Dans un article paru en 2006, La face cachée de l’individu hypermoderne : l’individu par défaut, le sociologue Robert Castel émet l’idée que nous avancerions de plus en plus vers ce qui serait une « société des individus ». Son diagnostic, qui a désormais 17 ans, s’impose avec d’autant plus de force que de nombreuses dynamiques d’individualisation traversent aujourd’hui l’ensemble du corps social et affectent les différents domaines de l’expérience humaine : le travail, la famille, les institutions, rien n’y échappe. Dans une société où les individus refusent toute identité stable, le lien social, qui correspond à l’ensemble des liens culturels, sociaux, économiques et politiques qui relient les individus dans leur vie quotidienne, n’a plus rien d’une évidence.
Le même Robert Castel démontre comment, dès le XIVe siècle, la société salariale se substitue peu à peu aux rapports sociaux patrimoniaux, faisant du travail, et plus encore du salariat, le fondement de l’ordre social et l’activité à partir de laquelle les individus « existent » aux yeux de la société. Loin d’être une simple modalité de la production économique, le salariat se constitue à travers les siècles comme une condition matérielle étroitement associée à des droits et participent de la formation d’un État social devant assurer la protection des individus et leur intégration au sein de la société. Evidemment, la relation entre lien social d’un côté et travail et salariat de l’autre est plus complexe qu’il n’y paraît : le lien entre les travailleurs se crée à partir de mais aussi contre le travail. Cette ambiguïté traverse d’ailleurs l’histoire de la littérature. Simone Weil, dans son Journal d’usine, s’attache à saisir les rares moments où les ouvriers lui font entrevoir une autre forme de travail, faite d’entraide, de réalisation de gestes où se mélangent art et technicité, du sentiment d’avoir fait du « bon boulot », à côté d’une organisation du travail fordiste qu’elle juge aliénante.
Tout aussi évident, le travail et l’emploi salariés font actuellement l’objet de nombreux bouleversements qui amenuisent leur capacité à assurer la permanence du lien social (précarisation des emplois, chômage de masse, etc…). Autant de bouleversements qui montrent l’incapacité des sociétés contemporaines à assurer leur promesse d’intégration. Mais au-delà de la remise en cause du travail salarié, le lien social est bouleversé par quelque chose de plus profond : la permanence du mythe de l’individu autosuffisant.
Dès L’archipel français, Jérôme Fourquet présentait l’Hexagone comme un ensemble de petites îles sans rapports les unes avec les autres. La France ferait désormais selon lui l’expérience d’un individualisme forcené et de la remise en cause de ses deux principaux piliers culturels : la matrice catholique et « l’Eglise rouge » que constitue le PCF. L’une et l’autre ont en effet joué un rôle significatif durant des décennies, voire des siècles pour la première, dans la construction sociale des individus et le sentiment d’appartenance à la société française. Elles connaissent pourtant un déclin déjà largement amorcé sans qu’aucune nouvelle matrice idéologique et culturelle ne vienne réassurer le développement du lien social et une nouvelle conception de l’être humain.
Cette disparition des matrices culturelles liant l’individu à la société est entrevue dans le champ de l’imagination dès L’homme précaire et la littérature de Malraux. Le ministre de la Culture du Général de Gaulle met en lumière l’échec de l’imaginaire audio-visuel (le cinéma et après lui la télévision) à représenter une vision unifiée du monde et de l’être humain, comme avait pu le faire avant lui l’imaginaire de fiction (le roman), l’imaginaire de l’illusion (le théâtre) et l’imaginaire de vérité du christianisme. La mutation qu’il voit à l’œuvre, espère, selon lui, « aussi peu fonder le monde sur l’homme, que fonder l’homme sur le monde ». De sorte que face à cette désarticulation entre l’être humain et la société ne subsiste plus qu’un individu étriqué, précaire, aléatoire et qui, pourtant, a pour ambition d’être à lui-même son propre mythe.
Mais, loin d’être un processus nouveau, le mythe de l’individu autosuffisant est au fondement de la modernité occidentale et de la société de marché. Ce que souligne trop peu Jérôme Fourquet. L’être humain se déploie dans la pensée des philosophes du XVIIIe siècle, Hobbes notamment, à travers un processus de déterritorialisation, de non-appartenance radicale. Il n’appartient pas à un peuple, à une nation, ou à une culture, pas plus qu’à une famille ou à une relation affective quelconque. Il se perçoit comme sujet séparé radicalement de toutes appartenances possibles.
Néanmoins, à ce processus moderne de remise en cause des appartenances (religieuses, géographiques, etc) des individus, l’histoire républicaine fait succéder un processus « d’intégration sociale » qui place le citoyen au centre de la communauté politique. Processus qui s’incarne dans des manifestations concrètes (suffrage universel masculin en 1848, lois Ferry du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882 rendant l’école gratuite, l’enseignement laïque et l’instruction primaire obligatoire, etc…) et des personnages emblématiques de notre histoire nationale (les Hussards noirs de la République, préfets, maires, etc…)
Reste que la destruction méthodique, depuis maintenant quarante ans, de tout ce qui se constituait auparavant comme un « patrimoine national » et commun à l’ensemble des Français (sacralité du vote, école républicaine, laïcité, sécurité sociale et services publics, etc…) nous laisse le dilemme d’un lien social désormais plus mythique que réel car n’ayant plus les fondements culturels et politiques nécessaires à son épanouissement.
Face à ces nouvelles fractures sociales, difficile pour l’État de ne pas essayer de redonner du sens à l’activité qui reste le facteur principal de lien social dans nos sociétés : le travail. Malgré ses transformations, le travail salarié continue d’occuper une place centrale dans la structure sociale française. Et bien que cela paraisse paradoxal : d’une part, les formes nouvelles d’emplois (travailleurs des plateformes, intérimaires) qui se développent demandent une mobilisation plus grande des travailleurs que le rapport salarial classique. D’autre part, la centralité du travail se trouve renforcée par le développement du chômage de masse. Les chômeurs, transformés en « demandeurs d’emploi », (ce basculement sémantique le démontre suffisamment) voient leurs vies tourner principalement autour de l’acte de recherche d’emploi. Ce qui légitime d’autant l’intervention de l’Etat sur le marché du travail.
Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France et spécialiste du droit du travail, entrevoit par ailleurs dans Le travail n’est pas une marchandise une reconstruction du lien social à travers la transformation de notre rapport au travail. Loin de puiser dans ce qui serait un répertoire utopique, il montre que cette relation existe déjà en fait et en droit dans le statut juridique des professions libérales (la qualité de leurs services requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles et leurs honoraires reposent sur la nature du travail accompli) ; et dans celui de la fonction publique (son statut se fonde non pas sur les règles du marché mais sur l’accomplissement d’une mission d’intérêt général). Il s’agit selon lui de retrouver l’esprit des lois Auroux de 1982, qui instaurent de nouveaux droits pour les travailleurs en France, de prolonger ce qui a été fait (certes mal fait) à travers la reconnaissance de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) lors de la loi PACTE de 2019, et ainsi de faire de la conception et de l’organisation du travail un objet de négociation collective dans les entreprises.
Bien sûr, les politiques de cohésion sociale ne peuvent se limiter à la simple sphère productive. Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs. Le problème étant justement que nos sociétés occidentales modernes subissent une crise des processus de reconnaissance dans l’ensemble des domaines : éclatement du modèle familial, ségrégation urbaine, inégalité des chances scolaires, prégnance des discriminations. Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social » qui appelle une intervention forte des pouvoirs publics.
Encore faut-il que cette intervention soit à la mesure de l’enjeu. Ce qui est loin d’être le cas, par exemple, en matière de politiques d’aménagement urbain, domaine pourtant essentiel dans l’intégration des individus. Développant, il y a déjà longtemps, à ce propos la comparaison entre l’architecture et les villes d’un côté et l’écriture et les livres de l’autre, Françoise Choay(1) montre que chaque ville ancienne, aidée en cela de sa physionomie et de ses formes propres, possédait son écriture singulière, son langage fermé, son style. Seulement l’ancien mode d’aménagement des villes est devenu une langue morte en raison d’une série d’événements sociaux importants (croissance démographique, transformation des techniques de production, développement des loisirs) sans pour autant qu’un nouveau langage apparaisse. Les nouvelles structures urbaines n’arrivent plus à s’inscrire dans un modèle d’urbanisme cohérent et tendent de ce fait à accentuer les dynamiques de ségrégation urbaine sans que les pouvoirs publics prennent toute la mesure d’une telle transformation.
Outre le débat sur le travail, les récentes polémiques posent en soubassement deux questions plus fondamentales encore (la première étant rappelée plus haut) : qu’est-ce qui lient actuellement les Français entre eux et quel est le rôle de l’Etat dans l’intégration sociale des individus.
Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous(2)» nécessite au-delà enfin de s’appuyer sur un pilier idéologique qui contrebalance celui de l’individu autosuffisant. Parent pauvre de la devise de la République française, la fraternité n’en reste pas moins un idéal puissant et d’ores et déjà au cœur des matrices culturelles du XXe siècle : l’Église catholique et l’Église rouge. Si ce sont bien les Jacobins, qui demandent à associer la fraternité à la devise républicaine, l’idéal a le soutien complet de l’Église en raison même de ses racines chrétiennes. Sans l’Église, pas de retour en grâce de la fraternité en 1848 après un demi-siècle d’anéantissement par la contre-révolution nobiliaire. C’est effectivement la remontée d’un romantisme chrétien (avec les socialistes utopiques Cabet, Buchez, Leroux, Saint-Simon) qui permet à la fraternité de s’inscrire définitivement dans le répertoire républicain. Mais le mythe est au cœur également de la matrice culturelle communiste, comme le montre suffisamment le concept de Fraternité-Terreur, chez Jean-Paul Sartre (marxiste certes peu orthodoxe) selon lequel les individus se lient entre eux par l’action révolutionnaire puis nouent définitivement ces liens autour du serment proclamé dans la salle du Jeu de paume. De sorte que sous la disparition relative des deux Églises, nous retrouvons un mythe qui les contient toutes les deux : celui de la fraternité. Mais elle a désormais, ou de nouveau, la forme républicaine.
Tout l’intérêt, et le caractère prolifique, de cette résurgence tient au fait qu’elle ne se constitue pas comme une déconstruction du mythe de l’individu mais bien comme son approfondissement. Dans l’histoire politique et intellectuelle du XIXe siècle, le républicanisme a longtemps marché, sur le continent européen, aux côtés du libéralisme, et a participé à la consolidation des régimes constitutionnels. Mais, à l’inverse du libéralisme, le républicanisme conçoit l’individu comme un être fondamentalement enraciné, appartenant à une patrie, à une histoire commune, et trouvant dans la participation à la vie de la cité une source d’épanouissement. Loin de l’image d’un individu autosuffisant, l’idéal républicain est avant tout l’idéal de l’individu citoyen qui fait de la fraternité un labeur de chaque jour.
Références
(1)François Choay, Urbanisme, utopie et réalité, une anthologie, Essais, Points 2014
(2)Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009
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