La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (2023)

Dix ans après la sortie de son film Under the Skin (2013), le dernier long-métrage du réalisateur britannique Jonathan Glazer est actuellement au cinéma – et c’est un succès public. La Zone d’Intérêt (2023) n’a pas manqué pour autant de susciter son lot de critiques, d’exciter quelques détracteurs et moralisateurs, ranimant aussi au passage le très intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. À titre personnel, le Grand Prix du Festival de Cannes 2023 m’a littéralement sidéré, pétrifié. Aussi, c’est une chronique résolument enthousiaste qui suit ; les dénigreurs du film, passez votre chemin.

Si la personne de Rudolf Höss vous est inconnue, c’est une raison suffisante pour aller voir La Zone d’Intérêt. Nommé d’après l’espace d’environ 40 kilomètres carrés qui entoura le plus grand camp de concentration et d’extermination de l’État nazi à Auschwitz, le film nous expose le traintrain quotidien de la famille Höss. Depuis l’expulsion de Polonais et Juifs de ce territoire, du Interessengebiet en allemand, les Höss y mènent une vie bourgeoise tout ce qu’il y a de plus paisible. La vie rêvée de leur jeunesse, le bonheur du foyer familial dans une villa au jardin merveilleusement fleuri, dotée d’une piscine et même d’un toboggan pour les enfants. La vie rêvée certes. La vie promise aussi, par Hitler lui-même se rappelle Hedwig, l’épouse de Rudolf qui officie froidement en maîtresse de maison. Occuper leur « espace vital », leur Lebensraum, n’était-ce pas ce qu’on leur avait demandé, ce qu’on leur avait promis ? Lors de sa première visite, la mère d’Hedwig ne cache pas sa fierté et son bonheur pour la situation de sa fille. Flânant toutes les deux dans le jardin, celle-ci s’impatiente doucement de la pousse des plantes bordant le haut mur qui s’étend tout le long de la propriété et qui ne le recouvrent encore qu’insuffisamment à son goût. On peut le comprendre. Juste derrière ce mur, se dressent les bâtiments austères du complexe d’Auschwitz et leurs terribles cheminées dont Rudolf Höss a la charge. Bon père de famille, doux et attentionné, Höss fait par ailleurs preuve d’une détermination et d’un sérieux sans faille dans l’exercice de ses fonctions de commandant du camp d’Auschwitz. Il connaît bien son métier, et sait son importance dans la marche de la guerre menée par l’Allemagne nazie. C’est donc avec grand professionnalisme qu’il accueille chez lui, dans son salon, des industriels – tout aussi professionnels – venus lui présenter des plans de fours crématoires et leurs caractéristiques techniques. Pourtant, la politique d’extermination des Juifs s’intensifiant, certains doutent de sa capacité à bien administrer Auschwitz dans ces nouvelles conditions. Il est finalement envoyé à Oranienburg au nord de Berlin et remplacé au poste de commandement du camp. C’est un revers pour lui, bien qu’il parviendra sur demande de son épouse à conserver l’agréable villa de la zone d’intérêt pour sa famille. Le confort et les privilèges ont la peau dure… Convaincu d’avoir les épaules de l’emploi, il n’attend néanmoins qu’une chose : être renvoyé à Auschwitz pour mener à bien son travail et retrouver sa famille.

La première originalité de La Zone d’Intérêt tient évidemment à sa manière d’envisager, de présenter la Shoah : à savoir par le point de vue d’un de ses exécutants, de l’une des chevilles ouvrières du génocide des populations juives ; par l’angle du criminel nazi. Glazer explique qu’il voulait « que le spectateur soit mis en position de s’identifier non avec les victimes, mais avec les bourreaux »(1). A cet égard, le film ne manque pas sa cible, loin de là. Très rapidement et pour autant discrètement, presque à notre insu, le réalisateur nous introduit dans l’intimité familiale de Rudolf Höss. Cette introduction se fait d’autant plus facilement que sa famille apparaît à première vue relativement quelconque, rien de plus qu’une famille bourgeoise, bien rangée, dont les conditions du bonheur semblent réunies. À première vue encore – et j’insiste sur la chronologie, le père laisse presque une bonne impression ; c’est avec une voix charmante qu’il s’adresse à sa femme et à ses enfants ; c’est un personnage calme, reposant ; finalement presque banal… À dessein ou non, je n’en sais rien, le film conduit à s’interroger sur le concept de « banalité du mal » développé par Hanna Arendt lors du procès Eichmann en 1961. Pour autant, l’absence de pensée, d’autocritique que la philosophe relève en la personne d’Adolf Eichmann semble inapplicable au commandant du camp d’Auschwitz. Höss est un national-socialiste et antisémite convaincu, pleinement conscient de sa mission génocidaire. Dans son autobiographie rédigée dans l’attente de son procès au sortir de la guerre, il dit même avoir conçu des doutes quant à la « solution finale », doutes qu’il ne pouvait se permettre d’exprimer(2). S’il exécutait certes les ordres de la hiérarchie nazie, il est d’une évidence irrésistible que ce fou furieux savait pertinemment ce qu’il accomplissait à Auschwitz, c’est un truisme que de l’affirmer. L’idée d’Arendt et la mise en scène de Glazer ont toutefois tous deux, à mon sens, le mérite de souligner l’existence humaine de ces monstres, leur apparente normalité, rendant ainsi l’indicible de la Shoah moins inaccessible, moins insaisissable. D’une certaine façon, cette approche le rend bien plus terrifiant. Le survivant polonais d’Auschwitz Józef Paczyński, décédé en 2015, fut le coiffeur de Höss durant sa détention au camp de concentration ; selon ses propres mots : « Höss était un homme tout à fait normal »(3).

La deuxième originalité du film réside dans sa forme. C’est elle qui constitue en réalité le tour de force de Glazer. C’est elle qui progressivement, pas à pas, scène après scène, élimine, dégorge, expulse la normalité, la banalité du visage de l’officier nazi et de celui de sa femme ; qui ruine l’apparence de paisibilité, la parodie de bonheur du petit microcosme Höss de la zone d’intérêt ; pour, finalement, en afficher toute la monstruosité. C’est un tour de force car, pour y parvenir, le réalisateur ne recourt à aucun des ressorts « classiques », pourrait-on dire, de la représentation des horreurs de la Shoah. Encore une fois, le film se concentre quasi exclusivement sur la vie professionnelle et familiale du commandant Höss. En première analyse, les victimes, Juifs et autres détenus du camp d’Auschwitz ne semblent tout simplement pas être le sujet. D’ailleurs, et c’est éloquent, le terme juif n’est prononcé pour la première fois que tardivement, dans la bouche d’Hedwig, et pour désigner d’une façon tout à fait anecdotique ces personnes enfermées et assassinées derrière le mur de son jardin ; ces voisins, de fait. Ces victimes et l’indicible de leur condition finiront pourtant par être omniprésents. Pour ce faire, Glazer convoque une multitude d’outils cinématographiques, tous dirigés au service d’un effet de style : la suggestion ; le hors-champ. Aucune des atrocités perpétrées dans le camp d’Auschwitz n’est directement portée à l’écran ; pourtant, tout, en permanence, les suggère. Le dispositif sonore avant tout. Les banalités du quotidien de la famille Höss sont accompagnés d’un brouhaha continu émanant de l’autre côté du mur et ponctué des sourdes détonations de fusils, des réprimandes et menaces des kapos, des cris des victimes, du bourdonnement des fours, du hurlement lancinant des sirènes… Toute une série de détails participent ainsi à l’effet de suggestion. Tandis que les domestiques sont autorisés à choisir un vêtement d’une pile d’habits apportée un beau jour à la villa, Hedwig elle se prélasse devant son miroir dans une belle fourrure. On recycle sans vergogne les effets personnels des déportés. Sans surprise d’une certaine façon, quand on voit l’un des fils jouer avec des couronnes métalliques. À bien y regarder d’ailleurs, ces enfants ne semblent pas des plus épanouis. Le dispositif scénographique et le travail des caméras visent eux aussi la même fin suggestive. Le domicile familial est ainsi examiné sous toutes ses coutures. Les caméras nous emmènent dans toutes les pièces, à toute heure de la journée, avec un calme et une méthode qui ne peuvent laisser indifférent, pourvu qu’on y prête attention. On finit par comprendre que dans la zone d’intérêt on tue des Juifs comme on administre sa maison ; on les tue avec la même attention minutieuse qu’on porte à son jardin ; on les tue avec la même méthode routinière qu’on emploie pour éteindre les lumières de sa maison. On finit par être happé par cette suggestion provoquée et permanente. Elle nous dérange, elle nous embarrasse, elle nous terrifie. Le message est bien présent ; autant que le malaise.

Alors certes, on identifie bien vite l’usage de l’hors-champ et son développement tout au long du film peut susciter certaines longueurs. La sophistication et la grande maîtrise de l’art du cinéma qui l’accompagnent n’en demeurent pas moins remarquables. Et quant à Sandra Hüller et Christian Fiedel, leur jeu est tout simplement stupéfiant. Pour finir, La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer a une dernière vertu : celle de relancer le fort intéressant débat sur la représentation de la Shoah au cinéma. Que peut-on peut montrer de l’horreur absolue du génocide perpétré par le régime nazi ? Peut-on seulement le faire ? Et si l’on décide de le faire, comment le fait-on ? En réalité, les films qui traitent de cette déchirure de l’Histoire sont désormais légion et la controverse reste ouverte. C’est là sans doute une bonne chose. Du pionnier Nuit et Brouillard (1956) d’Alain Resnais, de l’immense Shoah (1985) de Claude Lanzmann en passant par le multi-oscarisé La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, tant de films se sont risqués à porter l’indicible à l’écran. Je suppose que rares sont ceux qui s’en sont seulement approchés. Dans mon expérience personnelle, La Zone d’Intérêt est de ces quelques films tant son style suggestif et malaisant regorge de puissance évocatrice. C’est pourquoi la critique que j’ai pu voir poindre selon laquelle il s’agirait d’un film dangereux, ne montrant pas ce qu’il serait plus que jamais nécessaire de montrer, est tout à fait ridicule et antiartistique. Glazer n’esthétise aucunement la Shoah, pas plus qu’il ne la relativise ou en tire une quelconque fiction. En cela, il s’inscrit d’ailleurs d’une certaine façon dans l’héritage lanzmannien, selon lequel « la mort de milliers de Juifs dans les crématoires défie à la lettre toute représentation, défie toute fiction ». Avec une approche artistique originale, il ne tait rien de l’horreur de la Shoah mais l’expose différemment. Son film et son parti pris sont donc tout à fait légitimes. Alors que Claude Bloch, un des derniers rescapés français d’Auschwitz est décédé le 31 décembre dernier, La Zone d’Intérêt est un succès bienvenu. À voir absolument. 

Références

(1)V. son entretien dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/01/30/jonathan-glazer-cineaste-de-la-zone-d-interet-nous-avons-besoin-que-le-genocide-ne-soit-pas-un-moment-calcifie-de-l-histoire_6213820_3246.html.

(2) Un passage cité par le média allemand NDR : https://www.ndr.de/geschichte/auschwitz_und_ich/Rudolf-Hoess-Der-Lagerkommandant-von-Auschwitz,hoess102.html ; l’autobiographie est publiée en version française aux éditions La Découverte : https://www.editionsladecouverte.fr/le_commandant_d_auschwitz_parle-9782707144997

(3) Cf. l’article de NDR. 

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BATTLE ROYALE de Kinji Fukasaku, une dystopie macabre dans un Japon décadent

Chronique

BATTLE ROYALE de Kinji Fukasaku, une dystopie macabre dans un Japon décadent

Aux origines de jeux vidéo tels que Call of Duty ou de la série de films Hunger Games, on trouve le film culte et testamentaire du réalisateur nippon Kinji Fukasaku : Battle Royale. Une dystopie nihiliste et macabre dans un Japon décadent et en perte de repères, désignée par Quentin Tarantino comme l’un des films qu’il aurait lui-même aimé faire.

De Battle Royale je ne savais rien, si ce n’est qu’il est communément décrit comme un film culte. Si j’avais déjà dû croiser le nom de Fukasaku quelque part, je n’y associais aucun film en particulier. Logique puisqu’en réalité je ne connais pas grand-chose du cinéma japonais – pourtant si riche. Je me souviens toutefois bien de ma première (vraie) rencontre avec celui-ci : c’était à la Cinémathèque française pour une séance à 1€ dans le cadre d’une rétrospective de l’œuvre d’Akira Kurosawa (1910-1998). J’y découvrais le quasi mythique Rashômon (1950) d’un réalisateur surnommé « l’Empereur » par ses pairs et dont la Cinémathèque nous dit qu’il ouvrit alors les portes de l’Occident au cinéma japonais… Rien que ça. J’étais évidemment conquis, à tel point que je m’empressais d’y retourner pour voir le monumental Ran (1985), une séance inoubliable. Bref, voilà pour la première rencontre.

La deuxième, c’est le superbe cinéma associatif Videodrome 2(1) de Marseille qui me l’a proposée en diffusant le fameux Battle Royale de Fukasaku, adaptation d’un roman du même nom de Kōshun Takami (1999), dans le cadre d’une programmation consacrée aux teens movies. Celles et ceux qui ne connaissent pas encore le film ont peut-être entendu parler du genre de jeu vidéo qui en a adopté le nom (PUBG, Fortnite ou encore Call of Duty en sont quelques exemples). Ceux-là auront compris que, de la Battle Royale de Fukasaku, les spectateurs eux-mêmes ne reviennent pas indemnes.

Le ton est donné dès les premières secondes du générique qui s’ouvre sur le rythme trépidant et sinistre du Dies Irae du Requiem de Verdi. Une messe des morts en guise d’introduction… Sous les coups lourds de la grosse caisse et des timbales, on suit une cohorte de journalistes surexcités se ruer vers un groupe de militaires dans un tohu-bohu complet. On aperçoit alors, progressivement, l’objet de toute cette agitation : une jeune fille, doudou à la main, recouverte de sang et souriant diaboliquement de toutes ses dents. La voici, la survivante de la dernière Battle Royale, jeu de survie grandeur nature décrété par les pouvoirs publics dans un Japon futuriste, décadent et en perte de repères. C’est là l’ultime recours pensé pour contrer l’effondrement de l’autorité des adultes sur la jeunesse dans un contexte de crise politique, économique et morale. Tous les ans, une classe d’élèves tirée au sort est conduite sur une île déserte où les jeunes gens disposent précisément de trois jours pour s’entretuer, un seul d’entre eux pouvant repartir vivant de cet infâme massacre. Cette fois-ci, c’est l’ancienne classe du professeur Kitano qui est choisie, ce dernier s’étant retiré de l’enseignement après avoir été attaqué au couteau par l’un de ses élèves. Pensant partir pour leur voyage de fin d’année, les adolescents se réveilleront dans un semblant de salle de classe pour des retrouvailles lugubres avec Kitano. Une fois les règles du jeu posées et quelques exemples faits, chacun recevra un grand sac contenant quelques vivres, une carte et une arme – allant du fusil-mitrailleur au taser en passant par la hache, la serpette ou encore un couvercle pour casserole. Que le jeu commence…

Le thème de la violence est omniprésent dans ce film testamentaire de Kinji Fukasaku, âgée de 70 ans lors de sa sortie et décédé en 2003 au début du tournage d’une suite qui ne connaîtra pas la même célébrité. Le réalisateur japonais affronta d’ailleurs cette violence dès son adolescence alors qu’il travaille dans une usine d’armement pendant la Seconde Guerre mondiale. Explorant et travaillant le sujet au fil de sa carrière, c’est avec l’expérience d’un réalisateur célèbre de films yakuzas qu’il porte la violence à son paroxysme dans Battle Royale. Elle se loge partout ! Dans les combats évidemment, où une violence déjà débridée se trouve encore exaltée par l’adolescence de ses sujets. Dans la musique, avec la violence orchestrale et vocale de Verdi en ouverture. Dans le choix des plans et la représentation des adultes également. Dans les histoires personnelles des élèves encore, tous peu ou prou aux prises avec un passé ou un présent traumatiques.

Derrière ce chaos de violence, Fukasaku met en scène ainsi les émois de l’adolescence – autre grand thème du film. Un fil conducteur qu’il développe – parfois avec un humour savoureux – à travers les multiples personnalités des élèves interprétés avec talent par un groupe de jeunes acteurs. Parmi les meilleurs clichés, on retrouve ainsi l’adolescent puceau qui, sentant sa fin approcher se met en quête de l’ultime expérience sexuelle – au risque d’une émasculation impitoyable… Les filles ne sont pas en reste et certaines, se prêtant finalement de bon cœur au jeu, en profitent pour liquider des querelles de jalousie.  

Tout bien pesé, Battle Royale est un film réussi dont le vif succès ne réside pas seulement dans le suspens angoissé d’un thriller bien ficelé. Il s’explique sans doute aussi par la critique, lancée en toile de fond, des vices et risques de la société japonaise et d’une éventuelle « guerre des générations » opposant jeunes et adultes. « Qu’est-ce qu’un adulte pourrait dire à un enfant maintenant ? » s’interroge Takeshi Kitano à la fin du film. L’acteur, réalisateur et artiste au identités multiples est enfin l’une des raisons certaines du succès du film tant Kitano excelle dans le rôle du professeur blasé à mort et tyrannique.

Pour ma part, je me souviendrai du Battle Royale de Fukasaku comme d’un fier représentant de l’art de la discordance, parvenant à superposer certains des plus beaux airs de la musique classique à des scènes d’une violence inouïe, pour un résultat d’une beauté dérangeante. En cela, ce film m’a immanquablement fait penser au chef-d’œuvre (à mes yeux) de Werner Herzog, Leçons de ténèbres (1992), à cela près que le réalisateur allemand y filme des scènes bien réelles. Battle Royale est grotesque et génial à la fois. À voir absolument.

Références

(1)https://www.videodrome2.fr.

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PLEIN SOLEIL, RENÉ CLÉMENT (1960)

Chronique

PLEIN SOLEIL, RENÉ CLÉMENT (1960)

Avis aux nostalgiques de l’été ! Quelle que soit la saison, Plein Soleil est un voyage vers l’Italie, vers les flots enivrants de la Méditerranée et son soleil chaud. Le film culte de René Clément est aussi l’acte de naissance d’une icône du septième art : Alain Delon. Révélé et consacré par Plein Soleil, l’acteur né y apparaît déjà au sommet de son talent.

L’automne étant désormais bien entamé, l’hiver s’approche dangereusement. Pour les éternels nostalgiques de la belle saison, la perspective est difficile sinon pénible. Il n’est pourtant jamais trop tard pour s’échapper des rigueurs de l’arrière-saison, du moins pour s’y employer. Étant nettement de ces nostalgiques, j’ai ressassé mes souvenirs encore ensoleillés de cet été et j’ai eu vite fait d’en saisir un en particulier. La projection dans la Cour carré du Louvre, dans une atmosphère crépusculaire, du film culte de René Clément : Plein Soleil.

Organisée à l’initiative du Festival Paradiso(1), cette séance fut d’abord l’occasion de renouer avec le cinéma en plein air et sa convivialité, que je ne pensais pas si bien établi à Paris et en France par ailleurs. Elle fut surtout une invitation au voyage, en direction de l’Italie, pour suivre les pérégrinations d’un trio fameux du septième art, aussi libre comme l’air que profondément malsain. L’intrigue, René Clément la puise dans le polar Monsieur Ripley (1950) de la romancière américaine Patricia Highsmith et il choisit, pour l’incarner, trois jeunes acteurs depuis lors entrés dans la postérité, l’un d’eux plus que tout autre. À 24 ans, Alain Delon se révèle en effet totalement dans le rôle de Tom Ripley. Individu a priori sans importance, il est engagé par un milliardaire américain pour ramener son fils Philippe Greenleaf – joué par Maurice Ronet – parti pour des vacances mondaines et semble-t-il sans fin en Italie. Tantôt bouffon, tantôt confident, Tom est l’homme à tout faire de l’existence oisive de Philippe et fait rapidement office de conciliateur dans sa relation tourmentée avec sa maîtresse Marge, interprétée par l’actrice et chanteuse Marie Laforêt, décédée en 2019. Le cadre du thriller est posé : un ambitieux subordonné et avide, un nanti frivole et imprudent, une amante fragile et convoitée. Au fil des allées et venues, de Rome à Taormine, et de traversées plus ou moins heureuses sur le magnifique voilier de Philippe, le désir aveugle de Tom se fait grandissant, excité par les humiliations qu’il subit. Sans tarder, une pensée terrible s’impose à son esprit : s’emparer de la place de Philippe. À lui l’argent, le voilier, Marge et les vacances ! Après tout, il les a suffisamment côtoyés pour s’approprier leurs façons précieuses. Parler en maître ? il apprendra. Contrefaire des signatures ? il s’entrainera.

Quelle que soit la saison, Plein Soleil est donc un voyage vers les flots enivrants, parfois inquiétants de la Méditerranée. S’y plonger, c’est aussi remonter aux plus belles années d’une collaboration artistique féconde entre la France et l’Italie, un mariage cinématographique dont découle la production commune d’environ 2000 films(2)  ! Italophone, Alain Delon y contribuera largement puisqu’après Plein Soleil, alors que sa carrière s’envole, il enchaînera les grands succès franco-italiens : Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960), L’Éclipse de Michelangelo Antonioni (1962), Mélodie en sous-sol d’Henri Verneuil (1963), Le Guépard de Visconti encore (1963), Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967), La Piscine de Jacques Deray (1968), Le Clan des Siciliens d’Henri Verneuil de nouveau (1969), ou encore Borsalino de Jacques Deray (1970). Une liste non exhaustive… Franco-italien, Plein Soleil ne l’est pas uniquement par sa production puisque c’est l’immense Nino Rota qui en composera la bande originale. La musique du compositeur de Fellini et de Visconti, de celui qui imprimera dans la mémoire auditive populaire les airs lancinants de la trilogie de Coppola Le Parrain, magnifie déjà dans Plein Soleil les scènes, les visages et les émotions. Et quand les images s’effacent, que les souvenirs s’estompent, ce sont les mélodies qui parfois demeurent et nous accompagnent nostalgiquement.

Nostalgique… Alain Delon doit l’être certainement lorsqu’il repense à ces années glorieuses et leur ribambelle de rencontres et de collaborations. De la vie folle qui sera la sienne, Plein Soleil est l’acte de naissance. Trois ans plus tôt, il n’est encore « que dalle », si ce n’est un quidam revenu d’Indochine. En 1960, il est connu du monde entier ! Cette notoriété, Delon ne l’a pas volée, il l’a conquise bien conscient de son talent et de sa beauté altière. Initialement prévu pour jouer le rôle de Philippe Greenleaf dans Plein Soleil, il parviendra à décrocher celui de Tom Ripley, convaincu d’être le meilleur à cette place. Paradoxalement, à l’entendre, cette vie de conquêtes s’est faite tout naturellement, comme l’application d’un conseil simple prophétique que lui donnera le réalisateur Yves Allégret dans son premier film : « Ne joue pas. Regarde comme tu regardes. Parle comme tu parles. Écoute comme tu écoutes. Fais tout comme tu le fais. Sois toi, ne joues pas, vis ! »(3).  

L’acteur né aime à dire qu’il a été un premier violon dirigé par des Karajan, référence au chef d’orchestre mythique de l’orchestre philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan. Voilà une métaphore qu’on veut bien lui accorder. Les polémiques et propos déplorables n’y changeront rien. Alain Delon est et demeure une icône absolue du cinéma français, un premier violon qui aura interprété parmi les plus belles partitions. Plein Soleil est son premier solo.

Références

(1) https://www.mk2festivalparadiso.com/fr.

(2)  V. https://www.liberation.fr/debats/2019/10/09/france-italie-un-mariage-tres-cinematographique_1756579/ qui revient sur le premier accord officiel de coproduction cinématographique entre la France et l’Italie du 19 octobre 1949.

(3)  Cité dans https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/france-inter/alain-delon-le-monstre-sacre-7676489.

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SANS TOIT NI LOI, AGNÈS VARDA (1985)

Chronique

SANS TOIT NI LOI, AGNÈS VARDA (1985)

Selon la dernière estimation de la Fondation Abbé Pierre, 330 000 personnes vivraient sans domicile en France, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. En 1985, la question des personnes sans domicile émerge à peine dans le débat public. Visionnaire, Agnès Varda signe Sans toit ni loi, l’une de ses œuvres majeures, où l’on suit l’itinéraire aussi libre que violent d’une jeune vagabonde, trouvée morte de froid dans un fossé.

Le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre(1) estime à 4,1 millions le nombre de personnes souffrant de mal-logement en France. 330 000 seraient sans domicile, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. Et le cortège infatigable de crises, sanitaire, économique, migratoire, énergétique n’a fait qu’empirer celle du logement, plus sourde mais bien établie et non moins pernicieuse. Le cadre est posé – du moins celui d’aujourd’hui. Alors quand j’ai vu pour la première fois Sans toit ni loi, Lion d’Or au Festival de Venise et plus grand succès commercial d’Agnès Varda, sorti en 1985 dans un contexte où la question des personnes « sans domicile fixe » émerge à peine dans le débat public et dans lequel le vagabondage et la mendicité constituent tous deux des délits réprimés par le code pénal, je me suis dit que, décidément, la disparition de la cinéaste en 2019 était une perte immense et qu’elle demeurerait, à jamais, l’un des phares les plus brillants du cinéma.

« On veut raconter qu’il y a des gens qui dorment dehors et meurent de froid ». Telle est l’intention de Varda accompagnée dans cette aventure par Sandrine Bonnaire dont le rôle principal lui vaudra, à moins de vingt ans, le César de la meilleure actrice. Ensemble, les deux femmes façonnent le personnage de Mona, une jeune vagabonde trouvée morte de froid dans un fossé. Il s’agit en soi d’un simple « fait d’hiver », une personne de plus, quelconque et inconnue, emportée par les rigueurs de la saison froide. L’incident, insignifiant pour la plupart, est le point de départ du film. En voix off, la cinéaste nous explique avoir rencontré les derniers témoins de la vie de Mona et vouloir reconstituer « les dernières semaines de son dernier hiver ». Et voilà le spectateur embarqué sur l’itinéraire de la jeune routarde, un chemin rude, parfois impulsif, souvent violent, mais toujours libre. Par une succession de flashbacks, on la suit donc parcourir les campagnes et villages du Gard et de l’Hérault, posant sa tente çà et là au gré de rencontres plus ou moins heureuses. Par la voix de celles et ceux qui ont croisé son chemin, le garagiste, la bonne, le berger, le saisonnier, l’universitaire et d’autres encore – pour la plupart acteurs amateurs jouant leur propre rôle – la personnalité de Mona se dessine progressivement, imprévisible et insoumise.

En réalité, le propos du film est double. Sans toit ni loi expose certes, sans fard, la condition de celles et ceux qui « dorment dehors et meurent de froid ». Mais il s’attache tout autant à démontrer que Mona n’est pas une victime, qu’elle ne veut pas l’être et qu’elle refuse de l’être. C’est cette tension que Varda et Bonnaire développent tout le long d’un cheminement apparemment sans but, entre liberté et servitude. Liberté d’aller où l’on veut quand on le veut, de dormir où l’on veut avec qui l’on veut, de travailler quand on l’entend et comme on l’entend. Liberté de fumer des pétards le temps d’une aventure sur la musique de The Doors. Liberté de manger des chichis avec une « platanologue » en écoutant Les Rita Mitsouko. Alors on peut comprendre la réponse de Mona, qui lorsqu’on lui demande pourquoi elle a tout quitté, répond : « la route et le champagne c’est mieux ». À sa liberté, elle a tout donné. Mais une telle liberté est exigeante, trop exigeante. Et la précarité de sa situation, les revers et les épreuves, reviennent sans cesse tel le mouvement d’un lent balancier. Sous le coup des accords dissonants d’un quatuor à cordes, l’on assiste à la détérioration minutieuse et implacable de son état général. Jusqu’à ce que le froid la saisisse.

Grand succès public et critique, Sans toit ni loi est l’une œuvres majeures du cinéma d’Agnès Varda. Avec ce huitième long-métrage, il me semble qu’elle confirme et parfait aux moins trois traits distinctifs de son art. D’une part, la justesse de son regard et la précision de son attention sur la société, ses anonymes et ses démunis. D’autre part, la singularité de son style mêlant une liberté cinématographique exquise, faite d’hasards et d’improvisations, à une très grande maîtrise technique de la narration, des plans et des mouvements. Enfin, en grande figure de la Nouvelle Vague, la confusion de la fiction et du documentaire.

Sur cette dernière note, j’aimerais recommander à celles et ceux qui verront ou reverront Sans toit ni loi, d’associer au visionnage du film, l’écoute d’un épisode de l’excellente émission Les Pieds sur terre de France Culture(2), donnant la parole à un groupe de femmes anciennement sans domicile. Après avoir regardé ensemble le film d’Agnès Varda, elles livrent leurs propres expériences et nous mettent face à face avec le devoir d’humanité, que les chiffres de la Fondation Abbé Pierre ne suffisent manifestement plus à éveiller.  

Références

(1)https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/28e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2023.

(2)https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/lire-et-cine-sans-toit-ni-loi-5171958.

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Chronique

ATLANTIC BAR, FANNY MOLINS (2022)

Sous le soleil chaud d’Arles, l’Atlantic Bar est un fier représentant d’une espèce en voie de disparition. Après l’avoir photographié, lui, ses gérants et ses habitués, Fanny Molins entreprend de raconter leurs histoires, dans un lieu aussi vital que vulnérable et destructeur.

Pour la neuvième année consécutive, France Culture a mis sur pied son Prix Cinéma des étudiants(1). Une nouvelle occasion, offerte à quelques centaines de jeunes volontaires, de visionner une sélection de films indépendants portés par la radio, d’en rencontrer les réalisateurs et d’élire leur favori. L’édition 2023, à l’instar des précédentes, recèle sa part de surprise, d’hardiesse, et ce quelque chose d’insolite qu’on aime tant découvrir au cinéma.

Pour ce qui me concerne, la perle de cette année, c’est la réalisatrice française Fanny Molins qui nous la fournit avec son premier long métrage documentaire : Atlantic Bar. Présenté à Cannes l’année derrière dans le cadre de la programmation de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID), il est sorti en mars 2023 et se trouve encore diffusé par certaines salles bien avisées(2).

À l’origine du projet, Fanny Molins situe l’étrange attirance qu’elle dit éprouver depuis toujours pour les bars. Tandis que certains n’y voient que ces lieux quelconques, aménagés pour servir des boissons et rien de plus, son regard, lui, porte plus loin. Sans doute est-ce parce que celle-ci, avant de saisir la caméra, a fait de la photographie une passion. Attachée aux détails et aux beautés de l’instant, sa patte de photographe marque l’ensemble du film dont les scènes sont autant d’images d’une rare beauté. Alors, lorsqu’elle passe devant l’Atlantic Bar, niché dans une ruelle non loin des Arènes d’Arles et illuminé par le soleil chaud du midi, elle s’arrête et pose son regard. Pendant plus de trois ans, elle suivra ses habitués et, progressivement admise dans leur intimité, les photographiera. Son premier film raconte leurs histoires.

Des histoires, il n’en manque pas à l’Atlantic bar, tenu fièrement par Nathalie et son Jean-Jacques. Tous les jours ou presque, elle ouvre les portes de son établissement aux Arlésiens, aux ouvriers, aux commerçants, aux divers travailleurs. On y prend son café au comptoir, son demi en terrasse, son pastis à toute heure de la journée et, à l’occasion, on y déguste même des moules. Au fil des années, une clientèle d’habitués s’est constituée. Les gens du quartier s’y retrouvent pour le plaisir de bavarder ensemble de tout et de rien, de leur quotidien, de leurs joies, de leurs peines. Mais pour certains, l’Atlantic bar est bien plus que cela. Souvent usés par une vie de travail harassante, abîmés par ses difficultés, parfois même cassés par les coups du destin, ils y trouvent bien plus qu’un débit de boissons, un nouveau chez-soi, un refuge aux visages familiers et bienveillants. C’est bien le cas d’Alain qui, ayant vécu l’indicible – trois années à vivre dans la rue – a trouvé en Nathalie et Jean-Jacques une nouvelle famille. Idem pour Claude à l’âme de poète, ancien voyou ramené dans le droit chemin après avoir perdu son frère, égorgé pour une bagatelle. Et ce n’est pas tellement différent s’agissant de Gilbert, brigand dans la force de l’âge ayant fini par se ruiner au jeu.

Bien plus donc, qu’un simple comptoir aux yeux de ses habitués, lorsque Nathalie apprend la mise en vente du bar par son propriétaire, la nouvelle déferle telle une onde de choc dans ce milieu fier, mais fragile. 75 000 €, c’est le prix à payer pour racheter le fonds de commerce, sans quoi c’en sera fini de l’Atlantic Bar. La somme n’est pas modeste pour qui considère, comme Jean-Jacques, qu’augmenter les prix revient à dénaturer le sens de son activité – ce n’est pas ça, le « vrai bar ». Car en effet, si le café ne coûte plus un 1,5 € mais 2 € voire 2,2 € ou bien que le pastis monte à 3 €, alors, il n’y a plus personne – du moins plus Alain, Claude ou Gilbert. Telle est aussi la réalité de ce lieu, à la fois vital pour celles et ceux qui y font société et profondément vulnérable. Confronté à sa disparition, le collectif rassemble ses forces et organise la défense, sans désespoir, avec lucidité et dignité.  

En France, on connaît tous un Atlantic Bar. Ces cafés, bars, bars-tabac ou encore bars PMU parsemant notre territoire des villes aux campagnes. Ces établissements aux façades le plus souvent bien ordinaires, devant lesquelles d’aucuns passent sinon avec méfiance, du moins avec indifférence. Ces bars qu’on réduit volontiers à leurs « piliers ». Fanny Molins, elle, fait tout l’inverse avec son premier film dont l’objet est aussi, selon ses mots, de faire « une typologie de lieux qui disparaissent ». Elle le fait avec un sens esthétique admirable, exaltant les sons et les objets qui les définissent, les rires, les cris, les verres qui se remplissent, les cigarettes qui crépitent, les cartes qu’on distribue, le baby-foot qui remue, le silence d’une salle presque vide. Elle le fait encore sans artifice aucun, mettant la vitalité du lieu face à face avec son caractère tout à fait destructeur, et ne concédant rien au fléau qu’est l’alcoolisme. Elle le fait surtout avec beaucoup d’humanité et de pudeur, donnant longuement la parole à celles et ceux qui, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, sont là, existent, et renferment parfois une âme d’une richesse insoupçonnée.

Aux étudiantes et étudiants lecteurs du Temps des Ruptures, le mot de la fin : profitez donc du Prix Cinéma des étudiants de France Culture, il est enrichissant et toujours surprenant !

Références

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/evenements/devenez-jure-du-prix-cinema-des-etudiants-france-culture-2023-6657224#.

(2) V. https://www.allocine.fr/seance/film-303759/pres-de-115755/

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Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

Chronique

Naissance des pieuvres, Céline Sciamma (2007)

Naissance des pieuvres (2007) est une plongée dans les débuts du cinéma féministe et donc politique de la cinéaste française Céline Sciamma. Un film d’une beauté authentique et dure qui explore les métamorphoses de l’adolescence au féminin. Plongez !

Dans la sélection du mois d’avril de LaCinetek, placée sous le signe des métamorphoses, c’est l’énigmatique Naissance des pieuvres de Céline Sciamma qui a retenu mon attention. À 27 ans, elle signait alors un premier long-métrage d’emblée remarqué, annonçant un cinéma prometteur, féministe et donc politique – ce dont témoigneront entre autres Tomboy (2011), récompensé à la Berlinale, et Portrait de la jeune fille en feu (2019), prix du scénario à Cannes.

Ici, on plonge dans les eaux troubles de l’adolescence de trois filles, en toute chose différentes et en pleine quête fiévreuse de soi. Marie, une introvertie taciturne et frêle – bien qu’au regard droit – s’émerveille avec envie devant l’équipe de natation synchronisée de sa piscine municipale. Sa meilleure amie Anne, elle, a la chance d’en être. Ce n’est pourtant pas toujours une partie de plaisir pour celle-ci qui, pataude et tout en rondeurs, préfère attendre que toutes les filles aient quitté le vestiaire pour se changer, arguant que son maillot n’a pas encore séché. Au gré des visites de Marie à la piscine, et alors que son amitié avec Anne s’étiole, une autre fille va accaparer son attention. Floriane, grande, belle et d’une fierté hautaine est méprisée par les autres nageuses de l’équipe qui la soupçonnent de coucher avec peu ou prou tous les garçons de l’équipe de water-polo. D’abord inaccessible aux sollicitations de Marie, elle finit par y trouver un intérêt en l’utilisant comme prétexte pour s’échapper de chez elle et retrouver des garçons, plantant la pauvre Marie dans un garage sombre le temps que se fasse l’affaire. Pourtant, à force de persévérance, une certaine relation se structure, et le désir et les attentes deviennent progressivement réciproques.

Avec ses trois jeunes pieuvres, interprétées de façon très convaincante par Adèle Haenel, Pauline Acquart et Louise Blachère, Céline Sciamma se confronte avec un style sans fard aux métamorphoses de l’adolescence au féminin et aux émois du cœur et de la sexualité. Dans un climat tout à la fois cruel, passionnel, érotique et largement aquatique, elle conjugue talentueusement le thème du désir homosexuel naissant à celui de la relation au corps et aux pressions sociales. Naissance des pieuvres est d’évidence le premier film d’une cinéaste résolument féministe qui, consciente des enjeux de représentation et de son impact sur la réalité, s’attache à mettre en scène des personnages féminins en qualité de sujet et non d’objet – une politique de la fiction selon ses mots(1). L’absence notable d’hommes, que l’on retrouve dans d’autres de ses films, n’est d’ailleurs aucunement « punitive » mais le moyen pour la cinéaste de focaliser toute l’attention et tout l’intérêt sur ses héroïnes, leur introspection et leur goût pour la liberté.

Le premier film de Céline Sciamma est d’une beauté authentique et dure. Son éclat ne résulte pas d’une mise en scène ou de paysages grandioses, loin de là, mais bien plus d’une simplicité profonde, complexe et sensuelle. Un film qui encourage à « s’en foutre d’être normal » et à ne pas avoir de « plafonds dans les yeux » !

Références

(1)V. son passage dans L’invité(e) des Matins de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/celine-sciamma-portrait-d-une-realisatrice-en-feu-7732045

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Goodfellas (Les Affranchis), Martin Scorsese (1990)

Chronique

Goodfellas (Les Affranchis), Martin Scorsese (1990)

La programmation de Goodfellas (1990) de Martin Scorsese par la Cinémathèque royale de Belgique m’a offert l’occasion de combiner le plaisir de voir un classique sur grand écran à la joie de découvrir une nouvelle salle. Tant le visionnage que la visite sont chaudement recommandés !

« As far back as I can remember, I always wanted to be a gangster ».

Après m’avoir permis de rendre hommage à feu Jean-Luc Godard, je me réjouis d’entamer cette chronique cinématographique pour Le Temps des Ruptures en convoquant l’un de ses fervents admirateurs(1), le non moins célèbre Martin Scorsese.

La présente référence à Godard n’est d’ailleurs pas anodine, esthétique ou un tour solennel donné à cette introduction. Non, en réalité un trait constant du célèbre Goodfellas m’a rapidement fait penser au cinéaste français, à savoir son allure documentaire. « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin(2) » avait-il déclaré. Alors certes, le film est l’adaptation du livre Wiseguy de Nicholas Pieleggi, publié en 1986 et tirée précisément d’une histoire vraie. Le caractère documentaire pourrait-on dire, découle donc naturellement du choix même de transposer une œuvre basée sur des faits réels. Pour ce qui me concerne toutefois, ce n’est qu’à l’issue des près de deux heures et demie du film que j’ai appris la réalité de l’existence de Henry Hill, protagoniste interprété par le jeune Ray Liotta dont l’éclatante carrière de canaille l’élèvera de la rue au pinacle avant de le jeter sur l’inexorable et prévisible chemin de la décadence.

Aussi, si Les Affranchis tient d’une certaine façon du documentaire à mes yeux, c’est que la montée en puissance de Hill du gamin de Brooklyn vers le malfrat par excellence, ne m’a semblé qu’un prétexte saisi par Scorsese pour décortiquer le microcosme mafieux, son organisation, sa hiérarchie, ses normes, ses activités, ses habitudes, bref, sa façon d’exister. La tournure didactique du récit n’est que renforcée par le choix de faire de Hill le narrateur de sa propre histoire. Du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours voulu devenir un gangster – nous déclare-t-il dans les premières minutes du film, par une formule restée célèbre et qui résonne tout au long de celui-ci. Jeune adolescent, il n’aspire donc qu’à intégrer cette coterie d’hors-la-loi rassemblés dans un bistrot qu’il observe avec envie depuis sa fenêtre. À première vue, ce monde qui défile sous ses yeux à tout pour plaire : là-bas, avec eux, il suffit de vouloir pour avoir, de prendre pour posséder et ce évidemment, sans n’être jamais dérangé par rien ni par personne. Prêt à tout pour en être, il gagne progressivement la confiance de Paul Cicero – le ponte du groupe – au fil des tâches qu’on accepte de lui confier. Viennent les premiers trafics, les premiers vols et la première condamnation, l’occasion pour lui d’apprendre de son mentor James Conway interprété par l’inimitable Robert De Niro les deux choses fondamentales dans la vie : ne jamais dénoncer ses amis et toujours fermer sa bouche. Plus qu’une leçon de vie, cette condamnation émancipatrice le fait entrer dans l’âge adulte avec la bénédiction de ses prochains qui l’accueillent à la sortie de l’audience à grand renfort d’applaudissements, de félicitations et de tapes amicales. C’est l’aube d’un beau parcours de truand au sein d’un trio sauvage formé avec ledit James et le fou furieux Tommy de Vitto, joué par le usual suspect Joe Pesci.

Aux explications de Henry Hill s’ajouteront bientôt celles de son épouse Karen Hill, interprétée avec brio par Lorraine Bracco. Intégrant cahin-caha ce qu’elle désigne comme la « deuxième famille » de son mari elle livre un regard à la fois étranger et féminin sur ce beau monde, une perspective doublement didactique qui permet à Scorsese, là encore, d’exposer généreusement les mœurs du milieu. De l’état d’émerveillement devant la notoriété et les innombrables passe-droits de son petit ami – travaillant prétendument dans le bâtiment – on assiste à sa lente prise de conscience du bourbier implacable dans lequel elle s’est mise.

Au-delà du goût artistique pour la violence, le motif scorsesien de la famille est en honneur et décliné tout au long du film. Le sens aigu de Scorsese pour la famille est tel, qu’il fait jouer ses propres parents dans le rôle de deux anciens – sa mère en spécialiste de spaghettis maison, son père en as du steak. C’est toutefois dans le choix et le travail musicales que le réalisateur se distingue merveilleusement, accompagnant morceau après morceau l’ascension de son golden boy, du charmeur coquet et apprécié sur fond de Soul et Pop des Marvelettes et Dean Martin, au cocaïnomane en déroute et en panique mis en musique par les Stones ou encore Cream. Une bande originale parfaite en son genre.

Après avoir fait ses premières armes dans la catégorie du gangstérisme avec Mean Streets (1973), Scorsese passe à la vitesse supérieure cinq ans avant de signer Casino (1995). Multipliant les procédés de narration pour mieux démonter la figure du gangster, d’apparence généreuse mais en réalité profondément cruelle, il fait une entrée magistrale au panthéon du genre aux côtés mais sur un registre différent de celui du Parrain de Francis Ford Coppola.

Références

(1) Au décès de J-L. Godard, M. Scorsese avait eu ces mots justes : « It’s difficult to think that he’s gone. But if any artist can be said to have left traces of his own presence in his art, it’s Godard. And I must say right now, when so many people have gotten used to seeing themselves defined as passive consumers, his movies feel more necessary and alive than ever », v. https://www.theguardian.com/film/2022/sep/14/godard-shattered-cinema-martin-scorsese-mike-leigh-abel-ferrara-luca-guadagnino-and-more-pay-tribute.

(2) Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éditions de l’Étoile/Les Cahiers du cinéma, 1985, p. 144.

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