Les conseils de Rainer Maria Rilke à un jeune poète

Chronique

Les conseils de Rainer Maria Rilke à un jeune poète

Compilation d’échanges épistolaires avec Franz Xaver Kappus, cadet à l’école militaire de l’Empire austro-hongrois qui se rêve poète, Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke se révèle être un manifeste universel de l’écriture et, plus largement, de la sensibilité à toute forme d’art.

Franz Xaver Kappus découvre à vingt ans que le fameux poète Rilke fréquentait la même école militaire que lui. Dès lors, prenant son courage à deux mains, il choisit de lui adresser une première lettre pour lui faire part de ses doutes sur la suite donnée à sa carrière : l’armée ou la poésie. Au jeune poète qui lui envoie ses vers pour le prier de lui donner son avis, Rilke choisit de ne formuler ni critique ni jugement mélioratif. Ses réponses vont être en réalité de portée générale. Aussi cette compilation de lettres n’ouvre pas le chemin vers l’intime qu’on pourrait attendre d’une relation épistolaire. La préface de la réédition de 1987 à ce livre souligne d’ailleurs à juste titre la « portée universelle » de ce « manuel de la vie créatrice ».

L’œuvre du « vouloir écrire »

Cette expression vient du célèbre critique Roland Barthes (1), lequel a bien perçu que l’objet de l’échange de lettres n’était pas l’écriture en tant que telle – et donc ses problématiques techniques – mais la volonté d’écrire, le désir d’écrire voire la nécessité d’écrire. Pour savoir si ses vers sont « bons » ou non, le jeune poète de 20 ans ne doit pas chercher l’aval critique de ses pairs, mais puiser au fond de lui toute sa sensibilité.

Rilke l’affirme en ces termes : « Rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire. […] Creusez en vous-même jusqu’à trouver la raison la plus profonde. […] Et si de ce retournement vers l’intérieur, de cette plongée vers votre propre monde, des vers viennent à surgir, vous ne penserez pas à demander à quiconque si ce sont de bons vers ». Une sorte de chambre à soi intérieure est indispensable, dégagée des contingences de l’époque – stylistiques ou politiques. L’écriture est pensée par Rilke comme une recherche solitaire d’une vérité intime par et pour la poésie elle-même. La solitude est ainsi essentielle, l’écriture doit être tournée vers soi plutôt que tournée vers l’extérieur (et donc sa possible réception).

Prosaïquement, le dilemme professionnel auquel est confronté Franz Xaver Kappus n’en est pas un pour Rilke. S’il se sent pénétré d’un désir d’écrire, du désir d’écrire, alors celui-ci doit guider sa vie. Ce qui au demeurant n’est pas inconciliable avec une vie professionnelle plus ordinaire et traditionnelle. Le désir d’écrire peut se transcrire en une frénésie qui prend l’être tout entier, mais il peut aussi se traduire par des aspirations passagères mais non moins intenses.

Laisser l’art pénétrer lentement l’inconscient

L’autre conseil majeur que Rilke prodigue à son cadet renvoie tant à la production qu’à la réception d’une œuvre. Pour lui, l’intellectualisation est l’ennemi de la sensibilité. Dès lors, après avoir lu un livre ou des vers, il ne faut pas chercher à lire ce que les critiques en disent, ni l’analyser sur l’instant. Laisser maturer l’œuvre au sein de son esprit, là est la clé. C’est d’ailleurs ce conseil qui m’a poussé à écrire cette chronique du mois d’avril, puisque l’appliquant désormais, je ne peux que le recommander.

C’est en soi qu’il faut laisser les œuvres faire leur œuvre, leur permettre de germer sans être adossées à une réflexion consciente. N’y voyez aucune psychanalyse ou spiritualisme, il n’y a pas de processus magique, simplement le temps offre de nouvelles perspectives et permet de de sortir de l’immédiateté de l’analyse artistique. Après la lecture d’un livre, d’un poème ou le visionnage d’un film, nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir précisément ce que l’on en pense. N’avez-vous jamais changé d’avis sur un film entre le moment où vous sortez de la salle et, disons, une semaine après alors que vous en parlez avec un ami ? C’est cette sensation que Rilke nous recommande de laisser se propager. Il intime son correspondant de laisser « chaque impression et chaque germe de sensibilité s’accomplir en [soi], dans l’obscurité, dans l’indicible, l’inconscient […], cela seul s’appelle vivre l’expérience de l’art ». Il ajoute également que « la patience est tout ». Il s’agit d’un processus sur lequel nous n’avons pas de prise directe. Laisser le temps faire son œuvre sur un vers ou un roman, voilà ce qu’enseigne Rilke à son jeune compair.

Réferences

(1) Roland Barthes, La Préparation du roman I et II : cours et séminaire au collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003

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Romain Gary et l’éducation européenne

Chronique

Romain Gary et l’éducation européenne

Pour cette nouvelle chronique, Milan Sen ne peux résister à l’envie de vous parler à nouveau d’un roman de Romain Gary. Comme pour les Cerfs-volants, il traite du thème de la résistance, en la plaçant cette fois-ci non pas en Normandie mais en Pologne. Le titre peut porter à confusion, Milan Sen l’a lui-même acheté en pensant lire un ouvrage porté sur une sorte de culture européenne positive, voire un opus civilisationnel. C’est au contraire au travers des heures les plus sombres qu’a vécues notre vieux continent que Gary entend approcher une « conscience » européenne.

Traduit dans 27 langues, Education européenne se trouve être le premier roman publié par Gary, en 1944 en Angleterre et en 1945 en France. Il est principalement écrit en 1943 mais sa rédaction commence dès 1941, alors que son auteur combat comme aviateur pour la France libre. La mort s’approchant – la plupart des amis aviateurs de Gary perdent la vie durant la guerre – il ressent le besoin de laisser une trace pour l’histoire. Précisons toutefois que la version que j’ai lue, et qui est disponible en France, correspond à une version remaniée en 1956. Celle-ci voit l’ajout d’un nouveau personnage dont j’aimerais dire quelques mots : Nadejda.

Son apparition dans la version de 1956 modifie profondément le sens du texte. Le « partisan Nadejda » est un chef imaginé (peut-être imaginaire ?) qui dirigerait la résistance polonaise sans jamais se faire ni prendre ni découvrir. Personne ne l’a rencontré en personne mais tous les protagonistes connaissent quelqu’un qui connait quelqu’un qui jure l’avoir déjà approché. Les résistants polonais s’unissent derrière cette figure légendaire qui agit comme un catalyseur des espoirs et comme un « mythe mobilisateur » au sens de Georges Sorel, c’est-à-dire ensemble lié d’idées, d’images capables d’évoquer « en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie », les sentiments qui s’ordonnent à un projet donné, ici la résistance. A la lecture du roman on comprend aisément que Nadejda représente, dans l’esprit de Gary, le général de Gaulle. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le gaullisme inconditionnel du double Prix Goncourt dans une article ici, et cette fois encore sa passion pour l’homme du 18 juin est palpable. Nadejda, comme de Gaulle, c’est le personnage autour duquel tous les résistants se rallient, c’est le symbole de la liberté et de la souveraineté nationale. Mais loin d’être un roman nationaliste, l’Education européenne est avant tout une ode à l’entente entre les peuples européens.

On suit plusieurs personnages dans le maquis polonais, tantôt robustes, parfois chétifs ou lâches. Par une écriture tantôt poétique, tantôt descriptive, Gary crée des images vibrantes et saisissantes, qui touchent au cœur et marquent les esprits. Le roman n’est pas à laisser entre les mains d’un lectorat sensible, puisque la mort et l’atrocité de la guerre y sont omniprésents. Son style empreint de subtilité et de puissance captive l’attention et l’imaginaire, brossant des portraits sensibles et authentiques de personnages vivants – pour combien de temps ? – et mémorables. Ce sont les atrocités de la guerre et la souffrance de la résistance que l’auteur souhaite mettre en avant. Alors, se demanderaient certains, pourquoi placer ce roman sur le front de l’Est et pas en France ? Justement pour montrer que cette expérience de l’horreur est européenne.

Tadek Chmura, personnage important de l’ouvrage, donne une parfaite définition de ce qu’aurait pu être l’éducation européenne « positive », et une autre de ce qu’elle est au moment où Gary écrit : « l’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelotons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie belle. C’est l’heure des ténèbres. »

L’histoire donnera d’ailleurs raison à l’auteur de l’Education européenne. Les millions de morts des guerres mondiales auront davantage fait pour l’unité européenne (précisons qu’il n’y a ici aucun européisme béat de ma part, mais simplement le constat qu’aujourd’hui les Français qui souhaitent envahir l’Allemagne se comptent certainement sur les doigts d’une main) que des siècles de voisinage et d’échanges culturels. La véritable éducation européenne, ce n’est pas la Renaissance, les Lumières ou le socialisme. La véritable éducation européenne, c’est l’expérience commune des horreurs de la guerre.  

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