; puis une division ouest/est entre l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient ; puis une division nord/sud avec la conquête musulmane qui « expulsa » le monde musulman hors de l’Europe (mais si la définition est religieuse, quid de l’Albanie ou de la Bosnie aujourd’hui ?) ; puis une division entre latins et byzantins aux XI-XIIème siècles avec le schisme religieux puis le sac de Constantinople en 1204 (les Grecs ne seraient-ils alors pas européens ?) ; enfin une nouvelle division nord/sud avec l’émergence du protestantisme. Pour comprendre à quel point l’Europe est un concept flou et historiquement situé, Rémi Brague raconte que jusqu’aux années 1980, les Grecs qui partaient en vacances en Europe occidentale disaient qu’ils « allaient en Europe ». Cette affirmation du philosophe n’est en rien « scientifique », puisqu’elle se fonde sur des anecdotes pas forcément représentatives, mais elle illustre tout de même l’idée que pour bon nombre de Grecs, alors même qu’on considère aujourd’hui la Grèce comme le berceau de la civilisation européenne, leur pays ne faisait pas réellement partie de l’Europe !
A ces divisions il faut évidemment en ajouter une autre qui fonde la réflexion de Milan Kundera : celle entre l’Ouest capitaliste et l’Est communiste issue de la guerre froide. Mais cette dichotomie ouest/est nous fait oublier qu’il existe un milieu, une Mitteleuropa bien plus centrale qu’orientale. Si l’on regarde un planisphère, au regard de l’Europe géographique, c’est la France qui est une périphérie, alors que la Hongrie, Pologne et la Tchécoslovaquie (aujourd’hui Tchéquie et Slovaquie) sont au centre ! Au moment de la Guerre froide, cette Europe centrale a été rejetée dans l’Europe byzantine et orthodoxe, dans l’Europe de l’Est. Cette Europe centrale est pour Kundera « culturellement à l’ouest et politiquement à l’est ». Sa tragédie tient dans ce kidnapping d’un bout d’Europe par une autre, en témoigne d’ailleurs le fait que les grandes révoltes des pays du bloc communiste se déroulèrent dans ces patries (Budapest 1956, Prague 1968, Solidarnosc 1980).
Kundera les considère alors comme des « petites nations », concept qu’il forge à ce moment-là et fera par la suite florès. Cette qualification ne tient pas à leur taille ou à leur population, mais est existentielle : ce sont des nations « dont l’existence peut être à n’importe quel moment remise en question, qui peut disparaître et qui le sait ». En tant que Français, nous n’avons jamais eu dans l’histoire des siècles récents la crainte de voir notre pays englouti. Même dans les pires tempêtes (le traumatisme du 17 juin 1940), nous savions qu’en miettes, le navire resterait à flot – les nazis n’ont à ce titre jamais eu de quelconques velléités de faire disparaître la France à terme. De la même manière, un Russe ou un Anglais ne se pose jamais la question de la survie de sa patrie, nos « hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or, l’hymne polonais commence par le vers : « La Pologne n’a pas encore péri… » ». Alors que pour les Tchèques, Estoniens, Polonais ou Ukrainiens (ce qui explique au demeurant le succès immense de la republication de l’essai de Kundera en 2022), leurs nations « ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours et à jamais ; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l’antichambre de la mort ; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question »[3].
Or pour l’écrivain tchèque, l’existence même des petites nations se fonde sur leur particularité culturelle. Une existence mal assurée nécessite un foyer singulier, et n’est-ce pas le rôle de la culture que d’assurer une pérennité à travers les âges ? En témoigne la résistance du monde juif malgré les persécutions millénaires. Pendant la Guerre froide, la culture est dans ces pays essentielle puisqu’elle permet de conserver et de nourrir l’identité nationale happée politiquement par la Grande Russie. Ces nations ne se définissent ni par un régime politique, ni par des frontières stables, mais par une « même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition » perpétuées par une culture, sinon commune du moins partagée par beaucoup. Dans ce cadre, les langues jouent un relai primordial : le tchèque a failli disparaître au XIXème siècle au profit de l’allemand, ou le polonais au profit du russe. Les petits peuples sans langue ne résistent pas longtemps à l’assimilation de la grande nation.
Ces petites nations voulaient plus que tout être rattachées à l’Europe, à une Europe qu’elles savaient dénuée de désir impérialiste, du moins vers l’est. Elles voulaient « en être ». Car si aujourd’hui la démocratie et la prospérité apparaissent comme les deux attraits principaux de l’Union européenne pour les petites nations, la culture a joué et joue un rôle tout aussi déterminant. En 1956, alors que les chars russes déboulaient sur Budapest, le directeur de l’agence de presse de Hongrie envoyait une dépêche avant de voir son bureau détruit par les soviétiques. Voilà comment elle finissait : « Nous mourrons pour la Hongrie, et pour l’Europe ». Si l’Union européenne est incontestablement un foyer de droits de l’Homme et de croissance économique pour les pays européens « en développement » (en comparaison avec les grandes nations européennes occidentales), la limiter à ce versant très contemporain et contingent serait une grande erreur.
Peut-être est venu le temps de suivre la vision kundérienne d’une Europe culturelle qui, loin d’être figée dans le marbre des siècles passés, s’en inspirerait. Aux réactionnaires nostalgiques d’une civilisation uni(qu)e qui n’a jamais existé, opposons le foisonnement des divers foyers culturels de notre continent. Comme l’annonçait Jaurès, « c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».
Références
[1] Remarquons du reste que son « Œuvre » publié aux pléiades est la seule à s’écrire au singulier, là où celle des autres est indiquée « Œuvres » au pluriel.
[2] Debray Régis, L’exil à domicile, Gallimard, 2022.
[3] Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993.