En France, cette sécession d’abord rampante puis de plus en plus manifeste, à l’exception des consultations municipales, se lit facilement dans la désaffection des urnes – absence d’inscription sur les listes, abstention – et le refus de choisir entre les candidats en lice, vote blanc ou nul.
À s’en tenir aux deux élections majeures France, les législatives et plus encore les présidentielles qui, depuis 2002, déterminent les résultats des premières, les votes exprimés par rapport aux inscrits ne cessent de baisser, et cela depuis 1981 qui suscita une mobilisation forte de la Droite et plus encore de la Gauche.
Ainsi au second tour des présidentielles de 2017, le tour essentiel où seuls deux candidats peuvent se maintenir, un tiers des électeurs inscrits ne s’est pas exprimé, le double de 1981 et le plus haut niveau depuis cette date comme de la Ve République.
Si on s’intéresse maintenant aux scores des candidats élus, on s’aperçoit que depuis 1995, leur assiette électorale personnelle est basse : moins de 14 % des inscrits pour Jacques Chirac en 1995 et 2002, 18,2 % pour Emmanuel Macron en 2017 au premier tour des élections présidentielles.
Les résultats des élections législatives sont encore plus parlants. Au second tour, l’abstention, plus les votes blancs et nuls, atteignait 62,3 % des inscrits, du jamais vu pour une consultation de cette importance.
Ce qui signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits ont choisi leur candidat, soit un score moyen de l’ordre de 20 % pour les heureux élus. Merveilleux système qui transforme une poignée d’électeurs en majorité écrasante !
En tous cas, il n’y a pas de risque que le Parlement quitte son rôle de chambre d’enregistrement.
Autre manifestation de cette désaffection : la montée du vote pour les partis contestant l’alternance au pouvoir de coalitions de centre gauche et de centre droit, d’accord sur l’essentiel – la conservation du système – et la montée du « dégagisme ». Les dernières élections présidentielles ont confirmé que les électeurs votent de moins en moins « pour » un candidat, moins encore « pour » un programme, mais de plus en plus « contre ».
Si jusqu’à présent, cette politique de « changement dans la continuité » s’est révélée efficace pour les partis de gouvernement, rien n’indique qu’agiter l’épouvantail du fascisme ou du chaos suffira à exorciser les diables qui s’agitent autour de la « démocratie libérale ». Constatons, en tous cas, que si au second tour des présidentielles, Emmanuel Macron a réalisé un score plutôt meilleur que ses prédécesseurs (43,6 % des inscrits), ce résultat est bien inférieur à celui de Jacques Chirac, dans la même situation de confrontation avec un candidat du FN.
La nouveauté est double : un score inégalé du Parti d’extrême droite (près de 11 millions de voix, soit un quasi triplement par rapport à 2007), et l’effacement de l’effet « diabolisation », très fort en 2002. Alors, le score de Jacques Chirac avait bondi de 13,75 % des inscrits au premier tour, à 62 % au second, soit une multiplication par 4,5. En passant de 18,19 % à 43,61 %, Emmanuel Macron devra lui, se contenter d’un multiplicateur de 2,4.
Entre le premier et le second tour de 2002, Jean-Marie Le Pen n’avait gagné que 720 000 voix; sa fille améliorera son score de près de 3 millions (2,960 millions) en 2017, le portant à 10 639 000 voix !
« Il est clair que le régime « d’alternance unique (…) entre deux partis qui, à quelques nuances près, mènent les mêmes politiques favorables à la perte de souveraineté, à l’open society et aux flux mondiaux(1) » ne sera pas éternel. Il est clair que l’alternative à laquelle se limite de fait aujourd’hui, en France, l’enjeu de la « mère des batailles électorales », l’élection présidentielle – continuer la même politique rassurante comme toutes les habitudes et qui ne fera qu’aggraver la situation ou risquer le saut dans l’inconnu – est une politique de Gribouille. Elle prendra fin un jour, seule inconnue : quand et comment ?
Cette sécession se manifeste aussi et de plus en plus, dans la rue, comme le montrent la succession des révoltes ces dernières années : « Bonnets rouges » bretons (automne 2013), « Nuit debout » (2016-2017) et surtout mouvement des « Gilets jaunes ». Débuté en octobre 2018, avec des hauts et des bas, il n’est toujours pas terminé. Révélant un rejet en bloc des « élites » dirigeantes, toutes mises dans le même panier, il aura un véritable effet de sidération sur elles.
Tout en étant, comme les précédentes, une manifestation de protestation contre les effets sociaux de la domination financière et de la crise économique dont elle est responsable, contre l’impuissance jugée complice d’une classe politique aux contours flous, le mouvement des « gilets jaunes » diffère très profondément de ceux qui l’ont précédé : par sa forme, par l’écho rencontré dans l’ensemble de la population, par ses acteurs et par sa longévité. La France entière était concernée et pas seulement une région aux particularismes affirmés depuis longtemps ; concernées des catégories sociales et des classes populaires majoritaires et non plus une « avant-garde » d’intellectuels ultra minoritaires.
Un mouvement bénéficiant de la compréhension, voire de la solidarité de 60% des Français(2), 49% de Français se qualifiant de « gilets jaunes » et 22 % y ayant participé plus ou moins activement. « Le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas seulement remarquable par la profondeur de son ancrage dans la société ; chacun sait qu’il l’est aussi par sa durée, ses modalités d’expression, son absence de coordination centralisée… Bref, il s’agit d’un mouvement inédit ».
La nouveauté, c’est aussi que sont particulièrement représentées parmi les activistes des catégories inhabituelles : retraités (particulièrement au niveau de vie faible), ouvriers, locataires du secteur privé à très bas revenus ou aux revenus situés autour de la médiane (classes moyennes).
Globalement le mouvement rassemble beaucoup de personnes disant avoir du mal à joindre les deux bouts et connaître de plus en plus de difficultés depuis cinq ans.
Sont aussi bien représentés les habitants de petites et moyennes villes où le niveau de vie moyen est faible, le taux de chômage élevé, obligés d’utiliser quotidiennement leur voiture. Pas étonnant donc si, comme pour les « Bonnets rouges » c’est l’augmentation d’une taxe sur les carburants qui est à l’origine du mouvement, en octobre-novembre 2018.
Pas étonnante non plus la révolte contre la dégénérescence des services publics. Effet de la libéralisation et de l’incapacité des services marchands à les remplacer, sauf dans les métropoles et les grandes villes, l’impression de régression domine villes petites et moyennes et le sentiment d’abandon les communes rurales.
Au final, il s’agit d’un mouvement collectif puissant de protestation globale contre une organisation territoriale, sociale et politique qui ne répond plus aux attentes de la majorité d’une population diverse. Une diversité qui explique la difficulté du mouvement à formuler des objectifs et des revendications politiques précises ; sa difficulté aussi, paradoxalement, à s’affranchir de la vulgate véhiculée par des médias que par ailleurs il rejette. Le conformisme du « Grand débat » initié pour désamorcer la bombe politique est sur ce point significatif. Inégalités territoriales et sociales telles sont les raisons du mouvement.
Le spectre qui hante aujourd’hui l’Europe et probablement tout l’Empire américain, ce n’est pas le communisme, comme avant la Seconde Guerre Mondiale, c’est le « populisme(4) ».
Un populisme aux formes très diverses : d’extrême droite ou de droite extrême (cas les plus fréquents) mais aussi parfois de gauche (France insoumise et Mouvement des Gilets jaunes par certains côtés en France, Podemos en Espagne), ou d’extrême gauche ou inclassable comme le mouvement « Cinq étoiles » italien. Une tendance de longue durée comme le montre la récente « marche sur Rome » des « gilets orange » italiens, le 30 mai 2020.
Le dénominateur commun de ces mouvements très disparates est la contestation du système tel qu’il fonctionne et de ceux qui l’ont jusque-là dirigé. A considérer les résultats des dernières élections en Europe où dans de nombreux pays les partis qui alternaient au pouvoir parfois depuis la Libération ont souvent été pulvérisés, on peut se demander si le but n’est pas déjà atteint.
Références
(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.
(2)Olivier Rey, « Le vide de la campagne nourrit le désarroi des Français, » Figarovox 15-16 avril 2017.
(3) Enquête de l’Observatoire Société et consommation OBSOCO : Qui sont les gilets jaunes ? Leurs soutiens, leurs opposants, février 2019. Analyse de Philippe Moati.
(4)« Un spectre hante l’Europe. Le spectre du communisme », ainsi débute, comme on sait, le « Manifeste du Parti Communiste » de Marx et Engels, 1848.
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