Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Permettre l’émergence de l’idéal coopératif en remplacement de l’idéal concurrentiel

Face à l’épuisement des logiques concurrentielles et à la déliaison des rapports sociaux, le biorégionalisme propose un renversement paradigmatique : substituer à l’idéal de compétition celui de coopération symbiotique. En s’inspirant des interactions écologiques, il entend faire advenir une société où l’interdépendance devient norme, et la solidarité, moteur. Cette perspective ne relève ni de la naïveté morale ni de l’utopie désincarnée, mais d’une rationalité écosystémique appliquée au champ social. Ainsi, la symbiose devient principe politique, et la communauté, cadre opératoire de la justice.

Être en harmonie avec son environnement, son histoire et sa culture, voilà divers objectifs phares du biorégionalisme. Toutefois, nous n’avons pas encore abordé une autre forme d’harmonie, celle entre les individus. Si nous avons rapidement abordé cette idée dans la présentation politique du biorégionalisme, il est nécessaire de détailler plus en profondeur le fort intérêt biorégionaliste en faveur d’une bonne coopération entre les individus. Comme toujours avec le biorégionalisme, cette aspiration à plus de coopération se fondent sur les dynamiques écosystémiques régissant notre environnement. Elle prend ainsi racine dans l’une des lois fondamentales de nos écosystèmes : la symbiose. Phénomène scientifique décrivant les mécanismes du vivant usant de « l’interaction et l’interdépendance comme moyens de survie »[1], la symbiose apparaît sous de nombreux angles comme « le fondement du fonctionnement de la nature »[2]. Aussi, devant l’importance et la persistance de ce phénomène dans la nature, le biorégionalisme souhaite développer une société plus symbiotique, c’est-à-dire une société où chaque individu agit pour le développement de l’autre. Dans l’Art d’Habiter la Terre. Prenant appui sur les travaux du biologiste William Trager, Sale écrit :

Dans son petit ouvrage Symbiose (…), le biologiste William Trager soutien que ce n’est pas nécessairement le résultat de conflits naturels qui atteste du succès d’une espèce : « Peu de gens se rendent compte que la coopération réciproque entre différents types d’organismes, la symbiose, est tout aussi importante, et que le « plus fort » est peut-être celui qui aide le mieux l’autre à survivre. »

Ainsi, la symbiose est un modèle aussi convenable qu’un autre pour une société humaine réussie qu’on peut envisager comme un endroit où les familles coopéreraient au sein des quartiers, les quartiers au sein des communautés, les communautés au sein des villes et les villes au sein des régions, tout cela sur un principe de collaboration et d’échange, de coopération et de bénéfices mutuels. Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé.[3]

La coopération prévalant – ou à minima équivalent – sur la concurrence dans la nature, le biorégionalisme souhaite que cette dernière puisse aussi prévaloir dans les relations humaines. Ô combien éloigné de nos modes de vies, la portée coopérative du biorégionalisme entend ainsi mutualiser les forces pour que le plus forts agissent en faveur du bien-être du plus faible. Derrière ces mots abstraits, il s’agit surtout de faire renaître les logiques de solidarité qui régissaient les relations humaines avant l’ère industrielle. Loin de vouloir seulement maximiser le potentiel des meilleurs d’entre nous, le biorégionalisme entend maximiser le bonheur de toutes et tous via une répartition proportionnelle des efforts collectifs entre les plus aisés et les plus précaires d’entre nous. Autour de logiques de solidarité plus ou moins grandes – qui peuvent se superposer les unes sur les autres comme le souligne Sale –, nous serions alors poussés à nous préoccuper pleinement du sort de l’autre, à être responsables de l’épanouissement de chacun. Sans vouloir l’égalité absolu, le biorégionalisme entend réduire les inégalités entre les individus via la mise en action des plus favorisés au service de ceux en difficultés. En bref, il s’agit de veiller à ce que la maximisation du bonheur collectif prime sur celle du bonheur individuel. Cette logique de coopération au service du plus grand nombre ne s’applique, par ailleurs, pas uniquement aux relations entre les individus. Par exemple, on constate également qu’une juste coopération entre les lieux et espaces de vies est prévu par la pensée biorégionale. Sur ce point, Sale énonce que « Suivant un modèle symbiotique, les objectifs seraient plutôt d’établir la parité dans les relations entre une ville et son arrière-pays, un flux mutuel qui reconnaît la dépendance – une dépendance nécessaire et mutuellement comprise – de l’un par rapport à l’autre »[4]. La symbiose devient ainsi la règle d’or de l’ensemble des interactions humaines, qu’elles soient sociales, économiques, politiques… Sans chercher à ce que chacune de ces relations portent en elle une équité absolue, la symbiose humaine entend nous lier durablement les uns aux autres grâce à des interdépendances connues et apprivoisées de toutes et tous. De la sorte, le modèle biorégionaliste entend développer une vision où l’épanouissement de la communauté est de la responsabilité de tout un chacun. Loin de nous opposer ou nous mettre en concurrence, cette logique souhaite que nous travaillions les uns pour les autres afin de reprendre le pouvoir de façonner une société plus vertueuse.

Cet appel à la solidarité et la coopération entre les individus n’est pas qu’un simple vœu pieu. Ainsi, si nous sommes collectivement attachés à ces valeurs, il serait faux de dire que l’objectif de supériorité sur les autres n’est pas un objectif rationnel que nous adoptons au quotidien. Ce n’est pas par cruauté que nous le faisons, nous le faisons car rien ou presque nous poussent à agir pour l’intérêt général. Aussi, le biorégionalisme entend trouver un moyen pour pousser les individus à faire rationnellement le choix de l’intérêt général. Pour cela, à nouveau, la solution proposée par la pensée biorégionale se fonde dans l’instauration d’une nouvelle échelle de vie pour les individus. On lit ainsi dans l’Art d’Habiter la Terre :

Partager une même biorégion correspond à partager naturellement les mêmes configurations de vie, les mêmes contraintes économiques et sociales, c’est-à-dire les problèmes et opportunités environnementaux, de sorte qu’on a toutes les raisons de s’attendre à y trouver contacts et coopérations.[5]

Pour promouvoir plus de solidarité, il faut que nous nous connaissions les uns les autres. Le fait que nous vivions aujourd’hui de manière ultra éclatée empêche cela et entrave les solidarités entre les individus. Pour éviter ce problème, le biorégionalisme propose de nous replacer dans des espaces où les individus se connaissent et tissent des liens. Sans proximité géographique, nous ne pouvons percevoir l’essence sociale qui fonde tout collectif humain. Nous ne pouvons pas non plus nous placer dans une démarche rationnelle de solidarité envers autrui. Être confronté aux difficultés d’autrui, à sa détresse ou à son mal être conduit chacun et chacune à renouer avec le sens même du mot entraide. Aussi, la proximité humaine et géographique permise par le biorégionalisme entraîne de facto les individus à être dans la perception et l’action concrète envers les autres. L’empathie est un réflexe ancré en chacun et chacune d’entre nous, le problème est « seulement » que ce réflexe a besoin d’être confronté à la réalité pour s’exprimer. C’est en amenant les individus à se connaître les uns les autres, à se confronter aux difficultés d’autrui que le biorégionalisme rend naturel la solidarité entre les individus. Personne ne laisse devant soit quelqu’un mourir de faim ou de froid. Personne ne peut rester impassible ou inactif face à la détresse d’autrui. Cela est d’ailleurs d’autant plus vrai quand on connaît la personne et que l’on dispose des capacités pour l’aider. Tout change donc avec l’échelle biorégionale, la solidarité y devient la règle puisqu’elle concerne des situations et des personnes connues par tous et toutes. L’échelle n’est toutefois pas l’unique focale biorégionale qui favorise la coopération entre les individus. Sale énonce :

L’autosuffisance encourage nécessairement la population à tourner le regard vers elle-même, à chercher une plus grande cohésion, à s’intéresser à elle-même. Elle favorise un sens aigu de la camaraderie, tout en augmentant la fierté et la résilience inhérentes à toute connaissance du soi, ses compétences, contrôles, stabilités et indépendances.[6] 

Dépendre de l’autre conduit à vouloir son épanouissement. Fondé sur l’autosuffisance et la communauté, le biorégionalisme rend concret les liens – matériels comme immatériels – qui unissent nos vies entre elles. L’intérêt personnel et collectif deviennent ici lié l’un à l’autre puisqu’agir pour le bien d’autrui sert autant la société que l’individu lui-même, la prospérité de ce dernier dépendant de celle tous. L’idée que « Le « plus fort » y serait celui qui aide le plus – et qui, par là même, est le plus aidé »[7] prend tout son sens dans cette logique. Tournant le dos aux logiques concurrentiels et égoïstes qui régissent aujourd’hui nos interactions, le projet biorégional réussit à rendre normal ce que la morale n’a pas réussi à faire en plusieurs siècles. Tout cela grâce au changement d’échelle que propose le biorégionalisme. Lié les uns aux autres, les individus forment une vraie communauté humaine où aider autrui coule de source. Cette forte liaison collective permet enfin de renouer avec l’appétence naturelle de l’Homme à l’entraide[8]. De façon concomitance, cette logique collective tend au bon développement des actions humaines favorables à la préservation de l’environnement. Avec le biorégionalisme, le pouvoir appartient à tous et dépend de la bonne action de chacun. C’est en tout cas ce que précise Sale dans son ouvrage. On y lit :

Le pouvoir, s’il fallait le trouver quelque part et le nommer ainsi, appartiendrait à la totalité de la citoyenneté et non à aucune administration. (…) Il serait ainsi du devoir de chaque individu de bien vouloir agir en tant que personne publique, de se renseigner pour rester informé des questions publiques ainsi que de se préoccuper et de décider des politiques publiques.[9]

Chacun disposant d’un pouvoir relatif sur le bien-être collectif, le biorégionalisme mise sur l’action et l’intelligence collective pour bien fonctionner. Afin que le pouvoir soit effectivement réparti entre les individus, une société biorégionale attend à ce titre que chacun et chacune nous jouons pleinement notre rôle au sein de la société. Chaque membre – selon ses capacités – est désormais responsable du respect de l’intérêt collectif, ce dernier étant le préalable à la satisfaction des intérêts individuels. Chacun dépendant de l’autre pour prospérer, il est indispensable qu’aucun passager clandestin[10] ne prenne place dans le tout biorégional. Le processus éducatif préalable à tout projet biorégional doit ainsi servir à éviter l’apparition de ce genre de logique. L’enjeu de la bonne connaissance des logiques écosystémiques qui nous entourent, du rôle de chacun et chacune au sein de la communauté est essentiel à la réussite du projet biorégional. Sale précise et souligne cet élément dans l’Art d’Habiter la Terre. Concernant la définition des délimitations géographiques des espaces biorégionaux, on lit notamment :

C’est pourquoi je pense que les décisions finales relatives aux délimitations des frontières biorégionales ou aux différentes échelles auxquelles créer les institutions humaines peuvent tranquillement être laissées aux personnes qui y vivent, à l’unique condition qu’elles aient accompli leur travail de perfectionnement de sensibilité biorégionale et qu’elles aient aiguisé leur conscience biorégionale.[11]

Sans une fine connaissance des préceptes biorégionalistes, l’idée même d’une répartition horizontale et collective du pouvoir est remise en question. L’idée n’est pas d’instaurer du collectif pour instaurer du collectif. Le collectif ne fait sens dans l’idéal biorégional que s’il assure une symbiose entre les individus, s’il assure l’émergence d’une force commune. Pour cela, il est nécessaire que chaque acteur sache ce qu’il doit faire et agisse en conséquence. Une fois cela fait, l’utopie solidaire et humaniste que porte le biorégional adviendra naturellement. Cette utopie a d’ailleurs pour objectif d’ouvrir ses portes à toutes celles et ceux qui souhaite s’y investir. En effet, si l’idéal biorégional est localement situé, il ne souhaite aucunement rejeter ce qui est extérieur à lui. Cherchant à tout prix à ne pas tomber dans l’entre soit, le projet biorégional aspire au contraire à servir de modèle pour les communautés humaines qui n’ont pas encore adopté son idéal. A ce titre, l’ouverture du biorégionalisme vers l’extérieur est un point indissociable de son fonctionnement et de sa structuration. Confiant en la robustesse de son fonctionnement, le projet biorégional veut ainsi œuvrer avec les autres sans en être dépendant. C’est ce lien du biorégionalisme avec l’extérieur que nous allons aborder dans la prochaine partie.

Défendre une société locale, humaine et solidaire qui refuse le rejet de l’autre

Si être biorégionaliste va de pair avec la défense d’un socle « local », il est important de souligner qu’il n’est en rien synonyme de repli sur soi. Comme nous venons de le dire, le biorégionalisme entend au contraire ouvrir son modèle pour inspirer d’autres communautés. Cette aspiration à l’ouverture répond à une forte volonté de ne pas se renfermer dans une seule et unique vision du monde. En effet, à travers les interférences entre les communautés, le biorégionalisme souhaite développer un localisme dépourvu de toute portée isolationniste – du moins du point de vue culturel et scientifique. A ce titre, il convient de souligner que le mélange des cultures, des modes de vies et des savoirs locaux constituent l’un des piliers du modèle biorégional. Sale aborde logiquement cette particularité du biorégionalisme. Il dit : 

En toute logique, la mosaïque biorégionale devrait donc être fondamentalement constituée de communautés, aussi texturées, développées et complexes que l’on peut imaginer, chacune ayant sa propre identité, son propre esprit, mais toutes ayant évidemment quelque chose en commun avec les communautés voisines dans une biorégion partagée (…). Un aspect fondamental au sujet de cette mosaïque fut suggéré il y a une décennie (…) dans (…) Changer ou disparaître. Plan pour la survie :

Bien que nous pensions que les petites communautés devraient être l’unité de base de la société, et que chaque communauté devrait être aussi autonome que possible, nous voudrions souligner ce fait que nous ne proposons nullement qu’elles soient centrées sur elles-mêmes, égocentrées, ni en aucun cas fermées au reste du monde. Il devrait y avoir un réseau de communication efficace et sensible entre toutes les communautés, de manière à ce que les préceptes de base de l’écologie, comme l’entrelacement des choses et les effets lointains des processus écologiques et de leurs perturbations, puisent influer sur les prises de décisions communes.[12]

Le biorégionalisme est une vision collective du monde, c’est pour cette raison qu’il est inconcevable qu’elle induise la moindre aspiration au rejet de l’autre. Au contraire, l’idéal biorégional souhaite favoriser les liens entre les individus, entre les communautés biorégionales. Comme toujours, cette aspiration s’inspire des mécanismes écosystémiques à l’œuvre dans l’environnement. Par essence, la nature est faite de mélange. Aussi, si chaque communauté doit baser son existence sur ses propres aspirations et capacités, le biorégionalisme entend que chaque communauté soit intégrée à un ensemble biorégionale perméable qui dépasse leur vision propre. La mosaïque biorégionale présentée par Sale représente très justement cette vision globale du biorégionalisme, où les diversités de chaque biorégion s’emboîte les unes entre les autres. Cherchant à éviter que les biorégions soient « fermées au reste du monde », l’idéal biorégional prévoit d’instaurer des liens de communication direct entre chaque biorégion afin que chaque biorégion « puisse influer sur les prises de décisions communes ». Par ce biais, le biorégionalisme entend intégrer dans les processus décisionnels de chaque communauté des éléments dépassant le cadre géographique de la biorégion en question.

Cette volonté de favoriser le dialogue et l’ouverture avec l’autre ne s’arrête pas qu’aux seules dynamiques politiques du biorégionalisme. Par exemple, pour ce qui est de la définition des espaces géographiques propres à chaque biorégion, le biorégionalisme défend la mise en place d’un processus bottom-up où chaque communauté est invitée à définir avec les autres les limites – rigides ou mouvantes – de sa propre biorégion. Cette aspiration à la délimitation par les individus eux-mêmes de leurs espaces de vies est justifié dans l’Art d’Habiter la Terre de la façon suivante :

Bien que cela aille à l’encontre de l’amour qu’ont les sciences pour la rigidité, l’avantage de conserver une imprécision dans un délimitation est bien réel : elle encourage un mélange, un brassage des cultures aux extrémités biorégionales, elle désamorce la possessivité défensive que les frontières fixes font si souvent naître, et de surcroît, elle limite la propension qu’ont les humains à imposer leurs lignes directrices et leurs finalités à la nature.[13]

Se connaître et se mélanger pour éviter les affrontements entre communautés, voici ce qu’apporte l’ouverture à l’autre au biorégionalisme. L’exemple des frontières permet à ce titre de bien concevoir l’importance pour un projet politique multipliant les petites échelles d’ouvrir les groupes humains les uns vis-à-vis des autres. Comme l’histoire a pu nous l’apprendre, le repli sur soi implique un rejet – voir une haine – de l’autre. Cette haine se manifeste ensuite par des conflits qui, en plus de faucher un nombre innombrable de vies, détruisent l’environnement dans lequel ils prennent place. Garder un lien, s’ouvrir à l’autre et se nourrir de ses qualités pour améliorer son projet de vie, ces détails font toute la différence pour l’idéal biorégional. Rien ne justifie de fixer des barrières là où la nature et l’écologie se mélange. Aussi, le biorégionalisme entend puiser sa force, d’une part, d’un tout local commun à un groupe d’individus et, d’autre part, des connexions et liens que les « extrémités biorégionales » nouent avec les autres communautés. Cette même logique s’applique également aux échanges économiques. En effet, si l’autonomie et l’autosuffisance restent les objectifs premiers vers lesquels tendent les sociétés biorégionales, Sale précise :

Evidemment, les communautés dotées d’une conscience biorégionale se trouveraient face à d’innombrables situations où la coopération (…) régionale serait nécessaire, de la gestion de l’eau et des déchets à la gestion des transports, en passant par la production de nourriture, le traitement d’eaux pollués pour les rendre potables ou par le déplacement des populations urbaines vers les zones rurales. L’isolation et l’autosuffisance à une échelle réduite sont tout simplement impossibles : ce serait comme des doigts qui chercheraient à être indépendants de la main et du corps.[14]

Le biorégionalisme tend vers l’autosuffisance mais aucun écosystème seul ne peut l’atteindre totalement. Bien sûr, une réduction de certains besoins des êtres humains peut solutionner ce problème mais elle ne peut représenter un horizon durable pour le biorégionalisme. En réalité, le rationnement du bien-être matériel des individus – qui va au-delà du rationnement sain des besoins inutiles développés par le capitalisme – est le principal élément qui risque de conduire à l’échec d’une biorégion. Dès lors, l’échange avec les autres biorégions est nécessaire pour pourvoir aux besoins effectifs qui ne peuvent être satisfait par sa propre région. Les capacités propres à chaque biorégion tendant à s’étendre à mesure que la connaissance humaine sur ces dernières s’accroît, ces situations – bien que ne devant aucunement être ignorées – seront relativement minoritaire dans chaque communauté. Cette ouverture choisie n’induit ainsi aucune dépendance manifeste à l’autre, cette ouverture ne mettant pas en péril l’autonomie de chaque biorégion. En perspective, il s’agit de la réponse écologique la plus adaptée à tout paradigme biorégional, chaque communauté s’adaptant en fonction de ce que peut lui donner – ou non – son environnement. Sur ce point, Sale précise :

Il me semble important d’ajouter, avant d’être vraiment trop mal compris, que l’autosuffisance n’est en aucun cas synonyme d’isolation, pas plus qu’elle rejette tous les types de commerce. Elle n’a pas besoin de connexions avec l’extérieur, mais, dans des limites strictes, elle les accepte – à condition que les connexions n’aient pas un caractère de dépendance et ne soient ni financières ni préjudiciable. Et, au sein d’un même territoire, elle les encourage. (…) Toute société à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins a tout intérêt à se montrer ouverte aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières.[15]

Mettre de la mesure dans nos échanges commerciaux n’a jamais signifié y mettre fin. Cette nuance est très justement prise en considération par la pensée biorégionale. La différence avec la situation actuelle est que ce type de relation commerciale devient, dans un monde biorégional, l’exception et non la règle. Il s’agit de l’attitude acceptable si une situation requiert des apports extérieurs à la biorégion. Les limites strictes dont il est ici question sont également à concevoir sous une perspective écologique, une biorégion ne protégeant pas son environnement proche sous couvert de destruction d’un autre plus éloigné. L’autonomie de chaque biorégion est ainsi compatible avec l’ouverture commercial puisque cette ouverture n’apporte qu’une part marginale des besoins et biens nécessaires pour ladite biorégion. Enfin, toute dépendance est impossible dans ce type d’échange puisque le développement de la communauté et la vie quotidienne des individus ne dépend pas foncièrement de ces derniers.

Surtout, cette ouverture culturelle, scientifique et même économique à l’extérieur prend racine dans la confiance viscérale du biorégionalisme en la force de son modèle. C’est parce que la société biorégional est « à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins » que cette dernière aborde sereinement l’idée de s’ouvrir « aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces dernières » sans craindre que ces dernières la submergent. L’ouverture est ici perçue comme un moyen d’améliorer l’efficience de ce mode de vie et non comme une manière de le remplacer. Une fois atteint, le fonctionnement biorégional n’a aucune raison de ne pas perdurer, ce dernier représentant un modèle de société durable, humain et joyeux pour celles et ceux qui l’embrasse. Le brassage avec autrui ne peut donc pas être un risque, il est simplement une chance pour la bonne continuité de la communauté.

Résumé

La complexité et finesse de la pensée biorégionale est gigantesque. Un seul ouvrage – aussi central soit-il – ne pourra jamais la résumer à elle seule. Cependant, la présentation que nous venons de faire de l’Art d’Habiter la Terre nous permet de disposer d’une vision assez développée des forces et apports qu’entend donner à nos sociétés la pensée biorégionale. Prenant en considération un par un les différents pans de notre monde moderne, le biorégionalisme y apporte méthodiquement des réponses concrètes et efficaces qui font de cette vision du monde un futur accessible et désirable. Pour parachever cet ensemble de notes, voici un tableau résume synthétiquement l’horizon biorégional qui nous est proposée de faire advenir :

 

 

Paradigme biorégional

Paradigme industrialo-scientifique

Echelle

–            Région

–            Communauté

–            Nation

–            Monde

Economie

–            Conservation

–            Stabilité

–            Autosuffisance

–            Coopération

–            Exploitation

–            Changement/Progrès

–            Economie mondiale

–            Compétition

Régime politique

–            Décentralisation

–            Complémentarité

–            Diversité

–            Centralisation

–            Hiérarchie

–            Uniformité

Société

–            Symbiose

–            Evolution

–            Division

–            Polarisation

–            Croissance/Violence

–            Monoculture

 

[1] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[2] Partie 2 – Chapitre 8 – p.158

[3] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – p.160

[5] Partie 2 – Chapitre 7 – p.138

[6] Partie 2 – Chapitre 6 – p.117

[7] Partie 2 – Chapitre 8 – p.159

[8] Cette tendance à l’entraide peut être éclairée à travers la pensée de Jean-Jacques Rousseau, qui, dans Du contrat social et d’autres œuvres comme le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, soutient que l’Homme, à l’état de nature, est fondamentalement bon et incliné vers la coopération. Rousseau y décrit une humanité originelle guidée par des sentiments naturels comme la pitié et un instinct de préservation mutuelle, bien avant l’apparition des structures sociales complexes ou des civilisations. Selon lui, l’entraide résulte de cette nature première, où les relations humaines reposaient davantage sur des liens de solidarité que sur des logiques de domination ou de concurrence.

[9] Partie 2 – Chapitre 7 – p.145

[10] L’expression de passager clandestin fait ici référence au free-rider problem. Défini par divers sciences sociales, il s’agit d’une théorie affirmant que tout système collectif engendre des comportements parasitaires de la part de groupes ou d’individus cherchant à profiter de ses avantages sans en supporter les coûts.

[11] Partie 2 – Chapitre 5 – p.97

[12] Partie 2 – Chapitre 5 – p.102

[13] Partie 2 – Chapitre 5 – pp.94-95

[14] Partie2 – Chapitre7 – p.138

[15] Partie 2 – Chapitre 6 – p.118

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Face aux impasses du capitalisme mondialisé, le biorégionalisme propose une alternative radicale : reconstruire nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. En réconciliant humains et milieux de vie, ce modèle entend faire primer la nature sur l’économie, la coopération sur la compétition. Une voie exigeante mais cohérente pour habiter durablement la Terre.

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Tout part de la Terre et rien ne peut – durablement – se faire contre elle. Voici la maxime que pose la pensée biorégionaliste dans nos existences. Souhaitant que l’humanité respecte à nouveau les limites planétaires, le biorégionalisme propose de restructurer nos vies en fonction des limites biosystémiques de nos écosystèmes. Aujourd’hui, l’humanité dicte sa loi à la nature. Là est bien le problème, là est l’origine de la crise climatique qui nous menace. Très simplement, le biorégionalisme souhaite régler ce problème en amenant la nature à dicter sa loi à l’Homme. Cette primauté des logiques écologiques sur celles humaines entraîne des conséquences innombrables sur notre monde. 

La première d’entre elle consiste en la quasi-total redéfinition de nos logiques spatiales. Au fil des siècles, nous nous sommes organisés selon des frontières et limites purement artificielles. Coupant en deux des espaces écologiques cohérents, l’humanité a peu à peu produit une conception hors sol de l’espace, une conception administrative qui a contribué à nous couper de la nature. Comment expliquer qu’une frontière sépare le Pays basque espagnol et français alors même que ces espaces partagent une forte cohérence écosystémique et culturelle ? Que dire des Alpes françaises et suisses ? De la Côte d’Azur et la Riviera italienne ? Les exemples de ce type sont pléthoriques rien qu’en ce qui concerne les zones frontalières que nous partageons avec nos voisins. C’est l’ensemble de nos logiques administratives et spatiales qu’il nous faut questionner aujourd’hui.

Pour remplacer ces dites logiques, le biorégionalisme se fonde sur un concept spatial clair : la biorégion. Faisant primer la nature sur l’Homme, la biorégion est parfaitement définie par Sale dans son ouvrage. Il dit :

[Une biorégion est] un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par des diktats humains ; une région gouvernée par la nature et non par la législation.[1]

Dès le départ, la biorégion se présente comme l’antithèse des logiques spatiales actuelles. Ici, l’idée est de créer des espaces de vies qui font sens d’un point de vue topographique et écosystémique. Ici, l’objectif est de recréer du lien entre les humains et les écosystèmes qui les entourent. Participant à une redéfinition plus vertueuse de notre rapport à l’espace, la biorégion souhaite ainsi avant tout remettre de la cohérence écologique dans nos modes de vie. Or, force est de constater que cette cohérence n’existe pas aujourd’hui. 

Aujourd’hui, les individus sont amenés à se fondre dans un ensemble administratif et spatial bien plus vaste que les écosystèmes dans lesquels ils se situent. Sans toucher à notre organisation spatiale, nous ne pourrons jamais mettre fin à cette dichotomie qui empêche le retour d’une cohérence écologique dans nos vies. Notre organisation spatiale nous pousse à vivre de façon démesurée puisqu’elle nous place dans un espace – géographique comme économique – démesuré. Cela doit cesser. C’est pour cela que le biorégionalisme fait du retour des logiques naturelles dans la structuration humaine l’un de ses principaux chevaux de bataille. Pour permettre le retour de modes de vie plus sain et modéré, Sale énonce :

Il est certes difficile de parler de hiérarchie en ce qui concerne les lois de Gaea. Toutefois, il n’est probablement pas complètement absurde de pense qu’au sujet de l’échelle, la plus importante des règles est celle selon laquelle la surface de la Terre est organisée selon des régions naturelles plutôt qu’artificielles. Ces régions, bien qu’elles puissent largement varier en taille, sont la plupart du temps bien plus limitées que celles définies par les frontières actuelles de nos pays.[2]

Loin de l’actuelle mondialisation, vouloir reconstruire l’activité humaine sur des échelles écosystémiques cohérentes conduit forcément à revenir à du local. Prenant ses distances avec les échelles toujours plus vastes qui régissent actuellement nos activités, la biorégion souhaite que nous reprenions attache avec nos lieux de vie. Evidemment, – comme cela est toujours le cas dans la nature – les biorégions peuvent induire de multiples organisations spatiales et administratives, en allant de la logique fédérative à étatique[3]

Toutefois, dans tous les cas de figure, la biorégion permet de relier les individus à la matérialité de leurs existences, à la potentialité de leurs lieux de vie. Cette idée de nous relier aux logiques de nos environnements proches se répercute également sur la façon même de concevoir le fonctionnement du « monde économique ». En effet, si la nature prime sur tout le reste, l’économie doit avant tout s’adapter auxdites logiques qui déterminent cette dernière sur un espace donné. Autrement dit, le biorégionalisme entend mettre fin aux logiques économiques voraces qui compromettent aujourd’hui la future viabilité de notre planète. Autour de logiques économiques soutenables, le biorégionalisme veut ainsi mettre au pas notre modèle capitaliste, ce dernier étant incapable d’internaliser dans son fonctionnement les impératifs écologiques qui régissent notre monde. 

A ce titre, l’idéal biorégionaliste place l’être humain et son activité économique dans un fonctionnement écodynamique qui cherche à répondre aux besoins humains tout en respectant les limites des écosystèmes qui nous entourent. Cette conciliation de l’activité humaine avec les limites environnementales de son lieu de vie est développée par Sale dans son livre. Ainsi, après avoir présenté dans les grandes lignes le concept de l’écodynamique, il énonce :

Si l’économie biorégionale devait commencer quelque part, ce serait logiquement là : elle devrait en premier lieu chercher à maintenir le monde naturel plutôt qu’à l’utiliser, à s’adapter à l’environnement plutôt qu’à essayer de l’exploiter ou le manipuler, à conserver non seulement les ressources, mais aussi les relations et les systèmes de ce monde naturel. (…) Les fondements de cette économie reposeraient sur un nombre minimal de biens et la quantité minimale de disruptions environnementales, parallèlement à l’utilisation maximale du travail humain et de son inventivité. (…) sur tous les points, dans tous les objectifs du système seraient de réduire l’utilisation de l’énergie et des ressources, de minimiser la production et de favoriser la conservation et le recyclage, de maintenir la population et les stocks de produit à un niveau à peu près constant et équilibré. La durabilité et non la croissance serait son objectif.[4]

Que dire de plus. Ce passage est sublime tant il résume à merveille la révolution économique que souhaite entreprendre le biorégionalisme. On ne se lasse pas de le relire tant il éclaire la conception du monde que porte l’idéal biorégional. Mettre l’économie au service de la préservation de l’environnement, renouer avec une consommation mesurée en adéquation avec les limites de nos écosystèmes, instaurer des logiques cycliques et durables pour limiter notre tendance à détruire l’environnement, reprendre pied et s’adapter à l’espace topographique dans lequel on vit, créer une existence fondée sur plus de plaisirs immatériels que matériels… Toutes ces perspectives sont décrites et visibles dans ce qu’écrit ici Sale. On en reste bouche bée.

Cette conception de l’économie semble d’ailleurs – à bien des égards – plus cohérente avec l’expérience même de la vie humaine. En effet, comme nous avons pu le dire précédemment, « Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ». 

Ainsi, relier nos économies à ces systèmes naturels apparaît comme le meilleur moyen pour transformer durablement nos modes de vie afin qu’ils œuvrent à la préservation de la planète. Cette rationalité économique du biorégionalisme percute pourtant la perception irrationnelle – d’un point de vue écologique à minima – de notre modèle économique actuel. Bien loin de nous permettre d’agir pour l’environnement, le capitalisme nous poussent toujours plus loin dans la destruction de nos écosystèmes, et ce malgré les risques que cela représente pour notre survie. Faisant primer le court terme sur le moyen/long terme, notre modèle économique actuel nous pousse – en connaissance de cause – toujours plus dans le mur climatique. Cette incohérence écologique et scientifique de l’économie moderne est d’ailleurs abordée par Sale. Il souligne :

Si l’économie est la science de la distribution et de l’utilisation des ressources de la Terre, lesquelles proviennent toutes sans exception d’une écosphère finie, pourquoi alors cette science n’a rien inventé d’autres que des systèmes qui épuisent la totalité de ces ressources ? [5]

Le moins que l’on puisse dire c’est que cette question a le mérite d’exister. Elle est en tous cas celle qui conduit le biorégionalisme à entreprendre une transformation radicale de nos modes de production et de consommation. Bien au-delà des seuls points que nous venons de présenter, l’idéal biorégionaliste entend ainsi modifier notre perception même du système économique. 

Là où la concurrence entre les individus et la maximisation des profits sont la règle, le biorégionalisme souhaite au contraire créer une économie où la coopération et la juste répartition des richesses sont la priorité. 

Cette aspiration à un modèle économique plus collectif qu’individualiste s’inspire par ailleurs des logiques symbiotiques et coopératives à l’œuvre dans la nature. En effet, comme l’explique le 2nd grand principe de l’écodynamique[6], la bonne évolution et survie des êtres vivants est généralement plus optimale en cas de coopération entre espèces que dans ceux de compétition inter-espèces. Cette facette de l’évolution – présente dès les premières perceptions darwiniennes de ce concept – permet alors à « la communauté la plus forte »[7] de survivre « grâce à l’entremêlement des coopérations diverses »[8] comme l’explique Sale dans son ouvrage. 

Pour toutes ces raisons, l’économie biorégional entend faire « disparaître le marché de notre économie capitaliste conventionnelle, de même que l’accent mis sur la compétition, l’exploitation et le profit individuel »[9]. A la place, ce même modèle économique souhaite valoriser « le sentiment que la richesse de la nature est la richesse de tous »[10] afin d’assurer la juste préservation de nos environnements via la participation de toutes et tous. Autrement dit, l’objectif est que « les économies biorégionales [soient] conçues pour le partage »[11] pour favoriser l’adoption par un maximum d’entre nous de comportements collectifs et coopératifs, comportements qui nous conduisent à mieux préserver, respecter et considérer l’environnement. 

Ayant une place prépondérante dans l’idéal biorégionaliste, les notions de collectif et de coopération sont ainsi présentées comme indispensables à tout modèle biorégionaliste. Nous reviendrons d’ailleurs plus en détail sur ce point dans une partie dédiée.

Pour entreprendre un tel changement économique, les biorégionalistes souhaitent également remettre en question certains concepts fondamentaux de nos sociétés contemporaines. Sale aborde indirectement cela dans son ouvrage. En effet, dépeignant les valeurs fondatrices d’un futur biorégionaliste, il énonce que :

Les obligations et devoirs ne seraient pas basés en premier lieu sur la protection de la propriété privée ou la fortune personnelle ou les accomplissements individuels – comme dans la morale occidentale -, mais sur la sécurisation de l’équilibre biorégional et environnemental.[12]

Derrière cette phrase choc et percutante, se trouve une conception nouvelle et révolutionnaire de la notion de propriété. Comme nous avons pu le dire, l’idéal biorégionaliste fait de la préservation de l’environnement l’objectif premier de l’humanité. 

A ce titre, le droit doit être également réorienté vers ce but. Aussi, le biorégionalisme souhaite modifier considérablement la portée du droit de propriété privé. S’il n’entend pas supprimer ce droit de propriété privé – l’idée n’est pas de mettre en place un modèle communiste – il aspire à mettre fin aux nombreuses externalités négatives qui en découle. En effet, sous l’égide de cette notion juridique, nombreux sont les individus qui ont adopté des comportements individuels néfastes d’un point de vue collectif, notamment en matière de préservation de l’environnement. 

Dès lors, il apparaît nécessaire de mettre fin aux accomplissements individuels permis par la propriété privée qui impacte négativement l’ensemble de la communauté humaine. Pour se faire, le biorégionalisme propose de sous-tendre le droit de propriété privée à des concepts collectifs vertueux – en premier lieu la préservation de l’environnement. Primant aujourd’hui sur tous les autres droits, le droit de propriété privée devient avec le modèle biorégional un droit important mais pas prépondérant. 

S’il existe toujours et permet à chacun de jouir de ce qui lui appartient, le droit de propriété privé est ici conditionné à des droits et intérêts collectifs. En somme, il s’agit de s’assurer que le droit permette que les intérêts de la planète et des communautés humaines priment sur celui des individus.

Derrière ces évolutions marquantes, l’idéal biorégionaliste œuvre directement pour un même et unique objectif : redonner du pouvoir d’agir aux individus. Outre l’idée de mieux préserver l’environnement en nous reconnectant avec nos environnements, cette redéfinition économique et spatiale de nos modes de vies entend nous placer dans un monde où nous pouvons pleinement définir notre mode de vie. Prenant en considération l’idéal régionaliste, Sale dresse un aperçu clair des objectifs en la matière du biorégionalisme. Citant l’ouvrage théorique American Regionalism[13], l’Art d’Habiter la Terre explique :

Le régionalisme (…) représente la philosophie et la technique de l’auto-assistance et de l’auto-développement, une initiative dans laquelle chaque unité régionale n’est pas seulement aidé, mais s’engage à un développement plus complet de ses propres ressources. Il suppose que la clé de la redistribution de la richesse et de l’égalisation des chances réside dans la capacité de chaque région à créer de la richesse et, grâce à de nouveaux segments de consommation de produits de base, à maintenir cette capacité d’agir et à conserver cette richesse dans des programmes de production et de consommation bio équilibrés.

Le régionalisme est donc essentiellement une économie non pas de pénurie mais d’abondance, afin que toute la population puisse avoir accès à une nourriture, des vêtements, un logement, des outils, des possibilités d’emplois adéquats.[14]

Voilà l’espérance que le biorégionalisme apporte à l’humanité. Nous avons déjà pu le dire mais il est nécessaire d’appuyer à nouveau sur ce point : le biorégionalisme est le modèle rationnel qui entend donner à chacun la capacité de satisfaire l’ensemble de ces besoins tout en préservant l’environnement. En somme, il s’agit du modèle qui permet de réaliser la révolution collective dont l’humanité a besoin pour survivre. 

Il s’agit d’une révolution joyeuse et saine, une révolution où les individus retrouvent le contrôle de leurs vies, comprennent le milieu humain et écologique dans lequel il se situe. Chaque désir immatériel y est magnifié, chaque besoin matériel y est assuré selon le potentiel propre à chaque environnement régional. L’abondance, au sens utile et nécessaire du terme, y est la norme puisque les richesses que nous offrent la nature y sont équitablement partagées entre tous les individus. Bien-sûr, toutes et tous pourront mener leurs vies comme ils le souhaitent, permettant ainsi l’émergence d’une diversité d’existence tout autant – si ce n’est plus – importante qu’aujourd’hui. Simplement, l’équilibre humain et écologique y est désormais présenté comme la primauté absolue, l’objectif qui sous-tend tous les autres.

Promouvant la maximisation du bonheur collectif, l’idéal biorégional propose de remettre de la modération dans nos vies. Pour cela, le biorégionalisme veut en finir avec certains des nouveaux besoins – pour beaucoup futiles – du capitalisme mondialisé. Placé l’individu dans un environnement limité, dont les potentialités sont exploitées sans jamais être menacé, voici l’horizon vertueux et heureux que le biorégionalisme propose. 

Toutefois, pour que cette utopie puisse advenir, il est nécessaire de l’organiser. Aussi, au-delà des concepts théoriques amenant le biorégionalisme à placer la nature au centre des existences humaines, l’idéal biorégional propose aussi une nouvelle organisation de la société. C’est cette forme spécifique d’organisation et de régulation politique de la société que nous allons maintenant aborder.

Promouvoir une organisation territoriale et équilibrée de la société

Les utopies cessent d’être utopiques quand elles deviennent plausibles. Pour cela, ces dernières doivent prévoir leurs futures formes d’organisation. Le biorégionalisme ne déroge pas à la règle et propose donc une forme d’organisation de la société en accord avec ses principes. 

Pour éviter toutes méprises, Sale énonce très clairement lesdits grands thèmes du biorégionalisme. En lien avec ce que nous avons pu dire précédemment, il rappelle que le biorégionalisme implique de Connaître la terre sur laquelle nous vivons et ses ressources, d’Apprendre des traditions, de Développer le potentiel de son environnement proche et de Libérer le soi. Sans s’attarder sur ces notions, il faut toutefois préciser que la notion de Libérer le soi doit être entendu au sens de réappropriation du pouvoir d’agir sur nos vies. 

L’idée d’Apprendre des traditions énonce quant à elle que l’humanité doit renouer avec les savoirs, connaissances et croyances qui ont guidé l’humanité avant la révolution industrielle. Nous l’avons vu, cela doit nous conduire à retrouver une existence plus directement liée à la nature, plus respectueuse de l’environnement et plus durable car plus « simple ». Au-delà de ces logiques ancestrales, l’idée de tradition est aussi liée à la notion de régionalisme, c’est-à-dire à l’existence d’une histoire, de savoirs et/ou d’une communauté humaine liée à une zone géographique et topographique déterminée. 

Cette notion de traditions désigne ici tout autant la cohérence écologique qu’humaine d’un territoire donné. Ainsi, avec ces grands thèmes, Sale nous rappelle que le biorégionalisme fonctionne sur deux jambes. D’un côté, celle liée à la cohérence écosystémique de l’environnement dans lequel se situe la biorégion. De l’autre, celle liée à la cohérence culturelle, humaine et historique de l’espace géographique dans lequel la biorégion et les individus qui la composent se placent. Le biorégionalisme n’est donc pas uniquement un projet reconnectant les individus à leur environnement mais aussi un projet qui les reconnectent avec la culture, l’histoire de ce même espace écosystémique. D’où la notion de bio et de régionalisme dans le biorégionalisme.

Une fois ces éléments pris en considération, le biorégionalisme est en mesure de proposer une vision novatrice de notre organisation territoriale. Bien qu’aucune définition figée de l’organisation spatiale du biorégionalisme ne soit proposée par Sale, ce dernier explique toutefois que l’expression géographique et administrative du biorégionalisme se subdivise généralement de la manière suivante :

D’abord, il y a l’écorégion. Cette première échelle du biorégionalisme – en l’occurrence la plus large – émerge selon la concomitance d’un faisceau de caractéristiques naturelles lié à un espace géographique. Prenant avant tout en considération les homogénéités topographiques et écosystémiques de chaque région, les écorégions se placent en général sur des espaces grands de plusieurs dizaine voire centaines de milliers de kilomètres carrés.

Ensuite, les écorégions se subdivisent en plusieurs géo-régions. Faisant généralement une dizaine de milliers de kilomètres carrés, cette seconde échelle du biorégionalisme est caractérisée par des « spécificités physiographiques claires telles que des bassins versants, des vallées, des chaînes de montagnes ainsi que quelques caractéristiques florales et faunesques»[15]. Sous de nombreux aspects, les géo-régions sont ainsi l’échelle qui se calent le plus sur les logiques écosystémiques propres à chaque espace naturel. La cohérence environnementale du lieu prime ici et vient définir les frontières administratives de la géo-région concernée.

Enfin, ces géo-régions se subdivisent en morpho-régions. Représentant la plus petite échelle du modèle biorégional et n’existant pas forcément au sein de chaque géo-région – certaines géo-régions pouvant exister sans forcément avoir une subdivision en morpho-régions –, les morpho-régions sont énoncées comme « de plus petit territoire de quelques milliers de km² que l’on peut identifier grâce aux formes de vie qu’on y trouve – villes et villages, mines et usines, champs et fermes – ainsi qu’aux formes du territoire qui en premier lieux permettent à ces formes particulières de voir le jour »[16]

En somme, les morpho-régions sont donc l’échelle organisant les sociétés humaines en fonction de l’histoire, de la culture et des traditions propres aux groupes d’individus qui la composent. La morpho-région est ainsi l’émanation de la perspective culturelle et historique que souhaite porter le projet biorégional, celle qui permet de prendre en considération le lien immatériel et traditionnel qui unit des individus entre eux sur un même territoire.

Trois échelles distinctes qui elles-mêmes pourraient prendre place dans un cadre étatique et fédéral plus élargi… Tout ceci a de quoi nous rappeler notre actuelle subdivision entre région, département et intercommunalité ! Ainsi, outre l’intérêt théorique émanant de cette division géographique du monde, cette dernière dispose déjà d’un cadre administratif similaire, ce qui doit permettre une acceptation facilitée de l’organisation géographique biorégionale. 

Cette existence préalable ne justifie cependant en rien le modèle ici présenté. En effet, comme nous avons pu le dire, la puissance de cette nouvelle manière d’organiser l’activité sur un territoire n’est en rien dictée par nos actuelles logiques administratives et économiques. Loin de nos logiques capitalistes et mondialisés, l’organisation géographique biorégionale se fonde sur la réalité écologique, historique et culturelle de nos existences pour replacer l’humain au centre du monde qui l’entoure. 

L’idée n’est plus de réfléchir en fonction de principes économiques/géopolitiques ou de veiller à ce que chaque part de la Nation joue son rôle. L’idée est ici de remettre l’humain dans son environnement naturel, c’est-à-dire celui dans lequel il évolue et qui s’impose à lui via diverses dynamiques écologiques et culturelles. C’est parce que le biorégionalisme entend rompre avec la démesure technique qu’il propose une organisation spatiale faite pour que nous nous positionnons dans un espace limité et que nous reprenions le contrôle sur nos propres actions. Cette aspiration à la mesure s’exprime dans l’ensemble de l’idéal politique et organisationnel du biorégionalisme. Ainsi, on lit dans l’Art d’Habiter la Terre que :

Un régime politique biorégional doit chercher à atteindre la diffusion du pouvoir et la décentralisation des institutions. Il doit prendre garde à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande. Par conséquent, le premier lieu des prises de décisions, de contrôle politique et économique devrait être la communauté (…). C’est dans un tel lieu – où les gens se connaissent entre eux et connaissent l’essentiel de l’environnement qu’ils partagent, où, au minimum, les informations les plus basiques relatives à la résolution de problème sont connues ou facilement disponibles – que la gouvernance devrait prendre racine. Les décisions prises à cette échelle, aussi innombrables qu’elles puissent être, ont de bonnes chances d’être justes et effectués avec compétence.[17]

Diffuser le pouvoir autant que possible, voici une perspective bien différente de notre monarchie présidentielle ! Défenseur de la force collective plutôt que de l’hubris individuel, le biorégionalisme entend implanter le pouvoir au plus proche des individus. L’idéal biorégional se fixe ici un objectif clair : veiller « à ce que les actions ne soient pas effectuées à un niveau supérieur à celui nécessaire et à ce que toute autorité s’écoule progressivement de la plus petite unité politique vers la plus grande »[18]

C’est en partant de ce principe que Sale pense que la communauté est l’échelle humaine la plus adaptée pour la prise de décision. Ainsi, il défend, autant que faire se peut, la nécessité que les décisions soient prises à cette échelle. Cette volonté de faire de la communauté l’échelle préférentielle d’exercice du pouvoir rejoint par ailleurs l’aspiration écologique du biorégionalisme. 

En effet, dans chaque communauté biotique, ce sont les êtres vivants eux-mêmes qui, par leur action locale, déclenchent les logiques écosystémiques qui impactent l’ensemble du vivant. Comme dans la nature, le biorégionalisme souhaite donc que l’être humain agissent selon les dynamiques œuvrant autour de lui. La centralisation du pouvoir à des millions de kilomètres des lieux de vie des individus ne peut être compatible avec l’aspiration biorégionaliste. Pour remettre les individus face à la matérialité de leurs vies, il est indispensable que le modèle politique biorégionaliste rompe avec cette logique. Surtout, ce changement de paradigme porte en lui – comme de nombreux autres éléments s’inspirant des dynamiques écologiques – de nombreuses germes pour un exercice plus vertueux du pouvoir. Sale explique :

Ce type de gouvernance promeut la liberté en diminuant les risques d’actions gouvernementales arbitraires et en proposant davantage d’accessibilité aux citoyens, davantage de points de pression aux minorités concernées. Il améliore l’égalité en assurant plus de participation aux individus et en évitant de concentrer la grande partie du pouvoir dans quelques organismes et bureaux lointains. Il augmente l’efficacité en permettant au gouvernement d’être plus sensible et plus flexible, de reconnaître de nouvelles conditions et de s’y ajuster, ainsi que de répondre plus facilement aux nouvelles demandes des populations qu’il sert. Il assure prospérité parce qu’à une petite échelle, il est en mesure de quantifier les besoins de la population et d’y répondre le plus rapidement possible à bas prix et de la manière la plus pertinente qui soit.[19]

Une fois de plus, les mots manquent pour compléter ceux de Sale. Voici une utopie réaliste tant elle rejoint les logiques politiques qui ont organisé nos sociétés avant l’émergence des Etats-nations. Replacer le pouvoir à une échelle locale est le choix rationnel par excellence pour toute communauté humaine souhaitant prendre ses distances avec le tout technique. Seul une échelle locale permet de renouer avec une bonne compréhension des dynamiques afférentes à nos existences, permet d’agir véritablement sur nos vies. L’idée de relier nos existences au monde qui nous entoure explique également l’idée que « le biorégionalisme n’envisage pas non plus une prise de pouvoir du gouvernement national ou une vaste réorganisation de l’appareil national (…). Non, son esprit est local et il considère que les questions d’envergure nationale sont, du moins pour l’heure, totalement impertinentes. »[20]

Relier les individus entre eux autour de leurs environnements de vies afin qu’ils puissent collectivement retrouver leurs capacités d’agir, voici donc la vision politique du biorégionalisme. Réaliste et cohérente, cette vision politique nécessite toutefois une évolution importante de nos mentalités. 

En effet, formatés par plusieurs siècles d’hégémonie capitaliste, nous avons progressivement intégré l’idée que nos existences se résument à une compétition acharnée entre les individus d’où sort vainqueur le plus brillant ou méritant d’entre nous. Or, s’il se développe dans un cadre individualiste et compétitif, il est certain que l’idéal biorégionaliste n’a aucune chance d’advenir. Aussi, l’un des grands enjeux du biorégionalisme est de faire comprendre aux individus l’intérêt collectif et individuel qu’ils ont à s’entraider, agir ensemble. La concurrence absolue doit laisser place à la pleine coopération de toutes et tous. Comme on peut le lire dans l’Art d’Habiter la Terre :

La tâche, après tout, consiste à construire le pouvoir par le bas et non à l’enlever du sommet ; il s’agit de libérer les énergies, celles longtemps cachées et systématiquement émoussées, celles qui proviennent des gens, de là où ils vivent réellement et des problèmes auxquels ils sont régulièrement confrontés.[21]

 Pour que les énergies enfouies en nous s’expriment enfin, nous devons collectivement permettre à ce que chacune d’elles disposent d’un espace pour advenir. C’est en coopérant et s’entraidant ainsi que nous permettons à chacun et chacune de s’exprimer pleinement. Vouloir battre ou rabaisser l’autre pour s’élever n’aide point à nous sauver de la catastrophe climatique. Remplacer l’idéal concurrentiel par celui coopératif, voici donc l’horizon que nous aborderons dans la prochaine et dernière note de lecture.

 

Référence

[1] Partie 2 – Chapitre 4 – p.77

[2] Partie 2 – Chapitre 5 – p.90

[3] En effet, selon les vus et conceptions que l’on donne à la biorégion, cette dernière peut être vu comme une région s’inscrivant dans une organisation « étatique » plus large qui fédèrent plusieurs biorégions entre elles ou bien comme l’échelle même sur laquelle se fonde une « organisation » étatique elle-même.

[4] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.106-107

[5] Partie 2 – Chapitre 6 – p.109

[6] Page 106, Sale définit la seconde loi de l’écodynamique comme le principe selon lesquels « les systèmes naturels tendent à la stabilité, pas de faon entropique ou désordonnée, mais vers un climax ». Usant d’une citation du fondateur des lois écodynamique – créés pour confronter de nouveaux principes scientifiques aux lois thermodynamiques -, le britannique Edward Goldsmith, Sale précise ensuite que : « Toute croissance par-delà le climax ne peut-être considérée comme bénéfique en termes écologiques dès lors qu’elle ne peut être atteinte que par une violation des lois de base de la biosphère – qui ne peut que mener à une désintégration de la biosphère, à savoir un éloignement de l’organisation optimum (…). Le climax doit correspondre à un équilibre écologique. »

[7] Partie 2 – Chapitre 6 – p.121

[8] Ibid

[9] Partie 2 – Chapitre 6 – p.122

[10] Partie 2 – Chapitre 6 – p.124

[11] Ibid

[12] Partie 2 – Chapitre 8 – p.167

[13] Howard Odum, Harry Estill Moore, American Regionalism, Holt, 1938, pp.10-11

[14] Partie 3 – Chapitre 9 – p.195

[15] Partie 2 – Chapitre 5 – p.92

[16] Partie 2 – Chapitre 5 – p.93

[17] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[18] Partie 2 – Chapitre 7 – p.137

[19] Partie 2 – Chapitre 7 – p.139

[20] Partie 3 – Chapitre 11 – p.222

[21] Partie 3 – Chapitre 11 – pp.222-223

Pas très clair ce passage.

 

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Cet article revient sur les divers débats des dernières décennies autour de la fin de vie. Alors que le gouvernement souhaite prochainement légiférer en la matière, il propose que le futur « modèle français » de la fin de vie ne se limite pas à l’assistance au suicide et autorise l’euthanasie. Il revient également sur la place centrale du médecin dans l’accompagnement vers la fin de vie.

« Nous sommes tous concernés, par essence, par la fin de vie. »

Emmanuel Macron, le 3 avril 2023 lors de la remise du rapport de la convention citoyenne sur la fin de vie.(1)

Voilà. C’est avec cette idée, ancrée en chacun d’entre nous, qu’Emmanuel Macron a mis (pour de bon) la fin de vie à l’agenda politique. Si le sujet est maintenant au cœur du débat public, il faut souligner que ce n’est pas la première fois qu’il anime notre vie politique. Depuis 2016 et la loi « Claeys-Leonetti »(2), qui régit la prise en charge de la fin de vie en France, les propositions de loi et rapports sur le sujet vont bon train. Rien qu’au cours de la dernière législature, c’est ni plus ni moins que 4 propositions de loi  (3)(4)(5)(6)  qui ont été déposées afin de légaliser l’aide active à mourir (3 à l’Assemblée nationale et 1 au Sénat). De l’autre côté, les sondages soulignent depuis plusieurs années que les Français et Françaises souhaitent que l’aide active à mourir soit mise en place dans notre pays. En février 2022, ils étaient 94% à être favorable à la légalisation de l’euthanasie(7). 89% en ce qui concerne l’assistance au suicide(7). Ce soutien massif des Français et des Françaises à la mise en place de l’aide active à mourir ne date, par ailleurs, pas d’hier. Depuis 2010, l’ensemble des enquêtes de l’IFOP sur la fin de vie ont toujours obtenu plus de 90% de réponse favorable à la légalisation de l’euthanasie(7). Seul le dernier sondage de l’institut sur le sujet, datant d’avril 2023, a donné des résultats plus mesurés, avec 70% des sondés en faveur de l’instauration de l’aide active à mourir(8). Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater qu’à minima deux tiers des Français et Françaises souhaitent que la loi évolue en la matière.

C’est donc très logiquement que nous sommes désormais passés à une nouvelle étape. Celle de l’action. Notre législation concernant la fin de vie va évoluer dans les prochains mois. Tout le monde, citoyens, professionnels de santé et responsables politiques, sait que l’heure est venue que nous passions un cap sur le sujet. Emmanuel Macron lui-même, malgré ses réticences personnelles, a compris qu’il était vain de garder plus longtemps ce sujet sous le tapis. Sous la houlette de Claire Thoury(9), la Convention citoyenne pour la fin de vie a tenu ses promesses. Par la délibération, l’échange et l’écoute, cette dernière a rendu un avis clair et précis qui guide dorénavant tous les débats sur le sujet : oui, il faut mettre en place une aide active à mourir. Comprenant que « cette production citoyenne n’est pas un énième rapport »(9) sur la fin de vie, le Président de la République a annoncé qu’un projet de loi allait être proposé à la « fin de l’été 2023 »(1). Ce dernier a pour objectif de construire le « modèle français » de la fin de vie(1), un modèle qui serait encadré par « des lignes rouges » à ne pas franchir(1).

C’est dans ce contexte particulier que cette note se positionne. Il est inutile de débattre à nouveau du bien-fondé ou non, de l’aspect éthique ou immoral de la légalisation de l’aide active à mourir. Ce débat a déjà eu lieu, à de multiples reprises, et a été tranché de longue date dans les consciences de nos concitoyens. L’idée n’est pas « de dire que certains ont tort et que d’autres ont raison »(10) ou qu’ « un consensus absolu »(10) existe sur le sujet. Simplement, il apparaît important de rappeler qu’un avis plus que majoritaire existe dans notre société sur ce point et qu’il doit être respecté.

Inutile également de revenir sur le sujet (pourtant ô combien important) des investissements massifs que nous devons réaliser en matière de soins palliatifs pour que la France dispose d’un système palliatif digne de ce nom. Pour comprendre la gravité de la situation, un simple rappel des chiffres suffit. Fin 2021, 21 départements français ne disposaient toujours pas du moindre service de soins palliatifs(11). A la même période, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFASP) estimait que, faute de moyens, seulement 30% des patients qui en avaient besoin ont effectivement eu accès à des soins palliatifs(12). Nous ne parlons même pas des lacunes abyssales qui existent en matière de culture et de recherche médicale sur le sujet ou en matière de déploiement des soins palliatifs hors de l’hôpital, en EHPAD ou à domicile. Alors que 82% des Français et Françaises souhaitent mourir chez eux(13), ces divers points ne pourront être indéfiniment ignorés sur l’autel de la sainte rigueur budgétaire de Bercy. Si le Président a annoncé la mise en place prochaine d’« un plan décennal national pour la prise en charge de la douleur et le développement des soins palliatifs, avec les investissements qui s’imposent »(1), il est plus qu’incertain que ce dernier advienne demain. Alors que le Gouvernement souhaite réaliser 15 Milliards d’euros d’économies sur le prochain budget(14), le moins que l’on puisse dire, c’est que le doute est permis. Dans ce monde novlanguien où la macronie dit tout et son contraire, nous sommes loin de voir advenir le modèle de soins palliatifs que nous appelons de nos vœux.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, le débat public sur la fin de vie se cristallise autour des conditions, critères et principes sur lesquels va se construire ce fameux « modèle français » de la fin de vie. Plusieurs points cruciaux, pour les personnes prises en charge comme pour les soignants, n’ont aujourd’hui pas été tranchés. Afin d’éviter de reproduire les erreurs du passé et permettre qu’advienne une loi qui fasse (autant que possible) consensus, nous avons besoin d’un modèle cohérent et global. Ce dernier doit permettre à chacun d’imaginer de manière apaisée sa fin de vie, sans pour autant que les soins qui y sont associés soient sources de mal-être pour les professionnels de santé. Face aux craintes multiples et légitimes qui existent sur ce sujet, ce texte souhaite proposer un modèle fondé avant tout sur l’humain et répond clairement aux interrogations concrètes concernant le futur modèle de l’aide active à mourir à la française. Car, quitte à légiférer, autant le faire vraiment et correctement.

Partir de l’existant et élargir le public concerné

Pour imaginer un nouveau modèle, mieux vaut connaître l’actuel. En l’occurrence, l’actuel « modèle français » de la fin de vie, c’est celui des lois Leonetti(15) et Claeys-Leonetti(2). Adoptées en 2005 et 2016, ces deux lois ont permis l’instauration des principaux mécanismes en vigueur en matière de fin de vie dans notre pays. Création des directives anticipées (DA)(16) et de la personne de confiance(17), clarification des conditions de l’arrêt des traitements au titre du refus de l’obstination déraisonnable(18), mise en place d’une procédure de « sédation profonde et continue jusqu’au décès »(19) (SPCJD) accessible à toute personne dont le pronostic vital est engagé à court terme… Indéniablement, ces lois ont représenté de véritables avancées pour une fin de vie plus digne, apaisée et accompagnée en France. Reconnaître l’importance de ces lois est primordial. Demain, l’expérience et la pratique de ce modèle ne devra pas être reniée. C’est en partant de l’existant que pourra advenir une prise en charge équilibrée qui ne reproduit pas les problèmes actuels sur le sujet.

Car oui, s’il ne faut pas jeter l’opprobre sur les lois Leonetti et Claeys-Leonetti, il est nécessaire de constater les limites de ces deux textes. La première de ces limites, qui en induit d’autres, est qu’elles sont méconnues par la plupart de nos concitoyens. Puisque ces deux lois sont inconnues du grand public, les mécanismes qu’elles instaurent le sont également. Ainsi, selon une enquête d’octobre 2022 du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV)(20), seuls 18% des Français et des Françaises es connaissent les DA (33 % pour les plus de 65 ans) et moins de 8 % de nos compatriotes les ont rédigées ! Problème, les DA sont un élément central de notre modèle actuel. Dans les cas où le patient est inconscient (donc incapable de stipuler lui-même sa volonté concernant la prise en charge de sa fin de vie), ce sont les DA qui font autorité, ces dernières ayant un caractère contraignant pour le corps médical. Or, en l’absence de DA, les soignants et les proches du patient se retrouvent dans une situation délicate où les opinions de chacun peuvent s’affronter, au détriment de l’intérêt du patient. Le cas de Vincent Lambert en est l’exemple parfait(21). N’ayant pas écrit ses DA ou désigné de personne de confiance, il s’est retrouvé au milieu d’une terrible querelle entre ses proches et a vu ses jours être éternisés plus que de raison. Devant le cas de l’ancien infirmier, resté près de 11 ans dans un état végétatif, il est évident que la méconnaissance de l’existence des DA par les Français et les Françaises représente un défaut majeur du modèle actuel.

Pour remédier à ce problème, et face aux échecs des différentes campagnes de communication qui ont été impulsées sur le sujet, il est nécessaire que soit instauré une dynamique d’échanges obligatoire sur le sujet entre soignants et patients. D’abord à caractère incitatif avant 18 ans, ces échanges sur les DA deviendraient, selon le modèle ici proposé, obligatoire après 18 ans pour tous les professionnels de santé si aucunes DA n’ont été rédigé par le patient pris en charge. Afin que les soignants sachent facilement si une personne a rédigé ses DA, un système de poinçonnage sur la carte vitale serait instauré. Ce poinçonnage serait réalisé par l’Assurance maladie pour toute nouvelle carte vitale transmise après la rédaction des DA ou par le soignant au moment du recueil par ce dernier de la DA (avec un outil de poinçonnage transmis là aussi par l’Assurance maladie).

Concernant l’échange à proprement parler, ce dernier suivrait la logique suivante :

  1. Après chaque prise en charge et demande de la carte vitale, les démarches suivantes doivent être entreprises :
  • Si l’absence de DA est constatée par le médecin traitant du patient, alors ce dernier est dans l’obligation de démarrer une discussion avec la personne concernée afin qu’elle exprime ses DA. Une fois exprimée, le médecin inscrit ces dernières dans le Dossier Médical Partagé (correspond à Mon espace Santé) du patient avec ce dernier. Dans ces cas de figure, il serait possible que l’inscription dans le Dossier Médical Partagé soit déléguée à un personnel administratif après l’échange(22)
  • Si l’absence de DA est constatée par un autre professionnel de santé ou un médecin généraliste qui n’est pas le médecin traitant du patient, alors il n’est pas obligé de récolter ses DA mais peut le faire s’il le souhaite. Cependant, si le soignant concerné ne souhaite pas réaliser cette procédure de dialogue, il est dans l’obligation de référer au médecin traitant du patient l’absence de DA pour ce dernier afin qu’il sache qu’il s’agit d’un sujet devant être aborder lors de leur prochain rendez-vous.
    • Si le patient en question ne dispose pas de médecin traitant, alors tout médecin généraliste qui le prend en charge se voit dans l’obligation de récolter ses DA. Les autres professionnels de santé, quant à eux, ne sont soumis à aucune obligation dans ce type de situation.
  • À la suite de la rédaction des DA, une procédure de rappel est lancée par l’Assurance maladie dans chaque CPAM. Sur un modèle très similaire à celui de l’Etablissement français du sang(23), les personnes concernées sont ainsi recontactées tous les 5 ans par les services de l’Etat pour s’assurer que ces dernières ont toujours les mêmes volontés concernant leurs DA.
  1. Enfin, si un individu n’a toujours pas de DA après ses 25 ans (ce qui serait exceptionnel vu le dispositif ici imaginé), alors la plateforme de rappel de l’Assurance maladie que nous venons de présenter a pour mission de contacter ce dernier, à intervalles réguliers, afin de récolter ses DA.

Par le biais de cette procédure simple, opérationnelle et obligatoire, nous nous donnons les moyens d’atteindre un objectif ambitieux mais nécessaire : s’approcher des 100% de Français et de Françaises ayant rédigé leurs DA.

Outre cette importante limite concernant les DA, un autre point sensible pose problème. Il s’agit du public concerné par la législation actuelle. Aujourd’hui, la loi autorise la SPCJD uniquement pour les personnes touchées par « une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme »(2) lorsque ces dernières « présente[nt] une souffrance réfractaire aux traitements »(2) ou lorsque la dégradation rapide de leurs états de santé provoque ou va provoquer « une souffrance insupportable »(2). S’il est louable d’avoir inscrit dans la loi l’idée de préserver les individus d’une « souffrance insupportable »(2), il apparaît immoral de limiter cette volonté aux seules personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme. Aujourd’hui, notre pays fait face à une situation où des personnes souffrant de maladies incurables et qui vont connaître une forte dégradation de leurs états de santé ne peuvent avoir accès à une SPCJD. Les personnes souffrant de maladies invalidantes et incurables de type neurodégénératives ou cancéreuses(24) sont ainsi mises de côté par notre législation. Presque cyniquement, elles sont ainsi obligées d’endurer, pendant plusieurs mois ou années, des douleurs toujours plus insupportables ; de subir la dégradation constante de leur état de santé pour que, finalement, à la toute fin, la puissance publique accepte de bien vouloir les soulager. Laisser ces personnes dans ces situations et leur refuser d’éviter ces souffrances est anormal. Chacun est libre de choisir, une fois la maladie incurable constatée, s’il souhaite continuer à vivre ou si, au contraire, il souhaite partir et s’épargner des souffrances futures.

Pour cette raison, il est indispensable que la prochaine législation en la matière supprime l’obligation du pronostic vital engagé à court terme. Les personnes dont le pronostic vital est engagé à moyen terme ont le droit d’accéder à une fin de vie digne et accompagnée. Rien ne justifie de soulager les uns et de ne pas soulager les autres. Quand la maladie conduit inéluctablement à la mort, rien ne justifie d’attendre le dernier moment pour répondre aux désirs des personnes concernées. Quand la maladie fait souffrir et que l’on ne peut la soigner, répondre aux demandes des malades est la seule chose qui compte véritablement. Car, quitte à légiférer, autant le faire pour répondre aux désirs des personnes dont les jours sont comptés.

Quitte à légiférer, autant aller jusqu’au bout : l’euthanasie plutôt que l’assistance au suicide

Comme nous l’avons dit, la mise en place d’une aide active à mourir va avoir lieu en France. Si débat il n’y a pas sur ce point, cela est loin d’être le cas concernant la nature de cette aide. 2 possibilités existent aujourd’hui : l’assistance au suicide et l’euthanasie. L’assistance au suicide consiste en une prise en charge médical de la fin de vie du patient mais, dans ce cas de figure, l’administration de la solution létale est réalisée par le patient lui-même. C’est donc le patient qui met fin à ses jours. L’euthanasie consiste, elle, en la même chose à la seule différence que l’administration de la solution létale est faite par une personne tierce, en l’occurrence un soignant. Le patient consent donc à sa mort mais n’est pas celui qui se la donne. Entre assistance au suicide et euthanasie, ce sont donc deux approches de la fin de vie qui s’affrontent : faut-il aller au bout de la logique d’assistance et permettre aux personnes de « déléguer » leur suicide à une autre personne ou bien faut-il que l’individu conserve une part de responsabilité et soit donc celui qui se tue.

Face à ce dilemme, le présent modèle fait le choix de l’euthanasie.

Pourquoi ?

D’abord parce que l’euthanasie permet de répondre à toutes les situations dans lesquelles un droit à la fin de vie peut être invoqué. En effet, les personnes inconscientes, paralysées ou en incapacité de s’administrer elles-mêmes un produit létal ne peuvent pratiquer une assistance au suicide. De facto, ces cas conduisent à la mise en place de procédures d’exception autorisant l’euthanasie pour les personnes concernées(25). Faire le choix de l’assistance au suicide, c’est décidé d’instaurer une législation où du flou peut apparaître concernant le fait de savoir si tel ou tel cas est sujet à une assistance au suicide ou à une euthanasie. Face à cela, nous préférons un modèle simple et lisible de tous : l’euthanasie.

Ensuite car l’euthanasie est ce qui se rapproche le plus de la logique de SPCJD. Si le recours à la SPCJD est aujourd’hui très rare, la légalisation de l’euthanasie s’inscrit dans la continuité du cadre actuel. En effet, pour la SPCJD comme pour l’euthanasie, ce sont les soignants qui administrent la solution qui provoquent le décès(26). Cette continuité permettra au nouveau « modèle français » de la fin de vie de s’appuyer sur les apprentissages et pratiques déjà emmagasinés avec la SPCJD. Les connaissances et la formation en soins palliatifs accusant un fort retard dans notre pays, il est primordial que le futur modèle de la fin de vie ne conduise pas à une approche trop différente de celle actuelle.

Faire le choix de l’euthanasie, c’est donc faire le choix de la continuité des savoir-être et des savoir-faire qui se sont développé ces dernières années dans notre pays. Faire le choix de l’assistance au suicide c’est, au contraire, prendre le risque de lancer les soignants dans un tout nouveau type de procédure. Faire ce choix, c’est prendre le risque que des erreurs, des mauvaises pratiques émergent au début du nouveau « modèle français » de la fin de vie. Pour éviter cela, la légalisation de l’euthanasie nous semble préférable. La légalisation de l’euthanasie est également le meilleur moyen de répondre à une crainte majeur des soignants : celle d’outrepasser le cadre défini par la loi(11). C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la loi Claeys-Leonetti et qui explique, en partie, la faible utilisation de la SPCJD. La frontière entre la SPCJD et l’euthanasie étant perçue comme floue, les soignants ont aujourd’hui une vraie crainte de dépasser le cadre légal et donc de faire l’objet de poursuites judiciaires. Avec l’euthanasie, les soins terminaux dispensés par les professionnels de santé deviennent lisibles et ne peuvent être sujet à interprétation. Conséquence, les soignants seront mieux protégés et pourront soulager efficacement les patients.

Enfin (et surtout), si nous prônons l’euthanasie plutôt que l’assistance au suicide, c’est pour une idée simple : quitte à mettre en place une aide active à mourir, autant aller jusqu’au bout de la démarche. Sur ce point, une explication s’impose.

L’aide active à mourir répond à un idéal moral, celui de soulager les personnes en fin de vie de toutes leurs souffrances afin qu’ils puissent partir de façon apaisée. Or, si l’assistance au suicide permet d’abréger les souffrances physiques de la personne concernée, il ne répond en rien à celles psychologiques qui peuvent naître lors d’une telle épreuve. En obligeant les personnes à s’administrer elle-même une solution létale, l’assistance au suicide fait le choix de ne pas les accompagner jusqu’au bout et les laissent seules face à leurs souffrances morales autour du fait « de se donner la mort ». Pour le dire crument, les personnes souffrant de maladies incurables et qui souhaitent user de l’aide active à mourir plutôt que des formes « classiques » du suicide le font justement pour ne pas avoir à se retrouver, psychologiquement et moralement, devant les souffrances importantes liés au fait de mettre fin à ses jours. Sauter dans le vide de « la vie après la mort » est vertigineux, effrayant et angoissant. C’est l’inconnu qui nous attend, l’endroit d’où l’on ne revient pas. Toutes et tous nous savons combien l’arrivée de la mort peut être éprouvante et combien être apaisé moralement à la fin de son existence est un objectif hardi auquel il n’est pas facile d’avoir accès. C’est pour cette raison que nous ne pouvons-nous satisfaire d’une solution qui ne soulage pas psychologiquement les personnes prises en charge(27), surtout que 77% des Français et des Françaises souhaitent être soulagés sur ce point lors de leurs fins de vie(20). Au contraire, l’euthanasie, en déléguant l’administration de la solution létale à un soignant qualifié, permet aux personnes concernées de ne plus avoir à porter (totalement du moins) le poids de se donner la mort. Avec l’euthanasie, nous allons au bout des choses en réduisant, autant que possible, les souffrances psychologiques des patients qui vivent leurs derniers souffles. Avec l’euthanasie, nous cherchons à soulager les personnes qui vont mourir sur tous les plans.

Mais si nous cherchons à épargner les patients en fin de vie de leurs souffrances, il est également nécessaire de ne pas créer des souffrances et du mal-être chez les soignants. Aujourd’hui, l’aide active à mourir fait consensus dans le corps médical. Problème, elle fait consensus contre elle. Ce rejet est particulièrement fort au sein de la famille des soins palliatifs. Selon une étude d’opinion commandée par la SFASP en septembre 2022, 85% des acteurs français du soins palliatifs déclarent être défavorables à l’idée de provoquer intentionnellement la mort d’un patient(28). Dans le cadre de cette enquête, 34% des soignants énonçaient également qu’ils démissionneraient s’ils devaient demain réaliser une injection létale à un patient et 35% qu’ils feraient usage de la clause de conscience pour ne pas avoir à pratiquer un tel soin(28),(29). Il existe donc un réel risque que l’évolution de la loi en la matière provoque une cassure profonde entre les citoyens et les professionnels de santé. Alors qu’il nous faut redoubler d’efforts pour doter notre pays d’un système de soins palliatifs dignes de ce nom, cette menace ne doit pas être ignorée. Quand seul 6% des médecins et infirmiers se disent prêt à réaliser l’euthanasie d’un patient(28), il est nécessaire de réfléchir à une solution qui évite que soignants et personnes en fin de vie aient des aspirations contradictoires. Ce n’est pas en construisant sur de la discorde que nous pourrons faire advenir le modèle de la fin de vie apaisée que nous appelons de nos vœux. L’identité du soignant en charge de ces soins ultimes est donc primordiale.

Le soignant qui nous accompagne jusqu’à la fin, c’est celui dont on est le plus proche : la place centrale du médecin traitant

Face à cette question, une réponse s’impose : une fin de vie apaisée allant de pair avec la présence de ses proches, il faut que le soignant administrant la solution létale soit également proche du patient. C’est pour cette raison que le médecin traitant est le soignant le plus à même de réaliser ce soin ultime.

Le modèle ici présenté fait du médecin traitant sa pierre angulaire. C’est lui qui, idéalement, aborde le sujet de la fin de vie et récolte les DA de la personne concernée. C’est lui qui, du fait de la régularité de ses échanges avec le patient, a la capacité de bien le connaître, notamment concernant ses convictions et aspirations autour de la fin de vie. Enfin, c’est lui qui, du fait de sa connaissance de la personne concernée et de ses souffrances, est le plus capable de le comprendre et donc, comme le souhaite les proches d’un patient faisant face à des « souffrances insupportables », de souhaiter abréger ses souffrances. Il est donc raisonnable de penser qu’il s’agit de la personne la mieux placée pour pratiquer, avec humanité et apaisement, le dernier soin de son patient.

La fin de vie est un moment particulier dans lequel l’entourage compte grandement. Pour le patient, savoir qu’un professionnel de santé qu’il connaît de longues dates s’occupent de sa mort est un élément d’une grande importance. Pour le médecin traitant, sans pour autant penser qu’il s’agit d’un acte « facile » ou « banal », il est le professionnel de santé pour lequel ce type de lien sera le moins douloureux. En connaissant son patient et la souffrance qu’il endure, le médecin traitant est le professionnel de santé le plus en capacité de comprendre, au plus profond de son être, qu’il ne tue pas quelqu’un mais qu’il le libère. C’est par ce lien de proximité entre soignants et patients que le présent modèle créer de l’apaisement autour des actes d’euthanasie. C’est également grâce à ce lien que les médecins traitants pourront demain avoir une bonne perception de l’environnement familial et humain qui entoure le patient afin d’éviter des « dérives »(30).

Dans le détail, la prise en charge des soins terminaux serait donc réalisée par le médecin traitant de la personne concernée. Ces actes médicaux pourront être réalisés au domicile du patient (particulièrement pour les pronostics vitaux engagés à moyen terme) mais également en soin palliatif (particulièrement pour les pronostics vitaux engagés à court terme). Afin de respecter les convictions de chacun, une clause de conscience sera à la disposition des médecins généralistes qui ne souhaitent pas pratiquer l’euthanasie. Sur un modèle similaire à l’IVG, l’application de cette clause serait conditionnée à l’information préalable du patient par le médecin lui-même de l’activation de cette clause de conscience par ce dernier(31). À la suite de cette information, le médecin traitant aura également l’obligation de référer à l’Assurance Maladie qu’il fait valoir sa clause de conscience. Cela conduit à l’ouverture d’une procédure par la CPAM du département en question. Cette dernière vise à ce que la puissance publique (par le biais du système de rappel téléphonique et de mailing dont nous avons parlé précédemment) puisse proposer un autre professionnel de santé au patient concernée. Cette démarche doit permettre à ce dernier de choisir qui lui donne la mort et d’entreprendre, s’il le souhaite, des démarches afin de mieux connaître le soignant en question.

Cependant, si le médecin traitant est, par principe, le professionnel de santé privilégié pour réaliser l’euthanasie des patients qui le souhaitent, il n’est pas le seul que la nouvelle législation autoriserait à pratiquer ce type de soins. Dans notre modèle, l’ensemble des soignants disposant d’un statut de médecin (qu’il soit généraliste ou spécialisé) ont également la possibilité de pratiquer l’euthanasie, tout comme les infirmières en pratique avancée (IPA) lorsqu’un suivi régulier existe entre elles et le patient(32). Ainsi, les patients qui le souhaitent peuvent, à tout moment, écrire un courrier à leur CPAM ou réaliser une démarche en ligne (sur Mon espace santé) pour demander que le soignant en charge de leur décès ne soit pas leur médecin généraliste. Dans ces cas de figure, après étude de la compatibilité statutaire du soignant concerné par cette demande, une demande de confirmation d’acceptation de la demande est envoyée au professionnel de santé afin que ce dernier confirme qu’il accepte cette tâche. C’est uniquement une fois la confirmation transmise par le soignant à sa CPAM (par courrier) ou à l’Assurance maladie (sur Mon espace santé) que le professionnel de santé référent pour la fin de vie de la personne concernée change.

Enfin, afin de compléter ce dispositif, le présent modèle prévoit une procédure d’urgence. Cette dernière doit permettre, dans les cas où le pronostic vital est engagé à court terme et qu’un imprévu dans la prise en charge de l’euthanasie du patient est constatée(33), alors le patient ou sa personne de confiance (si le patient est inconscient) dispose de la possibilité de désigner rapidement un nouveau soignant en charge de l’euthanasie de la personne concernée. Cette désignation d’urgence est matérialisée par un accord signé par le professionnel de santé et le patient (ou son représentant) et se fait alors sans validation de la part de l’Assurance maladie(34). Dans ce type de situation, on peut notamment imaginer que c’est le médecin chargé du service palliatif où la personne est accueillie qui s’occupe de l’administration des soins terminaux de l’individu en question.

 

Massification des directives anticipées ; élargissement du public pouvant accéder à des solutions létales en cas de pronostic vital engagé ; euthanasie plutôt que l’assistance au suicide ; administration de l’aide active à mourir par un soignant proche du patient… Voici les principales lignes que ce modèle propose afin qu’émerge, demain, une vraie logique de fin de vie apaisée et accompagnée dans notre pays.

 

Alors que le débat parlementaire sur le futur « modèle français » de la fin de vie approche, espérons que les solutions ici apportées servent de guide à toutes celles et ceux qui souhaitent qu’advienne un idéal humaniste, empathique et tendre de la prise en charge de la fin de vie en France.

Notes et références :

(1)(2023, April 3). Fin de vie: ce quil faut retenir du discours dEmmanuel Macron après les conclusions de la convention citoyenne. https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/fin-de-vie-ce-qu-il-faut-retenir-du-discours-d-emmanuel-macron-apres-les-conclusions-de-la-convention-citoyenne_5749568.html

(2)Loi N° 2016-87 DU 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1). Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1) – Légifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031970253

(3)Proposition de Loi N°3755. Assemblée nationale. (2021, January 21). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3755_proposition-loi  

(4)Proposition de Loi N°288. Assemblée nationale (2017, October 17). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi

(5)Proposition de Loi N°288. Assemblée nationale (2017, December 20). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi

(6)Droit à mourir dans la dignité. Sénat (2020, November 17). https://www.senat.fr/leg/ppl20-131.html

(7)Le regard des Français sur la fin de vie. Ifop (2022, October). https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/10/119480-Resultats-VF.pdf

(8)Les Français et la convention sur la fin de vie. Ifop (2023, April 3). https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-convention-citoyenne-sur-la-fin-de-vie-ifop-journal-du-dimanche/

(9)Claire Thoury est une grande spécialiste des questions d’engagement en France, spécialement en ce qui concerne l’engagement de la jeunesse. Ancienne déléguée générale d’Animafac (2017-2021), elle préside le Mouvement associatif depuis le mois d’avril 2021 et est membre du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE). C’est dans le cadre de ces fonctions au CESE qu’elle a présidé le Comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie.

(10)(2023, February 4). Convention Citoyenne pour la fin de vie: pas un énième rapport avec une quête de consensus absolu, selon La Présidente du comité de gouvernance.

https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/convention-citoyenne-pour-la-fin-de-vie-pas-un-enieme-rapport-avec-une-quete-de-consensus-absolu-selon-la-presidente-du-comite-de-gouvernance_5639969.html

(11)L’essentiel sur la mission d’évaluation de la loi du 2 février 2016… Assemblée nationale. (2023, March). https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/601078/5780872/version/1/file/Synth%C3%A8se+de+l%27%C3%A9valuation+de+la+loi+Claeys-Leonetti+vdef.pdf

(12)Rapport d’information pour des Soins Palliatifs accessibles … Sénat. (2021, September 29). https://www.senat.fr/rap/r20-866/r20-866-syn.pdf

(13)L’Obs. (2013, March 18). 81% des Français veulent mourir Chez Eux… https://www.nouvelobs.com/societe/20130318.OBS2277/81-des-francais-veulent-mourir-chez-eux.html#:~:text=SEL%20AHMET%2FSIPA)-,…,de%20la%20fin%20de%20vie.&text=S’il%20est%20encore%20impossible,moins%20en%20choisir%20le%20lieu

(14)Rioux, P. (2023, August 23). Bouclier tarifaire, niches fiscales, taxes, franchises médicales… Les pistes du gouvernement pour faire 15 milliards d’économies dans le budget 2024. La Dépêche. https://www.ladepeche.fr/2023/08/23/budget-2024-les-pistes-de-lexecutif-pour-faire-15-milliards-deconomies-11409323.php

(15)Loi n° 2005-370 DU 22 Avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie (1). Legifrance. (2005, April 22). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240/

(16)Les Directives Anticipées. Parlons Fin de Vie. (2023, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/les-directives-anticipees

(17)La personne de confiance. Parlons Fin de Vie. (2023a, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/personne-de-confiance/

(18)L’acharnement thérapeutique. Parlons Fin de Vie. (2023b, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/lobstination-deraisonnable/

(19)La sédation profonde. Parlons Fin de Vie. (2023b, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/la-sedation-profonde-et-continue-jusquau-deces/

(20)Les Français et la fin de vie: état des Connaissances et attentes des citoyens. Parlons Fin de Vie. (2023, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/les-francais-et-la-fin-de-vie/

(21)Favereau, E. (2019, July 11). L’affaire Vincent Lambert en Sept chapitres. Libération. https://www.liberation.fr/france/2019/07/11/l-affaire-vincent-lambert-en-sept-chapitres_1738587/

(22)Afin d’éviter une surcharge de travail pour le médecin

(23)A ce titre, l’idée est ici de réaliser des opérations de mailing et d’appels téléphonique par des équipes spécifiquement missionnées pour réaliser cette activité

(24)Voici une liste non-exhaustives des principales maladies dont nous parlons ici : maladies d’Alzheimer, syndrome Parkinsonien, la démence à corps de Lewy, la Sclérose Latérale Amyotrophique (communément appelé maladie de Charcot), la sclérose en plaques, la neurofibromatose de type 2, le syndrome Cérébelleux, la chorée de Huntington, l’ataxie de Friedich, les cancers incurables, les paralysies partielles ou totales consécutives à un AVC, à des troubles neurovasculaires ou à un accident, les polypathologies du grand âge

(25)Les cas dont nous parlons ici, s’ils ne sont pas majoritaires, sont assez fréquents

(26)De manière directe pour l’euthanasie et indirecte pour la SPCJD

(27)L’exemple de l’Oregon est très intéressant sur ce point. Dans cet Etat américain où l’assistance au suicide est légale, on constate que le non-accompagnement des patients amène finalement un tiers des personnes concernés à renoncer, au dernier moment, à s’administrer la solution létale. Un autre tiers des patients disposant d’une autorisation de l’assistance au suicide font le choix de ne pas se procurer le produit létal auquel ils ont le droit. Ces chiffres peuvent conduire à plusieurs interprétations. Pour ma part, je considère que le tiers de personne reculant finalement à se tuer prouve bien la difficulté et souffrance qui existe chez les personnes concernées à devoir réaliser le geste ultime. Ils souhaitent mettre fin à leur jour, ne plus souffrir mais n’ont pas le « force » de se donner la mort. Concernant le tiers de personne n’allant pas récupérer le produit létal, ces cas montrent bien l’importance d’avoir une procédure qui s’étale dans le temps où les patients concernés doivent répéter à plusieurs reprises leurs volontés de mourir. La procédure aujourd’hui déjà en place pour la SPCJD inclue cette notion, elle devra être étendu en cas de légalisation de l’euthanasie.

Pour plus d’informations concernant les chiffres ici avancées : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.12768882_63ce90a63fd32.nouveaux-droits-en-faveur-des-malades-et-des-personnes-en-fin-de-vie–auditions-diverses-23-janvier-2023 et https://www.oregon.gov/oha/PH/PROVIDERPARTNERRESOURCES/EVALUATIONRESEARCH/DEATHWITHDIGNITYACT/Documents/year23.pdf

(28)Fin de vie: Soignants et bénévoles refusent d’être les acteurs de la mort administré Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP). (2022, July 13). https://sfap.org/actualite/fin-de-vie-soignants-et-benevoles-refusent-d-etre-les-acteurs-de-la-mort-administree

(29)Intéressant par ailleurs de souligner que les soignants interrogés dans le cadre de cette enquête réfutent à 83% l’idée que l’euthanasie soit un soin

(30)En parlant des dérives, on parle ici principalement des cas où les personnes expriment la volonté de mettre fin à leurs vies afin de ne pas être une charge pour leurs entourages ou bien car ils font le sujet d’une influence en ce sens par une ou plusieurs personnes de son entourage. Il ne faudrait pas non plus que la réalisation d’une aide active à mourir soit demandée par défaut de l’accès à une suivi et accompagnement médical de qualité. Les différentes dérives que le « futur modèle » français de la fin de vie devra éviter sont notamment mentionné dans l’avis de réserve exprimée par certains membres du CCNE dans le cadre de son rapport sur le sujet de la fin de vie.
Vous pouvez le consulter à l’aide du lien suivant : https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/2022-09/Avis%20139%20Enjeux%20%C3%A9thiques%20relatifs%20aux%20situations%20de%20fin%20de%20vie%20-%20autonomie%20et%20solidarit%C3%A9.pdf

Cette mise en garde a également été présenté plus largement par Annabel Desgrées Du Loû lors d’une des auditions de la mission d’évaluation de la loi dite « Claeys-Leonetti ». Vous pouvez la visionner avec le lien suivant : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.12768882_63ce90a63fd32.nouveaux-droits-en-faveur-des-malades-et-des-personnes-en-fin-de-vie–auditions-diverses-23-janvier-2023

(31)Cette sensibilisation du patient serait attestée par la signature d’une décharge commune entre lui et son médecin

(32)Notamment dans le cas d’infirmiers à domicile

(33)En l’occurrence, l’idée est de prévoir les cas où les professionnels de santé prévus pour cet acte font défaut

(34)Il sert de protection juridique pour le médecin ayant accepté de prendre le relais.

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