Les chants de la Commune, l’Internationale, le Temps des Cerises, la Semaine Sanglante, sont aussi connus que leurs auteurs, Eugène Pottier et Jean-Baptiste Clément. La tradition chansonnière de la fin du XIXème siècle, les cafés-concerts où le peuple venait écouter un poète gouailler contre la misère et l’oppression, ne s’arrêtèrent pas avec l’écrasement de la Commune. D’autres artistes leur succédèrent, et écrivirent des chansons qui sont restées dans la mémoire. Dans cet article, nous revenons sur l’un d’eux, Montéhus, chansonnier parisien du début des années 1900, dont l’œuvre perdure encore bien que son nom ait été relativement effacé. Il est en effet l’auteur, en 1912, du chant des jeunes gardes, commande passée par la SFIO pour son mouvement de jeunesse, chanté par des générations de jeunes socialistes, de jeunes communistes, et toujours considéré comme l’hymne de l’Union Nationale des Etudiants de France.
Issu d’une famille juive, Gaston Mardoché Brunswick dut, à une époque où l’antisémitisme était omniprésent, chanter sous pseudonyme. Relativement peu connu jusqu’en 1907, il accède à la notoriété en célébrant la fraternisation de la troupe avec les vignerons révoltés du Languedoc.
En 1907, alors que la surproduction vinicole entraîne une baisse drastique du prix du vin, les petits exploitants du midi, réunis dans des coopératives annonçant l’autogestion, se révoltent contre les importations de vin étranger bon marché et de qualité médiocre. De grandes manifestations éclatent, réunissant plus de 150 000 personnes à Béziers puis à Perpignan, 700 000 à Montpellier. La troupe est appelée pour réprimer la colère populaire, et le 20 juin, ordre est donné d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le soir-même, la 6ème compagnie du 17ème régiment se mutine et fraternise avec les vignerons. Contraint à la négociation, Clemenceau donne suite aux revendications du mouvement social, et les mutins obtiennent de ne pas être sanctionnés.
Montéhus écrit alors un chant intitulé Gloire au 17ème, dans lequel il célèbre les mutins. En voici le refrain :
Salut, salut à vous
Braves soldats du 17ème
Salut, braves Pious-pious(1)
Chacun vous admire et vous aime
Salut, salut à vous
A votre geste magnifique
Vous auriez, en tirant sur nous
Assassiné la République
Alors socialiste modéré, Montéhus, dans cette chanson, conteste à la fois la République bourgeoise et les thèses anarchistes. Tirer sur le peuple, c’est assassiner la République. Le parti de l’ordre, mené par Clemenceau, n’est donc pas républicain quand il fait tuer le prolétariat en révolte. Alors que les anarchistes veulent abattre la République au prétexte que le maintien de l’ordre se fait en son nom et contre les révoltés, Montéhus dit au contraire que, pour être républicain « on ne doit pas tuer ses pères et mères pour les grands qui sont au pouvoir ». Cette thématique tout à la fois républicaine, socialiste et patriote, est poursuivie dans le deuxième couplet :
Comme les autres, vous aimez la France
J’en suis sûr, même vous l’aimez bien
Mais sous votre pantalon garance(2)
Vous êtes restés des citoyens
Un soldat citoyen, c’est un soldat qui refuse de tirer sur les siens, qui refuse d’être instrumentalisé par « les grands », et qui protège ses concitoyens, au lieu de les fusiller. Cette idée qu’on ne doit pas s’entretuer revient plusieurs fois dans la chanson : « On ne se tue pas entre Français », « La Patrie, c’est d’abord sa mère. […] Il vaut mieux même aller aux galères que d’accepter d’être son assassin ». Au lieu de s’emporter contre le patriotisme utilisé pour abattre la révolte sociale, thèse des anarchistes, Montéhus renverse l’argument, et chante que le patriotisme c’est au contraire fraterniser avec la révolte sociale. Le socialisme républicain est mis en chanson, à la lumière d’un événement durant lequel Jean Jaurès joua un grand rôle.
Devenu célèbre, Montéhus acquiert un cabaret, qu’il renomme « Le Pilori de Montéhus », dans lequel il se fait antimilitariste et socialiste. Il cultive l’ironie dans ses chansons, et n’a de cesse de pourfendre les républicains non socialistes, qui défendent un système politique sans aller jusqu’à l’égalité sociale. Dans On est en République, il se moque ouvertement du triomphalisme républicain qui ne prend pas en compte les inégalités et la misère. Le premier couplet donne ainsi :
Enfin ça y est on est en République
Tout marche bien tout le monde est content
Le président, ça c’est symbolique,
Ne gagne plus que douze cent mille francs par an
Aussi l’on a les retraites ouvrières
Six sous par jour ça c’est un vrai bonheur
La Nation française peut être vraiment fière
Vivent les trois couleurs
La renommée de Montéhus dans les milieux socialistes est alors importante. Pacifiste fervent, pourfendeur des inégalités et chantre des luttes ouvrières, il reçoit Lénine dans son cabaret, alors exilé en France.
Donner une dimension festive à la politique, la structurer avec des chants populaires repris en cœur, créer du commun entre les militants, ce que permettait Montéhus se retrouva plus tard dans la politique culturelle de l’Union Soviétique, où l’art fut mis au service de la politique et du bolchévisme. Pour attirer les foules et les intéresser à la lutte, les meetings étaient précédés de moments festifs, permettant à chacun de participer, créant des modes d’action politique ne requérant pas de bagage idéologique préalable. Ces pratiques, proches de l’éducation populaire, furent expérimentées par Lénine lors de son exil parisien, quand il demandait à Montéhus de venir chanter en introduction de ses meetings. Sur les livrets de ses chansons était écrite la phrase suivante, résumant la portée qu’il souhaitait leur donner : « Chanson lancée dans le Peuple ».
Le pacifisme de Montéhus s’évanouit avec la Grande Guerre. Rallié, comme la plupart des socialistes, à l’Union Sacrée et la lutte contre l’envahisseur allemand. Il devient alors un chanteur de cabaret de guerre, chargé de remobiliser les soldats en permission et les civils, de lutter contre le défaitisme, toujours à l’arrière, loin du front. Il chante alors
Nous chantons la Marseillaise
Car dans ces terribles jours
On laisse l’Internationale
Pour la victoire finale
On la chantera au retour
Si ce patriotisme viscéral fut partagé par beaucoup de socialistes, comme nombre d’entre eux aussi, il revint dessus après-guerre, quand les horreurs des combats lui furent rapportées. Décrédibilisé auprès du peuple ouvrier pour avoir défendu ce qui les faisait mourir au charnier, touché par la mort de plusieurs de ses amis, de membres de son public, il écrivit une de ses chansons les plus célèbres, La butte rouge, qui raconte non pas, comme on le considère à tort, les combats sur la butte Montmartre pendant la Commune, mais plutôt les combats sur la Butte de Berzieux, dans la Marne. La lutte des classes fait son retour :
Ce qu’elle en a bu, du bon sang, cette terre
Sang d’ouvriers et sang de paysans,
Car les bandits qui sont cause des guerres
Ne meurent jamais, on ne tue que les innocents
Jouant beaucoup plus sur le registre de l’émotion que le reste de son répertoire, elle traduit aussi la perte des illusions d’avant-guerre, la fin de la légèreté et le caractère pesant du retour tragique de l’Histoire. Ainsi, le dernier couplet donne :
La butte rouge c’est son nom, le baptême se fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulèrent dans le ravin
Aujourd’hui y a des vignes, il y pousse du raisin
Mais moi j’y vois des croix portant le nom des copains
Montéhus fait son retour au moment du Front Populaire, réadhérant à la SFIO et écrivant des chansons pour mobiliser les ouvriers et chanter son soutien au nouveau gouvernement. Réduit au silence par Vichy, contraint de porter l’étoile jaune mais échappant à la déportation, il meurt peu après la Guerre, décoré de la légion d’honneur, mais déjà sorti de la mémoire collective.
A travers tout le répertoire du chansonnier, une figure revient en filigrane, celle de la mère. En 1905, alors férocement pacifiste, il écrit la Grève des mères, censurée pour apologie de l’avortement. Il y propose aux femmes de ne plus faire d’enfants pour ne plus fournir de soldats aux armées et ne plus souffrir de la mort de leurs enfants. Est présente l’idée que seules les mères peuvent arrêter la guerre :
Refuse de peupler la Terre
Arrête la fécondité
Déclare la grève des mères
Au bourreau, crie ta volonté
Défends ta chair, défends ton sang
A bas la guerre et les tyrans
Pour faire de ton fils un homme
Tu as peiné pendant vingt ans
Tandis que la gueuse en assomme
En vingt secondes des régiments
L’enfant qui fut ton espérance
L’être qui fut nourri de ton sein
Meurt dans d’horribles souffrances
Te laissant vieille, souvent sans pain
Par deux fois, dans Gloire au 17ème, il honore les soldats de ne pas avoir tiré sur leurs mères, tandis que dans On est en République, il se moque de la rémunération élevée du directeur de l’assistance publique, qu’il compare aux sommes de misères réservées aux « filles-mères ». Dans la jeune garde, il chante « Nous vengerons nos mères que des tyrans ont exploitées ».
La mère qui nourrit avant d’être trahie par la guerre et l’armée, soit que son fils y meurt, soit que son fils se retourne contre elle, revient plusieurs fois. Ce registre de la cellule familiale et de l’opposition entre une mère généreuse et une guerre cruelle sert à mobiliser, à émouvoir, et finalement à gommer le masque que la propagande militariste essaye de poser sur les horreurs qu’elle crée, en ramenant l’auditeur au plus profond de son enfance.
Si une lecture anachronique pourrait y voir une assignation patriarcale des femmes à leur rôle de mère, il ne faut pas oublier que, dans le contexte de l’époque, Montéhus prenait alors de manière assez inédite la défense des femmes. Certes, par le biais désormais suranné de la figure exclusive de la mère, mais cela fut, pour l’époque, significatif. Faut-il y trouver une origine psychanalytique dans le fait que Montéhus était le fils d’une famille de 22 enfants ?
Il prit aussi la défense des prostituées dans N’insultez pas les filles, où par opposition à la bonne morale chrétienne, il trouvait dans les causes de la prostitution la misère plutôt que l’immoralité, chantant le refrain :
N’insultez pas les filles
Qui se vendent au coin des rues
N’insultez pas les filles
Que la misère a perdues
S’il y avait plus de justice
Dans notre société
On ne verrait pas tant de vices
S’étaler sur le pavé
Chansonnier oublié dont les chansons sont encore retenues dans la mémoire collective, Montéhus fut le reflet du socialisme de son temps. Volontiers républicain tout en dénonçant la République bourgeoise, toujours prompt à analyser le réel à la lumière de la lutte des classes et de la misère dans laquelle le peuple était plongé, pacifiste autant que patriote, surnommé le révolutionnaire cocardier, il fut de ces artistes qui, se plaçant au second plan, chantaient en se mettant à la place des autres et s’effaçaient devant leur œuvre. Ses chansons ont été reprises par Yves Montand, Marc Ogeret, ou plus récemment par Zebda et les Amis d’ta femme. « Lancées dans le Peuple », certaines ont été attrapées au vol, nous permettant de garder des traces du socialisme du début du XXème siècle.
Références
(1)Surnom donné aux conscrits
(2)Pantalon rouge que portaient les soldats
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