VARDA Agnès, Sans toit ni loi, 1985

Chronique

VARDA Agnès, Sans toit ni loi, 1985

Selon la dernière estimation de la Fondation Abbé Pierre, 330 000 personnes vivraient sans domicile en France, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. En 1985, la question des personnes sans domicile émerge à peine dans le débat public. Visionnaire, Agnès Varda signe Sans toit ni loi, l’une de ses œuvres majeures, où l’on suit l’itinéraire aussi libre que violent d’une jeune vagabonde, trouvée morte de froid dans un fossé.

Le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre(1) estime à 4,1 millions le nombre de personnes souffrant de mal-logement en France. 330 000 seraient sans domicile, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. Et le cortège infatigable de crises, sanitaire, économique, migratoire, énergétique n’a fait qu’empirer celle du logement, plus sourde mais bien établie et non moins pernicieuse. Le cadre est posé – du moins celui d’aujourd’hui. Alors quand j’ai vu pour la première fois Sans toit ni loi, Lion d’Or au Festival de Venise et plus grand succès commercial d’Agnès Varda, sorti en 1985 dans un contexte où la question des personnes « sans domicile fixe » émerge à peine dans le débat public et dans lequel le vagabondage et la mendicité constituent tous deux des délits réprimés par le code pénal, je me suis dit que, décidément, la disparition de la cinéaste en 2019 était une perte immense et qu’elle demeurerait, à jamais, l’un des phares les plus brillants du cinéma.

« On veut raconter qu’il y a des gens qui dorment dehors et meurent de froid ». Telle est l’intention de Varda accompagnée dans cette aventure par Sandrine Bonnaire dont le rôle principal lui vaudra, à moins de vingt ans, le César de la meilleure actrice. Ensemble, les deux femmes façonnent le personnage de Mona, une jeune vagabonde trouvée morte de froid dans un fossé. Il s’agit en soi d’un simple « fait d’hiver », une personne de plus, quelconque et inconnue, emportée par les rigueurs de la saison froide. L’incident, insignifiant pour la plupart, est le point de départ du film. En voix off, la cinéaste nous explique avoir rencontré les derniers témoins de la vie de Mona et vouloir reconstituer « les dernières semaines de son dernier hiver ». Et voilà le spectateur embarqué sur l’itinéraire de la jeune routarde, un chemin rude, parfois impulsif, souvent violent, mais toujours libre. Par une succession de flashbacks, on la suit donc parcourir les campagnes et villages du Gard et de l’Hérault, posant sa tente çà et là au gré de rencontres plus ou moins heureuses. Par la voix de celles et ceux qui ont croisé son chemin, le garagiste, la bonne, le berger, le saisonnier, l’universitaire et d’autres encore – pour la plupart acteurs amateurs jouant leur propre rôle – la personnalité de Mona se dessine progressivement, imprévisible et insoumise.

En réalité, le propos du film est double. Sans toit ni loi expose certes, sans fard, la condition de celles et ceux qui « dorment dehors et meurent de froid ». Mais il s’attache tout autant à démontrer que Mona n’est pas une victime, qu’elle ne veut pas l’être et qu’elle refuse de l’être. C’est cette tension que Varda et Bonnaire développent tout le long d’un cheminement apparemment sans but, entre liberté et servitude. Liberté d’aller où l’on veut quand on le veut, de dormir où l’on veut avec qui l’on veut, de travailler quand on l’entend et comme on l’entend. Liberté de fumer des pétards le temps d’une aventure sur la musique de The Doors. Liberté de manger des chichis avec une « platanologue » en écoutant Les Rita Mitsouko. Alors on peut comprendre la réponse de Mona, qui lorsqu’on lui demande pourquoi elle a tout quitté, répond : « la route et le champagne c’est mieux ». À sa liberté, elle a tout donné. Mais une telle liberté est exigeante, trop exigeante. Et la précarité de sa situation, les revers et les épreuves, reviennent sans cesse tel le mouvement d’un lent balancier. Sous le coup des accords dissonants d’un quatuor à cordes, l’on assiste à la détérioration minutieuse et implacable de son état général. Jusqu’à ce que le froid la saisisse.

Grand succès public et critique, Sans toit ni loi est l’une œuvres majeures du cinéma d’Agnès Varda. Avec ce huitième long-métrage, il me semble qu’elle confirme et parfait aux moins trois traits distinctifs de son art. D’une part, la justesse de son regard et la précision de son attention sur la société, ses anonymes et ses démunis. D’autre part, la singularité de son style mêlant une liberté cinématographique exquise, faite d’hasards et d’improvisations, à une très grande maîtrise technique de la narration, des plans et des mouvements. Enfin, en grande figure de la Nouvelle Vague, la confusion de la fiction et du documentaire.

Sur cette dernière note, j’aimerais recommander à celles et ceux qui verront ou reverront Sans toit ni loi, d’associer au visionnage du film, l’écoute d’un épisode de l’excellente émission Les Pieds sur terre de France Culture(2), donnant la parole à un groupe de femmes anciennement sans domicile. Après avoir regardé ensemble le film d’Agnès Varda, elles livrent leurs propres expériences et nous mettent face à face avec le devoir d’humanité, que les chiffres de la Fondation Abbé Pierre ne suffisent manifestement plus à éveiller.  

Références

(1)https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/28e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2023.

(2)https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/lire-et-cine-sans-toit-ni-loi-5171958.

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Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022

Chronique

Atlantic Bar, Fanny Molins, 2022

Sous le soleil chaud d’Arles, l’Atlantic Bar est un fier représentant d’une espèce en voie de disparition. Après l’avoir photographié, lui, ses gérants et ses habitués, Fanny Molins entreprend de raconter leurs histoires, dans un lieu aussi vital que vulnérable et destructeur.

Pour la neuvième année consécutive, France Culture a mis sur pied son Prix Cinéma des étudiants(1). Une nouvelle occasion, offerte à quelques centaines de jeunes volontaires, de visionner une sélection de films indépendants portés par la radio, d’en rencontrer les réalisateurs et d’élire leur favori. L’édition 2023, à l’instar des précédentes, recèle sa part de surprise, d’hardiesse, et ce quelque chose d’insolite qu’on aime tant découvrir au cinéma.

Pour ce qui me concerne, la perle de cette année, c’est la réalisatrice française Fanny Molins qui nous la fournit avec son premier long métrage documentaire : Atlantic Bar. Présenté à Cannes l’année derrière dans le cadre de la programmation de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID), il est sorti en mars 2023 et se trouve encore diffusé par certaines salles bien avisées(2).

À l’origine du projet, Fanny Molins situe l’étrange attirance qu’elle dit éprouver depuis toujours pour les bars. Tandis que certains n’y voient que ces lieux quelconques, aménagés pour servir des boissons et rien de plus, son regard, lui, porte plus loin. Sans doute est-ce parce que celle-ci, avant de saisir la caméra, a fait de la photographie une passion. Attachée aux détails et aux beautés de l’instant, sa patte de photographe marque l’ensemble du film dont les scènes sont autant d’images d’une rare beauté. Alors, lorsqu’elle passe devant l’Atlantic Bar, niché dans une ruelle non loin des Arènes d’Arles et illuminé par le soleil chaud du midi, elle s’arrête et pose son regard. Pendant plus de trois ans, elle suivra ses habitués et, progressivement admise dans leur intimité, les photographiera. Son premier film raconte leurs histoires.

Des histoires, il n’en manque pas à l’Atlantic bar, tenu fièrement par Nathalie et son Jean-Jacques. Tous les jours ou presque, elle ouvre les portes de son établissement aux Arlésiens, aux ouvriers, aux commerçants, aux divers travailleurs. On y prend son café au comptoir, son demi en terrasse, son pastis à toute heure de la journée et, à l’occasion, on y déguste même des moules. Au fil des années, une clientèle d’habitués s’est constituée. Les gens du quartier s’y retrouvent pour le plaisir de bavarder ensemble de tout et de rien, de leur quotidien, de leurs joies, de leurs peines. Mais pour certains, l’Atlantic bar est bien plus que cela. Souvent usés par une vie de travail harassante, abîmés par ses difficultés, parfois même cassés par les coups du destin, ils y trouvent bien plus qu’un débit de boissons, un nouveau chez-soi, un refuge aux visages familiers et bienveillants. C’est bien le cas d’Alain qui, ayant vécu l’indicible – trois années à vivre dans la rue – a trouvé en Nathalie et Jean-Jacques une nouvelle famille. Idem pour Claude à l’âme de poète, ancien voyou ramené dans le droit chemin après avoir perdu son frère, égorgé pour une bagatelle. Et ce n’est pas tellement différent s’agissant de Gilbert, brigand dans la force de l’âge ayant fini par se ruiner au jeu.

Bien plus donc, qu’un simple comptoir aux yeux de ses habitués, lorsque Nathalie apprend la mise en vente du bar par son propriétaire, la nouvelle déferle telle une onde de choc dans ce milieu fier, mais fragile. 75 000 €, c’est le prix à payer pour racheter le fonds de commerce, sans quoi c’en sera fini de l’Atlantic Bar. La somme n’est pas modeste pour qui considère, comme Jean-Jacques, qu’augmenter les prix revient à dénaturer le sens de son activité – ce n’est pas ça, le « vrai bar ». Car en effet, si le café ne coûte plus un 1,5 € mais 2 € voire 2,2 € ou bien que le pastis monte à 3 €, alors, il n’y a plus personne – du moins plus Alain, Claude ou Gilbert. Telle est aussi la réalité de ce lieu, à la fois vital pour celles et ceux qui y font société et profondément vulnérable. Confronté à sa disparition, le collectif rassemble ses forces et organise la défense, sans désespoir, avec lucidité et dignité.  

En France, on connaît tous un Atlantic Bar. Ces cafés, bars, bars-tabac ou encore bars PMU parsemant notre territoire des villes aux campagnes. Ces établissements aux façades le plus souvent bien ordinaires, devant lesquelles d’aucuns passent sinon avec méfiance, du moins avec indifférence. Ces bars qu’on réduit volontiers à leurs « piliers ». Fanny Molins, elle, fait tout l’inverse avec son premier film dont l’objet est aussi, selon ses mots, de faire « une typologie de lieux qui disparaissent ». Elle le fait avec un sens esthétique admirable, exaltant les sons et les objets qui les définissent, les rires, les cris, les verres qui se remplissent, les cigarettes qui crépitent, les cartes qu’on distribue, le baby-foot qui remue, le silence d’une salle presque vide. Elle le fait encore sans artifice aucun, mettant la vitalité du lieu face à face avec son caractère tout à fait destructeur, et ne concédant rien au fléau qu’est l’alcoolisme. Elle le fait surtout avec beaucoup d’humanité et de pudeur, donnant longuement la parole à celles et ceux qui, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, sont là, existent, et renferment parfois une âme d’une richesse insoupçonnée.

Aux étudiantes et étudiants lecteurs du Temps des Ruptures, le mot de la fin : profitez donc du Prix Cinéma des étudiants de France Culture, il est enrichissant et toujours surprenant !

Références

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/evenements/devenez-jure-du-prix-cinema-des-etudiants-france-culture-2023-6657224#.

(2) V. https://www.allocine.fr/seance/film-303759/pres-de-115755/

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Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

Chronique

Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

Naissance des pieuvres (2007) est une plongée dans les débuts du cinéma féministe et donc politique de la cinéaste française Céline Sciamma. Un film d’une beauté authentique et dure qui explore les métamorphoses de l’adolescence au féminin. Plongez !

Dans la sélection du mois d’avril de LaCinetek, placée sous le signe des métamorphoses, c’est l’énigmatique Naissance des pieuvres de Céline Sciamma qui a retenu mon attention. À 27 ans, elle signait alors un premier long-métrage d’emblée remarqué, annonçant un cinéma prometteur, féministe et donc politique – ce dont témoigneront entre autres Tomboy (2011), récompensé à la Berlinale, et Portrait de la jeune fille en feu (2019), prix du scénario à Cannes.

Ici, on plonge dans les eaux troubles de l’adolescence de trois filles, en toute chose différentes et en pleine quête fiévreuse de soi. Marie, une introvertie taciturne et frêle – bien qu’au regard droit – s’émerveille avec envie devant l’équipe de natation synchronisée de sa piscine municipale. Sa meilleure amie Anne, elle, a la chance d’en être. Ce n’est pourtant pas toujours une partie de plaisir pour celle-ci qui, pataude et tout en rondeurs, préfère attendre que toutes les filles aient quitté le vestiaire pour se changer, arguant que son maillot n’a pas encore séché. Au gré des visites de Marie à la piscine, et alors que son amitié avec Anne s’étiole, une autre fille va accaparer son attention. Floriane, grande, belle et d’une fierté hautaine est méprisée par les autres nageuses de l’équipe qui la soupçonnent de coucher avec peu ou prou tous les garçons de l’équipe de water-polo. D’abord inaccessible aux sollicitations de Marie, elle finit par y trouver un intérêt en l’utilisant comme prétexte pour s’échapper de chez elle et retrouver des garçons, plantant la pauvre Marie dans un garage sombre le temps que se fasse l’affaire. Pourtant, à force de persévérance, une certaine relation se structure, et le désir et les attentes deviennent progressivement réciproques.

Avec ses trois jeunes pieuvres, interprétées de façon très convaincante par Adèle Haenel, Pauline Acquart et Louise Blachère, Céline Sciamma se confronte avec un style sans fard aux métamorphoses de l’adolescence au féminin et aux émois du cœur et de la sexualité. Dans un climat tout à la fois cruel, passionnel, érotique et largement aquatique, elle conjugue talentueusement le thème du désir homosexuel naissant à celui de la relation au corps et aux pressions sociales. Naissance des pieuvres est d’évidence le premier film d’une cinéaste résolument féministe qui, consciente des enjeux de représentation et de son impact sur la réalité, s’attache à mettre en scène des personnages féminins en qualité de sujet et non d’objet – une politique de la fiction selon ses mots(1). L’absence notable d’hommes, que l’on retrouve dans d’autres de ses films, n’est d’ailleurs aucunement « punitive » mais le moyen pour la cinéaste de focaliser toute l’attention et tout l’intérêt sur ses héroïnes, leur introspection et leur goût pour la liberté.

Le premier film de Céline Sciamma est d’une beauté authentique et dure. Son éclat ne résulte pas d’une mise en scène ou de paysages grandioses, loin de là, mais bien plus d’une simplicité profonde, complexe et sensuelle. Un film qui encourage à « s’en foutre d’être normal » et à ne pas avoir de « plafonds dans les yeux » !

Références

(1)V. son passage dans L’invité(e) des Matins de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/celine-sciamma-portrait-d-une-realisatrice-en-feu-7732045

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Goodfellas (Les Affranchis), Martin Scorsese (1990)

Chronique

Goodfellas (Les Affranchis), Martin Scorsese (1990)

La programmation de Goodfellas (1990) de Martin Scorsese par la Cinémathèque royale de Belgique m’a offert l’occasion de combiner le plaisir de voir un classique sur grand écran à la joie de découvrir une nouvelle salle. Tant le visionnage que la visite sont chaudement recommandés !

« As far back as I can remember, I always wanted to be a gangster ».

Après m’avoir permis de rendre hommage à feu Jean-Luc Godard, je me réjouis d’entamer cette chronique cinématographique pour Le Temps des Ruptures en convoquant l’un de ses fervents admirateurs(1), le non moins célèbre Martin Scorsese.

La présente référence à Godard n’est d’ailleurs pas anodine, esthétique ou un tour solennel donné à cette introduction. Non, en réalité un trait constant du célèbre Goodfellas m’a rapidement fait penser au cinéaste français, à savoir son allure documentaire. « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin(2) » avait-il déclaré. Alors certes, le film est l’adaptation du livre Wiseguy de Nicholas Pieleggi, publié en 1986 et tirée précisément d’une histoire vraie. Le caractère documentaire pourrait-on dire, découle donc naturellement du choix même de transposer une œuvre basée sur des faits réels. Pour ce qui me concerne toutefois, ce n’est qu’à l’issue des près de deux heures et demie du film que j’ai appris la réalité de l’existence de Henry Hill, protagoniste interprété par le jeune Ray Liotta dont l’éclatante carrière de canaille l’élèvera de la rue au pinacle avant de le jeter sur l’inexorable et prévisible chemin de la décadence.

Aussi, si Les Affranchis tient d’une certaine façon du documentaire à mes yeux, c’est que la montée en puissance de Hill du gamin de Brooklyn vers le malfrat par excellence, ne m’a semblé qu’un prétexte saisi par Scorsese pour décortiquer le microcosme mafieux, son organisation, sa hiérarchie, ses normes, ses activités, ses habitudes, bref, sa façon d’exister. La tournure didactique du récit n’est que renforcée par le choix de faire de Hill le narrateur de sa propre histoire. Du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours voulu devenir un gangster – nous déclare-t-il dans les premières minutes du film, par une formule restée célèbre et qui résonne tout au long de celui-ci. Jeune adolescent, il n’aspire donc qu’à intégrer cette coterie d’hors-la-loi rassemblés dans un bistrot qu’il observe avec envie depuis sa fenêtre. À première vue, ce monde qui défile sous ses yeux à tout pour plaire : là-bas, avec eux, il suffit de vouloir pour avoir, de prendre pour posséder et ce évidemment, sans n’être jamais dérangé par rien ni par personne. Prêt à tout pour en être, il gagne progressivement la confiance de Paul Cicero – le ponte du groupe – au fil des tâches qu’on accepte de lui confier. Viennent les premiers trafics, les premiers vols et la première condamnation, l’occasion pour lui d’apprendre de son mentor James Conway interprété par l’inimitable Robert De Niro les deux choses fondamentales dans la vie : ne jamais dénoncer ses amis et toujours fermer sa bouche. Plus qu’une leçon de vie, cette condamnation émancipatrice le fait entrer dans l’âge adulte avec la bénédiction de ses prochains qui l’accueillent à la sortie de l’audience à grand renfort d’applaudissements, de félicitations et de tapes amicales. C’est l’aube d’un beau parcours de truand au sein d’un trio sauvage formé avec ledit James et le fou furieux Tommy de Vitto, joué par le usual suspect Joe Pesci.

Aux explications de Henry Hill s’ajouteront bientôt celles de son épouse Karen Hill, interprétée avec brio par Lorraine Bracco. Intégrant cahin-caha ce qu’elle désigne comme la « deuxième famille » de son mari elle livre un regard à la fois étranger et féminin sur ce beau monde, une perspective doublement didactique qui permet à Scorsese, là encore, d’exposer généreusement les mœurs du milieu. De l’état d’émerveillement devant la notoriété et les innombrables passe-droits de son petit ami – travaillant prétendument dans le bâtiment – on assiste à sa lente prise de conscience du bourbier implacable dans lequel elle s’est mise.

Au-delà du goût artistique pour la violence, le motif scorsesien de la famille est en honneur et décliné tout au long du film. Le sens aigu de Scorsese pour la famille est tel, qu’il fait jouer ses propres parents dans le rôle de deux anciens – sa mère en spécialiste de spaghettis maison, son père en as du steak. C’est toutefois dans le choix et le travail musicales que le réalisateur se distingue merveilleusement, accompagnant morceau après morceau l’ascension de son golden boy, du charmeur coquet et apprécié sur fond de Soul et Pop des Marvelettes et Dean Martin, au cocaïnomane en déroute et en panique mis en musique par les Stones ou encore Cream. Une bande originale parfaite en son genre.

Après avoir fait ses premières armes dans la catégorie du gangstérisme avec Mean Streets (1973), Scorsese passe à la vitesse supérieure cinq ans avant de signer Casino (1995). Multipliant les procédés de narration pour mieux démonter la figure du gangster, d’apparence généreuse mais en réalité profondément cruelle, il fait une entrée magistrale au panthéon du genre aux côtés mais sur un registre différent de celui du Parrain de Francis Ford Coppola.

Références

(1) Au décès de J-L. Godard, M. Scorsese avait eu ces mots justes : « It’s difficult to think that he’s gone. But if any artist can be said to have left traces of his own presence in his art, it’s Godard. And I must say right now, when so many people have gotten used to seeing themselves defined as passive consumers, his movies feel more necessary and alive than ever », v. https://www.theguardian.com/film/2022/sep/14/godard-shattered-cinema-martin-scorsese-mike-leigh-abel-ferrara-luca-guadagnino-and-more-pay-tribute.

(2) Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éditions de l’Étoile/Les Cahiers du cinéma, 1985, p. 144.

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