Ce qu’est la guerre cognitive
C’est devenu un lieu commun pour une certaine presse mainstream de dénoncer les campagnes de désinformation et l’ère des Fake news. Non pas qu’il faille s’en accommoder, mais, en-dehors des publications universitaires, rares sont les commentateurs qui prennent le temps de replacer cette nouvelle ère dans le contexte plus global de la bataille de l’information et de la propagande qui, elle, n’a rien de nouveau.
Ruse, manipulation, intox ont toujours existé et si certains régimes autoritaires, à l’image de la Russie, disposent au cours des XXe et XXIe siècles de stratégies particulièrement offensives en la matière (la maskirovka soviétique notamment), c’est souvent du côté des démocraties libérales qu’il faut se tourner pour trouver les recherches les plus innovantes en la matière.
Les pères de la propagande politique, mais également économique, telle que nous la connaissons ne sont pas nés du côté de l’Oural mais bien outre-Atlantique. Dès la fin de la Première Guerre Mondiale, les journalistes Edward Bernays et Walter Lippman et l’universitaire Harold Lasswell théorisent l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction.[1]»
Pourtant nous n’avons pas commencé à aborder le thème de la guerre de l’information qu’une autre guerre plus rude encore se présente à nous : la guerre cognitive.
Elle se distingue de la guerre de l’information en ce qu’elle vise à modifier directement la cognition des individus et leur prise de décision et non simplement à contrôler les flux d’informations. Une guerre que le neuroscientifique Giordano résume parfaitement quand il annonce que « le cerveau humain est devenu le champ de bataille du XXIe siècle »[2].
Concrètement, elle est le résultat de la fusion entre guerre de l’information et neurosciences et se matérialise par des attaques se situant en « amont de la fabrique de la désinformation ». Ce que l’OTAN confirme dans un rapport affirmant que l’objectif des offensives cognitives est bien « d’attaquer, d’exploiter, de détériorer voire de détruire les représentations, le tissu de la confiance mentale, celui de la croyance en des logiques établies nécessaires au fonctionnement sain d’un groupe, d’une société, voire d’une nation »[3].
En somme, et comme le résume parfaitement Asma Mhalla, il s’agit de nous rapprocher de notre état grégaire. « Plus nos technologies duales, intelligence artificielle en tête, seront capables de reproduire nos schémas neuronaux, plus nous risquons de perdre le contrôle de nous-mêmes »[4].
Bien que le concept même de guerre cognitive reste relativement récent et ne fasse pas encore l’objet d’une littérature abondante[5] certains acteurs semblent d’ores et déjà mieux armés que d’autres dans la guerre qui s’annonce. Parmi ces acteurs, le géant chinois fait figure de grand favori.
Une possible domination qui s’explique en raison d’une culture stratégique particulièrement favorable à ce nouveau type de conflictualité mais également des avancées chinoises en matière d’intelligence artificielle.
Les avantages de la culture stratégique chinoise
Par ses influences philosophiques (confucianisme et taoïme) et guerrières (Sun Tzu), la culture stratégique propre à la Chine serait, selon certains universitaires, mieux adaptée à la guerre cognitive qui s’annonce. Une culture marquée également par la rupture de Pékin avec la pensée stratégique de Mao Zedong mais également de Deng Xiaoping.
Si les premières décennies de la République populaire de Chine se caractérisent par une stricte séparation des domaines civil et militaire et par la concentration des moyens économiques sur le second (tout à la fois en raison de l’objectif de « survie » du régime et de l’influence de l’URSS dans la vision économico-militaire du PCC à ses débuts) un tournant s’opère au début des années 2000.
Le 10e plan quinquennal (2001-2005) autorise la participation des entreprises privées au secteur militaire. Une directive de 2007 leur permet même de travailler sur le développement de technologies duales. La même année, Hu Jintao (secrétaire général du PCC de 2002 à 2012), dans son rapport sur le XVIIe Congrès du PCC déclare que le trop grand cloisonnement de l’industrie de défense est un désavantage pour Pékin et empêche l’armée populaire de libération de bénéficier des développements technologiques civils. Apparaît alors le concept « d’intégration civilo-militaire » (ICM) qui est toujours en vigueur aujourd’hui.
Il faut néanmoins attendre 2016 et l’application du 13e plan quinquennal (2016-2020) pour que soit mentionnés des objectifs clairs et chiffrés. D’après le Centre de recherche économique de l’Université de défense nationale, 40% des projets compris dans le plan concerne alors l’ICM.
Défense et développement économique deviennent les deux faces d’une même pièce. Dans les documents du Comité central du PCC et du Conseil d’Etat, les dirigeants chinois évoquent désormais le développement coordonné de l’économie et de la défense nationale.
Dans le cadre de la stratégie de « développement national basée sur l’innovation » des mesures visant à renforcer l’ICM sont mises en valeur : (1) créer un mécanisme de coordination et de planification générale, (2) accroitre « l’innovation collaborative », (3) accroitre l’intégration des capacités S&T du secteur civil et du secteur militaire, (4) et promouvoir les transferts de technologies dans les deux sens. « L’objectif à terme n’est donc pas seulement une plus grande coordination entre les bases industrielles et technologiques de défense et civile, mais la création d’une base industrielle et technologique nationale unifiée et d’un système d’innovation national unifié.[6] »
Le continuum entre monde civil et militaire ne se matérialise pas uniquement dans l’ICM et la stratégie d’innovation de Pékin mais également dans sa façon de penser la chose militaire. A la fin des années 1990, deux colonels de l’armée populaire de libération élaborent le concept « d’Unrestricted warfare ». A contrario de la logique binaire occidentale de la guerre et de la paix, le PCC ne conçoit aucune différence de nature entre les deux termes, plutôt une différence d’intensité dans le conflit.
C’est dans ce contexte que voit également le jour l’idée de « Sanzhàn », les « Trois Guerres : la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre juridique.
La guerre de l’opinion publique vise l’utilisation des médias et réseaux sociaux afin de diffuser des informations (y compris des fake news) auprès d’une cible précise. La guerre psychologique cherche à influencer les comportements et façons de penser de l’adversaire, à renforcer le soutien des alliés et partenaires et à maintenir la neutralité des indécis. La guerre juridique quant à elle est un outil de condamnation juridique de l’adversaire voire d’imposition de ses propres lois (l’extra-territorialité du droit n’est plus une prérogative proprement américaine, la Chine avance peu à peu sur ce sujet).
Chacune de ces guerres est complémentaire des deux autres. Mieux, elles se renforcent mutuellement. « La propagation du discours comprend le récit stratégique visant à convaincre les populations nationales et étrangères par les vecteurs de transmission (« guerre d’opinion «) en créant un environnement mental favorable (guerre psychologique) qui rend le message conforme aux idées reçues, tout en se protégeant derrière la logique de la souveraineté cybernétique, que la Chine tente d’imposer juridiquement au niveau international (« guerre juridique ») »[7].
Avec ces trois guerres s’estompent l’idée d’une stricte séparation entre militaires et populations civiles. Les secondes deviennent également des cibles de choix et des « technologies de l’esprit », à l’image de Tik Tok, leurs sont spécialement consacrées.
TIK TOk, incarnation de la stratégie chinoise de guerre cognitive
Peut-on parler de Tik Tok comme d’une plateforme numérique comme les autres ? A cette question, le rapport de la Commission d’enquête menée par les sénateurs Claude Malhuret et Mickaël Vallet répond par la négative[8]. Deux aspects essentiels la différencient : son algorithme hyper addictif et ses liens avec les autorités chinoises.
Si l’opacité qui entoure l’algorithme de Tik Tok persiste, ses effets sur ses utilisateurs sont de mieux en mieux documentés. Captation extrême de l’attention, sédentarité excessive et dépression, notamment chez les plus jeunes, les risques liés à son usage sont nombreux.
Dans leur rapport, Claude Malhuret et Mickaël Vallet mentionnent même des psychologues pour qui Tik Tok ne doit plus être évalué sous le prisme de l’addiction mais bien de « l’abrutissement ». Un constat partagé par le congrès américain selon qui Tik Tok représenterait un instrument d’ingérence et une arme biotechnologique dont l’objectif serait d’altérer durablement les capacités cognitives des populations occidentales.
La plateforme chinoise est marquée également par son inefficacité (volontaire ?) en matière de lutte contre la désinformation. Selon NewsGuard et la commission d’enquête sénatoriale, 40 minutes d’utilisation suffisent pour que soit proposées des vidéos contenant de fausses informations. Le Global Witness va dans le même sens : 90% des contenus de désinformation créés dans le cadre de leur étude ont été approuvés par Tik Tok (contre 20% pour Facebook).
Au-delà du contenu, ce sont également les liens qui existent avec les autorités chinoises qui posent problème. A l’instar d’autres entreprises de l’économie numérique, le Parti communiste chinois pratique un contrôle étroit sur la plateforme à travers notamment la société ByteDance. Une situation qui pousse les sénateurs Claude Malhuret et Mickaël Vallet à parler explicitement de stratégie de guerre cognitive à propos de Tik Tok.
Une stratégie dont l’objectif n’est plus de soumettre « l’Occident » sur le champ de bataille mais bien d’affaiblir suffisamment les démocraties libérales pour qu’elles ne soient plus capables ou désireuses de répondre à une agression. Ce que note dès 2012 un rapport de l’INSERM sur l’influence chinoise : « l’enjeu n’est pas tant de savoir quelle force armée va gagner mais quel récit, quelle version des faits va l’emporter auprès de l’opinion publique. Concrètement, la guerre de l’opinion publique telle que pensée par les Chinois consiste à faire de l’ « orientation cognitive » des masses, d’exciter leurs émotions et de « contraindre leur comportement »[9].
Cela étant, comme le rappelle à juste titre Asma Mhalla, les démocraties libérales ne sont pas toujours exemplaires en matière de manipulation de l’information et d’offensives cognitives, y compris vis-à-vis de leurs propres populations. Le scandale de Cambridge Analytica et la campagne américaine de 2016 en sont des preuves suffisantes.
Reste que le développement de l’intelligence artificielle et des neurosciences bouleverse les moyens de la manipulation de masse et donne un nouveau souffle au techno-nationalisme chinois.
Le techno-nationalisme : L’IA au cœur de la stratégie militaire chinoise
Avec le développement de technologies comme la robotique, les nanotechnologies, la biotechnologie, la technologie quantique, l’intelligence artificielle, la modernisation de l’armée chinoise s’effectue à un rythme suffisamment intense pour que soit sanctuarisé dans un livre blanc le passage de la guerre informatisée à la guerre « intelligentized ».
Dans cette guerre, l’intelligence artificielle occupe une position centrale : elle relie les domaines terrestre, maritime, aérien, spatial, électromagnétique, cybernétique et cognitif (conçu désormais par l’Armée Populaire de Libération comme un domaine à part).
Une nouvelle donne confirmée, selon les universitaires Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer[10], par la création par le gouvernement chinois d’une Force de soutien pour l’information de l’Armée populaire de libération le 19 avril 2024.
La cérémonie d’inauguration de cette force a d’ailleurs été l’occasion pour Xi Jinping d’affirmer qu’il était « nécessaire de soutenir efficacement les opérations, d’adhérer à la victoire conjointe basée sur l’information, de fluidifier les liens d’information, d’intégrer les ressources d’information, de renforcer la protection de l’information, de s’intégrer profondément dans le système d’opérations militaires conjointes, de mettre en œuvre de manière précise et efficace le soutien à l’information, et de servir à soutenir les luttes militaires dans toutes les directions et dans tous les domaines.[11]»
D’où l’importance donnée par Pékin aux avancées en matière d’outils neurologiques dont l’objectif est double : permettre à l’armée et à la population chinoises d’atteindre la « supériorité cognitive » via le développement des interfaces cerveau-ordinateur (BCI : brain-computer inferfaces) ; développer des armes neurologiques visant à affaiblir les fonctions cognitives des adversaires.
Loin d’être anodines, les interfaces cerveaux-ordinateurs sont d’ores et déjà identifiées parmi les industriels de défense et les différentes armées nationales comme des technologies aux conséquences importantes sur la tenue d’un conflit. « Cette technologie fera progresser la vitesse de calcul, la prise de décision cognitive, l’échange d’informations et l’amélioration de la puissance de calcul, ce qui améliorera considérablement les performances humaines ».[12]
Ce sont d’ailleurs les Etats-Unis qui avancent les premiers sur ce chantier. En 2013 est lancé la Brain initiative par la Defense Advenced Research Projects Agency (DARPA) sous l’administration Obama afin de déterminer les potentielles applications des neurosciences dans les domaines médical et militaire. Concomitamment, la IARPA (agence gouvernementale de recherche dédiée aux agences de renseignement fédérales américaines) inaugure d’autres projets visant à augmenter les capacités cognitives des soldats. En 2023 l’agence amorce un nouveau projet (Rescind) dont l’intention est de déceler les failles cognitives des adversaires afin d’améliorer la neutralisation des cyberattaquants.
De quoi pousser Pékin à lancer en 2016 le China Brain Project. Lors de la programmation quinquennal 2016-2020, le projet aurait reçu l’équivalent de 3,1 milliards de yuans (un peu plus de 400 millions d’euros). S’il sert également au financement de traitements médicaux (et notamment des troubles cérébraux) et implique aussi bien des organes de recherches militaires, des universités et des entreprises privées, le China Brain project est majoritairement tourné vers les usages militaires potentiels de l’intelligence artificielle. Un projet en matière d’IA qui sert le techno-nationalisme de Pékin et incarne parfaitement la stratégie d’intégration civilo-militaire chinoise.
Au-delà de l’usage de médias sociaux comme Tik Tok ou d’interfaces cerveaux-ordinateurs, la guerre cognitive telle que la conçoit Pékin (mais pas uniquement) dispose également d’un versant neurologique. Il s’agit alors d’infliger des lésions neurocognitives permanentes par l’utilisation de technologies de radiofréquence, d’acoustique, d’électromagnétisme ou encore de nanotechnologies.
L’individu ciblé est alors rendu à son état grégaire par des attaques visant directement son cerveau. Autant dire que nous touchons-là à des enjeux qui ne peuvent faire l’économie de discussions éthiques, politiques mais également juridiques.
De quoi s’interroger sur les capacités de résistance des démocraties libérales face à de telles offensives cognitives.
La mort culturelle des démocraties libérales ?
En 2023, le ministère français des Armées et l’université Paris Sciences et Lettres se sont associés afin de lancer un projet de prospection novateur : la Red Team. Composé d’analystes et de chercheurs, l’objectif de ce groupe est de réfléchir aux nouvelles formes de la guerre à l’horizon 2030-2060.
Dans une de leurs publications, Chronique d’une mort culturelle annoncée, les auteurs imaginent une Europe incapable de développer ses propres géants numériques, la rendant totalement dépendante des technologies étrangères (principalement américaines et chinoises) et soumise à des cyberattaques à répétition. A un point tel qu’il devient impossible pour les Etats européens d’assurer le fonctionnement des services publics mais également l’intégrité cognitive de leurs populations.
Si bien que les citoyens finissent par se regrouper dans des sphères de réalité alternative (des « safe spheres ») par affinité religieuse, classe sociale, quartiers. Un mouvement largement aidé par des puissances étrangères désireuses de fracturer définitivement les nations européennes.
Dans ce scénario où le séparatisme devient également territorial la seule issue est l’intervention de l’armée pour couper les infrastructures numériques à l’origine des « safe spheres » et « désintoxiquer » des pans entiers de la population.
Si nous n’en sommes pas encore là, les signes annonciateurs ne manquent pas : montée des populismes, défiance grandissante des populations vis-à-vis des institutions, affaiblissement du rôle de l’Etat notamment dans la sphère économique, polarisation des opinions. Autant de points d’appui pour des stratégies de déstabilisation de la part d’acteurs étrangers et contre-élites nationales.
Rien ne nous dit en revanche que les régimes autoritaires, celui de Pékin comme celui de Moscou, résisteraient mieux à l’émergence de conflits cognitifs dopés à l’intelligence artificielle. Dans le scénario de la Red Team l’un des premiers pays à s’effondrer n’est autre que….la Chine.
Références
[1] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628
[2] GIORDANO J., WURZMAN R., “Neurotechnologies as weapons in national intelligence and defense – An
overview”, Synesis, pp.T:55-T:71, 2011.
[3] Cité par Asma Mhalla,Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Seuil, 2024, p.123
[4] Idem, p.127
[5] Du moins dans le champ civil, les publications des organismes de recherches militaires étant beaucoup plus nombreuses.
[6] https://www.frstrategie.org/publications/recherches-et-documents/tournant-integration-civilo-militaire-chine-2017
[7] La guerre cognitive au cœur de la stratégie chinoise de socialisation, Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer
[8] https://www.senat.fr/salle-de-presse/dernieres-conferences-de-presse/page-de-detail/commission-denquete-influence-tiktok-1268.html
[9] https://www.inserm.fr/rapport.html
[10] La guerre cognitive au cœur de la stratégie chinoise de socialisation, Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer
[11] Cité par Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer
[12] MOORE B., “The Brain Computer Interface Future: Time for a Strategy”, Semantic Scholar, Air War College Air University Maxwell AFB United States, 2013.