Le libéralisme économique à l’ancienne, défendu notamment par les auteurs classiques comme Adam Smith et David Ricardo, était vu comme quelque chose de naturel que la société se devait de respecter en limitant l’intervention publique.
Le néolibéralisme émerge dans les années 1930, avec l’idée que l’ordre concurrentiel n’est pas un ordre naturel, mais qu’il faut l’imposer. Il y a là une dimension constructiviste, voire autoritaire : il ne faut pas hésiter à utiliser la puissance publique pour imposer des normes favorables à la concurrence et au capital. L’intervention publique est, en ce sens précis, requise. C’est le cas, par exemple, avec les aides à l’emploi dont la France, réputée irréformable, est la championne du monde. Avec elles, les néolibéraux ont réussi à imposer l’idée qu’il convient en permanence d’abaisser le coût du travail. Et comme il est difficile de faire accepter des baisses de salaires nets, c’est l’Etat qui prend en charge une partie du coût du travail. Depuis 1992, on n’a pas cessé d’étendre ces aides. Avec la transformation du CICE en allègement pérenne de cotisations sociales, on est aujourd’hui à environ 70 milliards par an d’exonérations, soit l’un des principaux volets de la politique économique. Autres illustrations du néolibéralisme : la T2A à l’hôpital, la RGPP et la modernisation de l’action publique, …
La construction européenne a poussé très loin cette logique : elle a inscrit dans les traités – cela a failli l’être dans une constitution – que les néolibéraux ont raison contre les keynésiens, avec un souci du détail qui confine à l’obsession. Ainsi du libre-échange et de la libre circulation des capitaux à respecter dans l’Union mais aussi vis-à-vis du reste du monde, de l’ouverture à la concurrence des services dits d’intérêt économique général, de l’austérité budgétaire.
Le néolibéralisme est le nom du nouveau régime qui s’est instauré aux tournant des années 70 et 80. Cela étant posé, il y a je pense une certaine facilité dans l’utilisation de ce terme. A suivre certains, le néolibéralisme aurait tout emporté, l’Etat social n’existerait quasiment plus, il aurait laissé la place à un Etat entièrement néolibéral. Je ne partage pas ce constat.
Pendant longtemps, ceux qui luttaient contre l’ordre établi et ses inégalités avaient un soleil : le socialisme ou le communisme, peu importe les termes utilisés à ce niveau. Avec la chute du mur de Berlin, ce soleil s’est effondré. Certains continuent de s’en revendiquer, mais on ne sait plus ce qu’il recouvre. A défaut d’un horizon d’émancipation, tout se passe comme s’il ne restait que le cri, expression d’un désarroi intellectuel. Une certaine pensée critique se cantonne ainsi à la déploration. C’est problématique : on ne se donne par les moyens de reconstruire une alternative et on ne tire pas les leçons de l’échec du socialisme. Pire : on scie la branche sur laquelle on peut prendre appui pour la contre-offensive. En présentant l’Etat comme uniquement composé de matraques et d’aides au capital, on laisse entendre que l’Etat social (services publics, protection sociale, droit du travail…) a peu ou prou disparu.
Or, dans nos sociétés, il y a encore des pans entiers qui échappent au capital. La démocratie tout d’abord : le suffrage universel (une personne, une voix) a une dimension proprement anticapitaliste (une action, une voix). Le capital l’a bien compris : il essaie, c’est tout le sens de la mondialisation, de la contourner en contournant le cadre dans lequel elle s’exerce, celui des Etats-nations. Et il y a l’Etat social, étroitement lié d’ailleurs à la démocratie.
Pour la pensée marxiste, l’Etat social ne « colle pas ». Selon elle, l’Etat est en « dernier ressort » un outil au service de la domination de la classe dominante. Au cœur de l’idéal socialiste, il y avait l’idée de reconstruire la société à partir des travailleurs associés au sein des entreprises, l’horizon promis étant celui du dépérissement de l’Etat. Difficile dans ce cadre de saisir la portée révolution-naire, proprement anticapitaliste, de la démocratie et de l’Etat social. Pour certains, le néolibéralisme a si l’on peut dire du bon : il leur permet de revenir à un discours simpliste selon lequel l’État n’est que domination, un État bourgeois au fond.
L’Etat social est une véritable révolution qui se déploie dès la fin du XIXe siècle. Il doit être entendu au sens large, autour de ses quatre piliers : la protection sociale, à laquelle on le réduit trop souvent (on en fait ainsi uniquement un « domaine »), mais aussi les services publics, le droit du travail et les politiques économiques (monétaire, budgétaire, des revenus, industrielle, commerciale…) de soutien à l’activité et à l’emploi.
Le projet du néolibéralisme est de remettre en question ces quatre piliers, et de fait chacun d’eux a été déstabilisé ces quarante dernières années. Mais le néolibéralisme n’est pas parvenu à réaliser entièrement son projet. Il a changé radicalement la donne, en particulier sur cinq volets qui mettent en jeu la politique économique : la finance libéralisée, le libre-échange, l’austérité salariale, la contre-révolution fiscale et la privatisation des entreprises publiques. Cela n’est pas rien, nous avons effectivement changé de régime économique.
Mais, pour le reste, l’Etat social fait de la résistance, même s’il y a évidemment eu des réformes de la protection sociale (retraites, mise à la diète de l’hôpital public…), du droit du travail et des services publics non marchands.
Il est insatiable, et c’est pourquoi il importe de le remettre en cause. Son bilan affligeant est un argument de poids pour y parvenir : la finance libéralisée, outre ses bulles spéculatives, joue contre les entreprises comme espace de production collective (le récent film Un autre monde l’exprime très bien), le libre-échange désindustrialise, l’austérité salariale comprime la demande et partant l’activité même des entreprises, …
Le néolibéralisme est un système cohérent, ses cinq volets se tiennent entre eux, de sorte qu’il n’est pas concevable de toucher à l’un sans toucher aux autres. La remise en cause des cadeaux fiscaux aux plus riches suppose ainsi qu’ils ne puissent pas déplacer à leur guise leur revenu et leur patrimoine, etc.
Au-delà, le principal défi pour le combattre est celui de l’alternative qui fait défaut aujourd’hui. C’est tout le sens de l’économie républicaine : construire une telle alternative.
La racine de notre désenchantement est l’absence d’un horizon d’émancipation. Précisons le propos : il existe au fond un socle d’accord très profond dans nos sociétés pour dire que la démocratie doit prévaloir. Plus personne ne remet en cause le suffrage universel (l’extrême-gauche a abandonné la dictature du prolétariat et l’extrême-droite ne se revendique plus explicitement du fascisme).
La principale source de désarroi provient du sentiment qu’il y a une sphère d’importance, celle de l’économie, qui échappe au politique, avec une couche très mince de privilégiés dont l’accumulation aberrante de patrimoine et de revenus nous fait revenir à l’Ancien Régime.
Preuve de cette dichotomie, le terme même d’économie républicaine n’est jusqu’alors quasiment pas utilisé, si ce n’est par des historiens se penchant sur l’économie sous la Révolution française ou la IIIe République. Comment penser l’économie républicaine ? En partant du politique : la démocratie. Comme le souligne Marcel Gauchet, elle a deux pôles : un pôle libéral, avec la liberté de penser, de se réunir, de contracter, mais aussi un pôle non libéral, proprement républicain, celui du suffrage universel, des représentants élus sur cette base, lesquels votent des lois qui s’appliquent à tous. Ce pôle est celui de l’Etat et son fondement renvoie à l’idée que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers. L’économie républicaine invite à repenser l’économie sur la même base, avec un pôle privé, précieux comme le montre l’expérience tragique du XXe siècle, mais aussi un pôle public, celui de l’Etat social qu’il importe enfin d’assumer pleinement.
L’économie républicaine n’est pas une utopie, elle est déjà là, mais nous appréhendons mal toute sa portée : un cinquième du PIB est produit par les services publics ; la moitié du revenu des ménages est socialisé ; de même que la moitié de la demande globale, soutenue directement (consommation de services publics) et plus encore indirectement (le versement des retraites ) par la dépense publique. Nos économies sont profondément mixtes, mais nous ne l’assumons pas comme tel, d’où notre désappointement.
L’économie républicaine, c’est reconnaître que l’initiative privée – qui peut prendre la forme de l’économie sociale et solidaire – a du bon. Mais c’est aussi souligner que des pans entiers de l’économie demandent à être pris en charge par le public, sous réserve bien sûr que celui-ci – il y a là un défi toujours à relever – fonctionne bien. Le plein emploi, afin d’en finir avec cette aberration qui voit des sans-emploi coexister avec d’immenses besoins insatisfaits ; la protection sociale et les services publics ; les besoins écologiques qui supposent des investissements massifs : tout cela suppose de l’intervention publique. Il en va de même pour la réduction des inégalités.
Lorsque l’on met en rapport tous les prélèvements et tout ce que distribue l’Etat social, on s’aperçoit que 70 % des français y gagnent et que cette réduction des inégalités passe d’abord par la dépense publique et en particulier la consommation de services publics.
Nous vivons dans des « sociétés d’individus » mais dans cette qualification la société pèse de tout son poids. C’est vrai au niveau politique, comme au niveau économique. Les néolibéraux comme Hayek considèrent que la démocratie doit être réduite au maximum : c’est la « démarchie », avec le primat accordé au marché.
On peut leur opposer que la démocratie, tout comme l’économie, a deux volets, deux pôles, dont le pôle républicain, si du moins on admet que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.
Partant de là il y a lieu de reprendre une série de questions que j’évoque dans mon livre : celui du fonction-nement des grandes entreprises, à remettre à plat afin de redonner leur fierté aux travailleurs ; celui de l’écologie qui exige de cesser de faire l’autruche notamment sur le nucléaire, alors même que la France dispose avec lui d’un atout majeur pour à la fois réduire ses émissions de gaz à effet de serre et relocaliser des productions (en exigeant que les voitures électriques cessent d’être produites ailleurs avec de l’énergie carbonée, par exemple) ; les services publics à refonder et réhabiliter ; les Etats sociaux nationaux eux aussi à réhabiliter en mettant l’Europe à leur service et non au service de leur démantèlement.
L’économie républicaine invite à sortir d’une posture purement contestataire. En étendant à l’économie le projet républicain qui fait l’objet d’un profond consensus, elle vise à reconstruire un projet de transformation à vocation majoritaire.
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