Comme Satoshi Nakamoto l’écrit dans sa conclusion « nous avons proposé un système de transactions électroniques se passant de confiance ».Comme Satoshi Nakamoto l’écrit dans sa conclusion « nous avons proposé un système de transactions électroniques se passant de confiance ». Tout est là : la notion de confiance fait le lien entre la fondation de la société du Mont-Pèlerin en 1947 et la publication du « livre blanc du bitcoin » en 2008. Pourquoi donc ? Quels sont les liens entre néolibéralisme, confiance et cryptomonnaies ? Un peu d’histoire d’abord. En 1976, Friedrich Hayek publie un ouvrage passé relativement inaperçu à l’époque tant sa thèse paraît radicale – y compris aux yeux de certains économistes libéraux tel Milton Friedman – intitulé The Denationalization of money (Pour une vraie concurrence des monnaies, PUF, 2015). La thèse est sans équivoque : le monopole des États sur la production monétaire est source d’instabilité puisque la monnaie est utilisée à des fins politiques, forçant les banques centrales à procéder à des correctifs sans fins qui nuisent à l’équilibre du système monétaire (inflation) et par conséquent au bon fonctionnement du marché. Reprenant l’axiome fondamental des néolibéraux acceptant la naturalité du marché et l’importance de ne pas laisser la contingence politique perturber son bon fonctionnement, il défend un monde sans banque centrale où les monnaies seraient mises en circulation par des opérateurs privés, telles les banques. Pour la défense d’Hayek, le livre sort en 1976, alors que les économies occidentales sont touchées par une hyperinflation qu’elles ne parviennent pas à réguler suite à l’abandon progressif de la convertibilité en or du dollar sous Nixon entre 1971 et 1976(3). La suite de l’histoire donne d’ailleurs partiellement raison à Hayek, la mise en application des thèses monétaristes par Paul Volcker à la tête de la FED ayant permis de réguler l’inflation, au prix d’une généralisation des politiques monétaires restrictives. Nous entrons alors dans l’ère du fameux « consensus de Washington », véritable coup d’envoi de l’hégémonie néolibérale : la monnaie n’est désormais plus qu’une marchandise dont la production doit être contrôlée par des banquiers centraux indépendants, dont la fonction est d’assurer la stabilité du système financier en assurant la stabilité monétaire, c’est-à-dire en contrôlant l’inflation et donc l’émission de monnaie. Ce consensus de Washington va se fissurer et progressivement se briser à partir de la crise financière de 2008 qui révèle les insuffisances de la théorie monétariste tant pour prévenir la survenance de bulles spéculatives que pour relancer une économie mondiale exsangue. En réalité, la solution pour lutter contre l’hyperinflation proposée par Hayek est plus radicale encore que celle de Friedman et des monétaristes. Il s’éloigne de la théorie quantitative de la monnaie pour défendre sa privatisation pure et simple. D’après Hayek, l’action des banquiers centraux est encore de trop et il faudrait renoncer à l’idée même de monopole monétaire, c’est-à-dire d’une entité centrale seule autorisée à réguler la quantité émise de monnaie. Il démonte dans son ouvrage le supposé mythe de la souveraineté monétaire des États, arguant que celle-ci trouverait son origine dans l’entre-deux guerres et la vision keynésienne de l’économie prévalant à partir des années 1930. Il défend au contraire une concurrence entre monnaies privées afin de réguler l’inflation, considérant que l’alignement des intérêts des particuliers les conduirait à privilégier la stabilité monétaire sur le long terme. Appliquant des thèses bien connues sur les bénéfices collectifs de la libre-concurrence à la théorie monétaire, il propose une solution concurrente de celle des monétaristes pour lutter contre l’inflation. Pourquoi donc sa thèse est-elle restée lettre-morte depuis lors ? Pour une raison simple mais insoluble : sa théorie n’était pas en mesure de garantir le socle de confiance minimale des individus dans une ou plusieurs monnaies privées. Or, une fois abandonné l’étalon-or (ou tout autre étalon de valeur universellement admis) qu’est-ce qui confère à la monnaie sa valeur si ce n’est la confiance que lui accordent ceux qui l’utilisent ?
L’Etat est bien toujours le point zéro de la création monétaire parce que son immortalité théorique est à la source de la confiance qui règne entre les individus »Or ce point zéro, ce big bang de la monnaie, est historiquement l’Etat. C’est lui qui, même lorsqu’il ne bat pas monnaie, garantit la valeur de la monnaie pour ceux qui l’utilisent. L’Etat est bien toujours le point zéro de la création monétaire parce que son immortalité théorique est à la source de la confiance qui règne entre les individus mortels d’une société qui ne l’est pas. Dit autrement, la confiance ne peut s’auto-instituer, s’auto-fonder au niveau d’une société par simple accord tacite entre chacun de ses membres. C’est ici la loi des grands nombres qui joue : on ne place sa confiance qu’en ceux que l’on connaît et on ne connait jamais qu’un nombre restreint de personnes. Or l’Etat est cette figure tutélaire que chacun connait et reconnait et en qui chacun place sa confiance – ou bien aliène sa souveraineté pour le dire dans des termes dramatiques. En retour l’Etat catalyse la confiance pour irriguer la société : c’est la fonction même et l’essence du droit auquel chacun accepte de se soumettre ou bien de transgresser à peine de sanctions. L’Etat est ainsi l’institution même de la confiance et cette caractéristique est bien à l’origine du monopole étatique sur la monnaie, qui chagrine tant notre ami Friedrich… Si l’on reprend maintenant notre rapide citation de Nakamoto en début d’article, on se souvient que celui-ci parle d’un mécanisme permettant de générer de la confiance sans l’intervention d’un tiers. Est-ce à dire qu’avec le bitcoin, Friedrich Hayek tiendrait sa revanche ? Peut-être bien… Depuis Aristote on reconnait d’ordinaire trois fonctions à la monnaie : 1) être une unité de mesure de la valeur (d’un bien, d’un service) ; 2) être un médium d’échange ; 3) être une réserve de valeur. En un sens, ces trois fonctions sont liées les unes aux autres : on ne peut échanger un bien dans une monnaie que si ce bien est lui-même évaluable dans la monnaie en question. Quant à la troisième fonction, elle dérive des deux premières. Or qu’est-ce que le Bitcoin ? Dans un rapport de 2012(4), la Banque centrale européenne s’intéresse pour la première fois au bitcoin et aux monnaies numériques. Pourtant, alors qu’il existe déjà un règlement européen sur les monnaies électroniques(5), le Bitcoin échappe à cette nomenclature, raison pour laquelle la BCE préfère l’appellation générique virtual currency schemes, ou schémas de monnaie virtuelle. La singularité de ces monnaies virtuelles, à l’image du bitcoin et des autres grandes cryptomonnaies (ethereum, cardano, tezos, litecoin, etc…), est d’être des monnaies pour lesquelles aucune autorité centrale ne valide les transactions. Elles résolvent ainsi une première difficulté technique qu’est la sécurisation des échanges en l’absence d’un tiers de confiance pour valider l’échange, c’est-à-dire en l’absence d’une institutions financière offrant des garanties légales fortes (réglementation spécifique, contrainte du régulateur, etc…).
Les cryptomonnaies promeuvent un modèle horizontal qui défie la loi des grands nombres, c’est-à-dire qui passe outre notre inclination naturelle à ne pas faire confiance à ceux que nous ne connaissons pas. »Ce point peut paraître anecdotique mais nous allons y revenir car il est essentiel. Elles résolvent ensuite la difficulté essentielle que nous avons évoqué : l’absence d’un catalyseur de confiance exogène, l’Etat ou la banque centrale, qui institue la monnaie comme instrument de confiance. Les cryptomonnaies promeuvent un modèle horizontal qui défie la loi des grands nombres, c’est-à-dire qui passe outre notre inclination naturelle à ne pas faire confiance à ceux que nous ne connaissons pas. C’est bien le point essentiel : comment faire pour qu’une somme indéfinie d’individus inconnus les uns des autres se mettent d’accord pour reconnaître à un actif immatériel (un jeton virtuel) une valeur d’échange ? Comment s’assurer, à rebours, une fois la valeur de la cryptomonnaie fixée, qu’aucun trouble-fête ne tentera de subvertir la valeur de la monnaie virtuelle en rompant la confiance(6) ? C’est là que le processus de validation de la transaction devient essentiel : le mode de validation cryptographique, appelé proof of work(7) preuve de travail, permet d’assurer la sécurisation des blocks de pair à pair. Toute la révolution des cryptomonnaies réside dans l’apport des technologies blockchain qui permettent de sécuriser les transactions entre individus sans l’intervention d’une institution tierce(8). Ainsi la blockchain remplit-elle la première fonction de la monnaie : l’échange. Et comme chacune des trois fonctions de la monnaie est liée à l’autre, le bitcoin parvient à s’auto-instituer comme monnaie. Ce sont les garanties de sécurité offertes par le procédé technique permettant la transaction qui institue la confiance. L’aspect déroutant des cryptomonnaies réside dans le fait que le phénomène de création monétaire se produit à l’occasion de la transaction. C’est donc la faculté de réaliser des transactions qui fonde la valeur de la cryptomonnaie. On comprend donc aisément qu’il ne manquait à la théorie d’Hayek qu’une quarantaine d’années de progrès technique pour passer d’hypothèse fantaisiste à réalité (in)tangible. La technique permet donc de « forcer » la confiance en alignant les intérêts de l’ensemble des participants au processus de création monétaire, les fameux mineurs.
C’est parce que le procédé technique permet de garantir à la fois la décentralisation de la création monétaire et la confiance entre les individus qu’il est possible de se passer d’un tiers de confiance dont le rôle pourrait être dévoyé. »Mais qu’en est-il des cryptomonnaies qui visent justement à construire un système horizontal, parfaitement décentralisé, dans lequel ce sont les individus seuls, donc des intérêts privés étrangers les uns aux autres, qui pilotent de façon désintermédiée les transactions et la création monétaire ? En l’absence d’institutions privées telles que les banques et autres institutions du système financier, c’est le processus de validation des transactions qui assure l’alignement des intérêts de l’ensemble des acteurs participants à la création monétaire. C’est parce que le procédé technique permet de garantir à la fois la décentralisation de la création monétaire et la confiance entre les individus qu’il est possible de se passer d’un tiers de confiance dont le rôle pourrait être dévoyé. Est-ce à dire que ces monnaies virtuelles représentent une menace pour la souveraineté monétaire des États, tel qu’Hayek l’aurait appelé de ses vœux ? De prime abord la question semble rhétorique tant le monopole étatique sur la monnaie ne nous semble pas souffrir la moindre exception. Mais la question mérite d’être posée différemment : est-il possible de concevoir un système mixte dans lequel monnaies virtuelles et monnaies émises par des banques centrales coexisteraient ? Aujourd’hui lorsqu’un pays accepte qu’un consommateur règle un achat en bitcoin – à l’image du Salvador(9) qui a récemment adopté le bitcoin comme co-monnaie officielle – ce dernier ne fait qu’utiliser un substitut à sa monnaie nationale qui reste l’unité dans laquelle est exprimée la valeur du bien. De même la valeur d’une cryptomonnaie est exprimée le plus souvent en dollar, son existence même est donc suspendue à sa convertibilité en dollars et donc au bon vouloir de la FED. En revanche, les fluctuations du cours d’une cryptomonnaie – en dehors des évènements cataclysmiques tels qu’un krach boursier – sont essentiellement liées aux innovations technologiques apportées à celle-ci pour garantir sa performance et sa sécurité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la principale menace pesant aujourd’hui sur le développement de l’écosystème des cryptomonnaies réside dans l’incertitude quant à l’attitude future des régulateurs financiers et monétaires. Les récents coups de semonces de la Chine ont été à l’origine, plus encore que les déclarations fantasques d’Elon Musk, d’un crack « cryptomonétaire » au second trimestre 2021 qui a mis fin à plusieurs mois de spéculation haussière(10).
Entre le rêve d’Hayek de privatiser la monnaie et l’interdiction pure et simple des cryptomonnaies, il existe donc peut-être une voie possible de coexistence qui permette de préserver l’avenir d’une expérience monétaire inédite et prometteuse ainsi que le potentiel économique et technologique lié au développement des blockchains. »Entre le rêve d’Hayek de privatiser la monnaie et l’interdiction pure et simple des cryptomonnaies, il existe donc peut-être une voie possible de coexistence qui permette de préserver l’avenir d’une expérience monétaire inédite et prometteuse ainsi que le potentiel économique et technologique lié au développement des blockchains. Pour l’heure, les États et les banquiers centraux – hormis la Chine qui mène une guerre aux cryptomonnaies au bénéfice de son propre projet de cryptomonnaie émise par sa banque centrale, le e-yuan(11) – se sont accordé pour laisser un tel écosystème se développer tout en définissant les concepts essentiels de cette technologie, posant ainsi les bases juridiques(12) d’une éventuelle régulation à venir. Reste à savoir si celle-ci servira, à terme, une fin préventive ou palliative. RÉFÉRENCES (1) Sur ce thème, voire les deux remarquables ouvrages de Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, dont le premier tome est une critique de l’idéalisme platonicien de La République et le second une critique de la dialectique à l’œuvre chez Hegel et Marx. (2) Livre blanc du bitcoin, traduit en Français. (3) En 1971, Nixon suspend la convertibilité du dollar en or alors que la monnaie américaine est attaquée sur les marchés. Cela lui permet de mettre fin à une situation intenable où les Etats-Unis ne disposent plus des réserves en or suffisantes pour garantir les dollars émis à la faveur de l’expansion économique Américaine et détenus notamment dans d’importantes quantités par des banques centrales étrangères (dont la France, la RFA, le Japon,…) qui pourraient exiger leur conversion en or. En 1973, le régime de change flottants, c’est-à-dire où la valeur de chaque monnaie fluctue librement par rapport aux autres monnaies – en réalité par rapport au dollar –, est adopté par la plupart des pays. En 1976, les accords de la Jamaïque mettent officiellement fin au rôle de l’or dans le système monétaire international. (4)Virtual currency schemes, octobre 2012, BCE (5) Directive 2009/110/CE concernant l’accès à l’activité des établissements de monnaie électronique et son exercice ainsi que la surveillance prudentielle de ces établissements. (6) Le problème de la double-dépense correspond, dans le monde numérique au problème du faux-monnayage. La double-dépense consiste à utiliser plusieurs fois la signature électronique d’un unique coin pour effectuer plusieurs transactions. Cette difficulté provient directement de l’absence d’une entité extérieure chargée de sécuriser la transaction et est renforcée par l’anonymat garanti lors d’une transaction en monnaie virtuelle, à l’inverse d’une transaction entre deux établissements bancaires assurant la domiciliation des comptes et donc l’identification de son porteur. (7) Le procédé de validation dit de proof of work est aujourd’hui sous le feu des critiques. Plus la chaine de blocks s’étend plus il est nécessaire de résoudre des énigmes cryptographiques de plus en plus longues et nécessitant de la puissance de calcul. Plus une blockchain se développe en utilisant ce mode de validation des blocks, plus son empreinte carbone est importante. Pour contrer ce fait, plusieurs cryptomonnaies utilisent une autre forme de validation dite de preuve d’enjeu, proof of stake, en plein développement aujourd’hui. (8) Voir à ce sujet le rapport de l’OPECST, remis le 20 juin 2018 sur les enjeux technologiques des blockchains (9) Le Salvador a adopté le 7 septembre dernier le bitcoin comme monnaie légale, provoquant une vague de protestations dans le pays et entrainant une chute de la valeur de la monnaie le jour de l’entré en vigueur de la mesure. (10) Le 18 mai, la Chine, par la voix de plusieurs institutions publiques, dont la fédération bancaire Chinoise, a intimé l’ordre aux institutions financières nationales de ne pas s’engager dans des opérations de financements en cryptomonnaies. A l’heure où ces lignes sont écrites, la Chine, par la voix de sa banque centrale, a purement et simplement déclaré illégale les transactions en cryptomonnaies – et donc les cryptomonnaies par extension – le 24 septembre dernier. (11) La guerre menée aux cryptomonnaies par Pékin vise avant tout à faire place nette pour sa propre cryptomonnaie émise par la banque centrale, le e-yuan, aujourd’hui en phase de test. (12) La loi PACTE définit, dans le code monétaire et financier, le statut de prestataire de « services sur actifs numériques » (PSAN) à l’article L54-10-2 et définit donc, par extension, les cryptomonnaies ainsi que tout autre actif stocké « sous la forme de clés cryptographiques privées ». Plus récemment, une ordonnance a été adoptée portant sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme applicable aux actifs numérique.
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