Le Retour de la question stratégique

« L’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse »

Entretien exceptionnel avec Hubert Védrine
Ancien ministre des Affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, l’expertise géopolitique d’Hubert Védrine est aujourd’hui internationalement reconnue. Il a très récemment publié l’ouvrage « Une vision du monde » (Bouquin, 30€) qui dessine, au fil des interventions réunies à cette occasion, une vision du monde et des relations internationales qualifiée de néo-réaliste. A cette occasion, il a accordé au Temps des Ruptures un entretien exceptionnel au cours duquel nous avons pu aborder la place de la France dans le monde, le conflit en Ukraine, l’avenir de l’Europe et du système international, l’impact géopolitique de la crise écologique et bien-sûr, le défi Chinois. L’occasion, en cette période troublée où nos repères géopolitiques des trente dernières années vacillent, de faire un point général.
Le Temps des Ruptures : Pour de nombreux commentateurs, la politique étrangère d’Emmanuel Macron renoue avec ce qu’on appelle le « Gaullo-Mitterrandisme », mais qu’est-ce au juste que cette doctrine ? Qui l’a théorisée et comment la définir au XXI siècle ? La France s’en était-elle vraiment écartée depuis quelques années ?
Hubert Védrine : 

C’est moi qui ai, le premier, dans les années 80, proposé l’oxymore « gaullo-mitterrandisme », pour désigner la reprise et la poursuite par le président Mitterrand des fondamentaux de la dissuasion nucléaire selon Charles de Gaulle. Cette expression a été ensuite étendue à la politique étrangère française en général. Elle a été utilisée au sein du Quai d’Orsay par ceux – les néo-conservateurs – qui, tout en prétendant que le néo-conservatisme n’existe pas (c’est même à cela qu’on les reconnaît) ont, depuis la présidence Sarkozy, mené la bataille occidentaliste contre ce gaullo-mitterrandisme présenté comme étant systématiquement anti-américain, anti-israélien, anti-mondialisation, etc., ce qui est évidemment faux. Ce terme désigne tout simplement une politique étrangère qui œuvre à ce que la France, loyale envers ses alliés et ses partenaires, conserve in fine son autonomie de décision, ce qui est de plus en plus difficile. Cela dit, personne ne sait ce que penserait le Général de Gaulle, ou Mitterrand, aujourd’hui ! Quant au président Macron, il a mêlé depuis 2017 dans sa politique étrangère et selon les sujets des approches gaullo-mitterrandienne, mondialistes, européennes, ou autres. En fait il mène une politique … macronienne, enrichie maintenant par cinq ans d’expérience.

LTR : Dans un monde ouvert comme le nôtre, chaque nation doit user des atouts dont elle dispose, quels sont les atouts de la France aujourd’hui pour construire sa politique étrangère et maximiser son influence ?
Hubert Védrine : 

La France a de très nombreux atouts qu’elle ne reconnaît pas et divers handicaps que, par masochisme, elle ne cesse de mettre en avant. Le décrochage économique par rapport à l’Allemagne est, lui, une réalité tangible. Mais la France reste une puissance (et il y a peu de puissances dans le monde, au maximum une quinzaine), une puissance moyenne d’influence mondiale. Chaque mot compte. Ce qui devrait suffire à écarter à la fois la grandiloquence et la déprime.

LTR : La politique étrangère de la France est-elle constante ou bien est-elle sujette au jeu de l’alternance démocratique ?
Hubert Védrine :

Les politiques étrangères des pays sont assez constantes dans la durée car elles découlent de la géographie, de l’histoire et de l’idée que les peuples se font d’eux-mêmes, de ce qu’ils redoutent ou espèrent, ce qui ne change que lentement, même si les rapports de force économiques évoluent plus vite. Mais plus les opinions pèsent dans les démocraties, pas seulement au moment des élections, mais en permanence, voire à chaque minute, plus les ouragans émotionnels médiatiques ou numériques peuvent contraindre ou handicaper des politiques étrangères obligées d’être « réactives ». A tel point que dans la plupart des démocraties, les dirigeants ne cherchent même plus à concevoir et à conduire une vraie politique étrangère, mais se bornent à prendre des « positions » pour satisfaire leur électorat ou calmer l’opinion à l’instant T, d’où une guerre interne, statique et stérile de « positions », ce qui n’a évidemment aucun impact sur les évènements internationaux. Cela les affaiblit beaucoup.

LTR : La France a, pour d’évidentes raisons historiques, été très active au Moyen-Orient. Pourtant on a le sentiment d’un désengagement, non seulement Français mais plus largement occidental, dans la région à la faveur de la recomposition en cours (Syrie, Irak, relations entre Israël et le Golfe, etc…), existe-t-il encore une politique Française structurée au Moyen-Orient ?
Hubert Védrine : 

Il y a en effet une fatigue visible et un désengagement occidental, y compris français, au Proche et, sur la question palestinienne, au Moyen-Orient. Il demeure quand même une politique française sur chaque problème et pays par pays. Mais la cohérence du tableau d’ensemble n’est pas évidente. Cela dit, cette remarque s’applique également aux autres puissances extérieures à cette zone, ainsi qu’aux puissances régionales (dont aucune ne peut l’emporter complètement sur les autres). Seul un compromis durable Iran/Arabie modifierait cette donne.

LTR : Vu d’Europe, l’Afrique est un enjeu essentiel du XXIe siècle pour des raisons démographiques et climatiques. Pourtant le continent peine à se structurer politiquement et reste la proie de certaines puissances dont la politique étrangère peut être qualifiée de néo-colonialiste. On voit par ailleurs l’échec de l’opération Barkhane au Mali (après le succès de l’opération Serval) et les difficultés que nous avons, y compris en zone francophone, à contenir l’emprise chinoise et, désormais, russe. Quelles sont nos marges de manœuvre ? Quels devraient être les piliers de notre politique étrangère en Afrique, au-delà de la seule aide au développement ?
Hubert Védrine : 

On ne peut parler d’Afrique(s) qu’au pluriel. Il y a trop de différences entre les régions et entre chaque pays ! En dépit de ce que ressassent les Européens, Français en tête, l’avenir des pays d’Afrique dépend avant tout des Africains eux-mêmes. Barack Obama avait été courageux de leur rappeler, à Accra, qu’ils ne pouvaient plus attribuer leurs problèmes aux colonisations, très anciennes, ni à l’esclavage (qui a d’ailleurs été, dans la durée, majoritairement d’origine africaine ou arabe) mais à eux-mêmes. Certains pays d’Afrique s’en sortiront très bien, d’autres moins. Nous n’y pouvons pas grand-chose. D’autant que l’aide au développement, abondante depuis des décennies, a été largement détournée ou plus encore gaspillée et qu’en plus il n’est pas certain que l’aide déclenche le développement. Cela se serait vu ! Les pays d’Afrique, sauf les très pauvres, demandent d’ailleurs plutôt des investissements ou l’accès à nos marchés.

 

Une de nos priorités concernant l’Afrique, ou plutôt le préalable, devrait être la cogestion des flux migratoires (nécessaires) entre les pays de départ ou de transit – il faudra qu’ils l’acceptent – et d’arrivée – un Schengen qui fonctionne vraiment – par la fixation annuelle de quotas par métiers. Ce qui nécessitera le démantèlement systématique des réseaux de passeurs qui savent très bien comment tourner et détourner massivement le droit d’asile, lequel doit être absolument préservé mais refocalisé sur sa vraie raison d’être : protéger des gens en danger.

Les Africains continueront bien sûr à jouer de la mondialisation en mettant en concurrence la quinzaine de puissances qui ont des projets et des intérêts en Afrique, et dont la plupart ne leur posent pas de conditions démocratiques ! On ne peut pas s’en étonner, ni leur reprocher ! En plus, vous avez vu que beaucoup d’entre eux n’ont pas condamné la Russie.

LTR : Par conséquent, pensez-vous que nous devrions rester au Mali ou bien quitter le pays ?
Hubert Védrine : 

On ne peut pas rester au Mali, coup d’Etat ou non, Russes ou pas, si le gouvernement de Bamako nous demande de partir. Les Maliens, comme les Guinéens, ont d’ailleurs déjà joué plusieurs fois la carte russe depuis leur indépendance. Grand bien leur fasse !

La France était venue au Mali avec l’Opération Serval, à la demande du Mali, des pays voisins et du Conseil de sécurité, pour empêcher la conquête de Bamako par un nouveau Daesh. Ce qui a été réussi. Nos 57 morts ne le sont pas pour rien. En revanche l’Opération Barkhane ne pouvait éliminer le djihadisme dans tout le Sahel si la France était à peu près seule !

En revanche, il faudrait obtenir de chacun des autres pays du Sahel une réponse claire  à la question : veulent-ils que nous restions pour les aider à lutter contre le djihadisme ? Si oui, on verra dans quelles conditions, mais alors ce sera à eux de régler leurs problèmes avec le Mali.

LTR : Enfin, pensez-vous que la France soit aujourd’hui une nation souveraine en matière de politique étrangère ?
Hubert Védrine :  

Il n’y a plus dans le monde globalisé de nations totalement souveraines au sens autarciques – même pas les Etats-Unis ou la Chine ou la Russie (quoi que croit Poutine) – tant les interdépendances sont fortes. Les pays se tiennent un peu tous par la barbichette, mais il y a quand même des pays qui réussissent à rester plus souverains ou moins dépendants que d’autres ! Voyez l’énergie ou les matières premières ! Au minimum, il faut préserver notre autonomie finale de décision sur les questions vitales et réduire méthodiquement toutes les dépendances que nous avons laissé s’accroître du fait d’une confiance trop naïve dans la mondialisation. Ce qu’a compris l’actuelle Commission et ce que va accélérer pour l’énergie le choc de la guerre en Ukraine qui s’ajoute à la désimbrication en cours, mais qui ne sera jamais totale, des économies chinoises et américaines.

LTR : La crise en Ukraine, qui n’est pas terminée, a été un révélateur : on a vu l’OTAN, pourtant en « état de mort cérébrale » comme le disait il y a peu encore Emmanuel Macron, revivifiée et l’Union Européenne parfaitement inaudible. Certains, en France, s’en désolent : faut-il en conclure que l’OTAN est un élément indépassable de notre politique étrangère ? Ou bien la confirmation que l’OTAN a pour seule vocation de gérer le cas russe ?
Hubert Védrine : 

L’OTAN est depuis sa création une alliance militaire défensive anti-soviétique. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit aujourd’hui revigorée par la guerre d’invasion russe en Ukraine, à ses frontières. Elle perdurera tant que les pays alliés européens jugeront impensable de la remplacer par quoi que ce soit d’autre, et notamment pas par une défense spécifiquement européenne, à laquelle ils ne croient pas. Mais ce n’est pas non plus le rôle de l’OTAN de définir une stratégie politique par rapport à la Russie. Rappelons-nous la guerre froide. Les dirigeants américains dissuadaient fermement l’URSS mais négociaient quand même avec elle, et ne chargeaient pas l’OTAN de ce volet politique. Donc il n’y a rien à reprocher à l’OTAN, mais il ne faut pas se tromper sur son rôle. Et de toute façon ce n’est pas d’actualité.

LTR : Un mot de la crise ukrainienne : comment en sommes-nous arrivés là en trente ans ? Comment répartiriez-vous les responsabilités entre Russes, Américains – OTAN – et Européens de l’est ? Ne sommes-nous pas en train de pousser définitivement la Russie dans les bras de la Chine ?
Hubert Védrine : 

Je pense en effet que les Occidentaux n’ont pas eu une politique intelligente envers la Russie, du moins au début, pendant le mandat effarant d’Eltsine, ainsi que pendant les deux premiers mandats de Poutine et celui de Medvedev. Je ne suis pas seul : Kissinger, Brezinski et d’autres Américains vétérans de la guerre froide (Kennan, Matlock) pensaient qu’il fallait impliquer, contraindre la Russie, dans un système de sécurité européen et que pour l’Ukraine, un statut de neutralité, à la finlandaise, avec de vraies garanties croisées, aurait été la meilleure solution. Le sommet de l’OTAN en 2008 à Bucarest qui provoquait sans choisir a été une erreur tragique. Mais l’attaque du 24 février balaye ces considérations et définit le nouveau contexte.

LTR : Il y a trente ans, François Mitterrand élaborait et défendait avec Gorbatchev la notion de « maison commune » européenne. L’idée était de ne surtout pas encercler ni humilier la Russie mais de l’arrimer au bloc européen sur une base civilisationnelle. Cette idée, qui visait aussi à contrebalancer l’effet attendu de la réunification Allemande, a été torpillée par les Américains, les Allemands et plus largement les pays de l’est. N’aurait-ce pas été pourtant la meilleure solution pour unifier le continent et donner au projet eurasien – qui est en train de se faire sans nous – une coloration occidentale ?
Hubert Védrine : 

C’est très regrettable que les propositions de François Mitterrand pour une confédération européenne (lancée beaucoup trop tôt, dès le 31 décembre 1989), son intérêt pour la proposition de Gorbatchev d’une « maison commune européenne » (même si elle était très floue), le travail fait par tous les membres de l’OSCE à l’occasion de la Charte de Paris en novembre 1990, l’association de Gorbatchev au G7 de Londres en 1991, n’aient pas été amplifiés avec la Russie, et aient été torpillés. Il aurait fallu reprendre cette vaste question de la sécurité en Europe. L’histoire aurait peut-être pu être différente, si on s’y était pris autrement dès la fin de l’URSS.

Peut-être … Finalement, Poutine a fait un choix tragique pour les Ukrainiens et à terme désastreux pour son pays.

LTR : Le premier semestre de l’année 2022 est marqué par la présidence Française de l’Union, un évènement qui se produit une fois tous les 13,5 ans. Quelle a été selon vous l’évolution de l’influence Française au sein de l’Union Européenne depuis notre dernière présidence de l’UE, sous Nicolas Sarkozy ?
Hubert Védrine : 

L’influence de la France au sein de l’Union Européenne a en effet diminué, c’est incontestable : les causes sont diverses. Le décrochage économique et industriel français par rapport à l’Allemagne (industrie, dette, technologie, commerce extérieur) ; l’élargissement et le recul du français ; la réunification allemande qui a conduit à l’augmentation du nombre de parlementaires allemands au sein du Parlement européen (sans compter leur travail et leur assiduité) ; une pondération différente de voix au Conseil européen, du fait du Traité de Lisbonne qui a renforcé le poids de l’Allemagne.

LTR : Selon vous le départ d’Angela Merkel et l’arrivée d’un nouveau chancelier issu du SPD – et à la tête d’une coalition tripartite SPD, verts, libéraux – est-il l’occasion d’un rééquilibrage des rapports de force au sein de l’UE ? Le « verrou » allemand, notamment sur l’inflation et le mécanisme de stabilité (les 3% de déficit et 70% de dettes) peut-il sauter ?
Hubert Védrine : 

Au point de départ, la politique du nouveau chancelier allemand ne s’annonçait pas très différente de celle de Madame Merkel qui a géré l’immobilisme de façon favorable aux intérêts allemands. Une question se posait : comment le chancelier Scholz allait-il arbitrer les désaccords qui n’allaient pas manquer d’apparaître au sein de sa coalition tripartite, sur les questions internationales, européennes et budgétaire ?

Mais la décision de Poutine de déclencher la guerre a changé tout cela. L’abandon du pacifisme allemand et la (re)création d’une armée allemande vont avoir des conséquences considérables. Mais le débat sur l’usage de ces 100 milliards ne fait que commencer.

Et l’Allemagne est obligée de programmer d’autres sources d’énergie que le gaz russe …

LTR : En période de crise, nous sommes toujours surpris de constater à quel point, en l’état actuel, les intérêts des nations européennes ne sont pas alignés, et cela pour tout un ensemble de raisons : position géographique, besoins en ressources naturelles, intérêts commerciaux, tradition pacifiste ou bien de non-alignement, etc… Au vu de ces intérêts difficilement conciliables, pensez-vous que l’Europe puissance soit autre chose qu’un mythe fédérateur ? L’Union peut-elle peser sur la reconfiguration de l’ordre international ou bien est-elle condamnée à un atlantisme paresseux ?
Hubert Védrine : 

On ne devrait pas être surpris de redécouvrir que, pour les raisons mêmes que vous rappelez, les intérêts des nations européennes, à part quelques valeurs communes, ne sont pas automatiquement alignés. Et indépendamment même des intérêts, il y a des imaginaires et des narratifs, des peurs et des espoirs qui restent différents d’un pays européen à l’autre. De toute façon, la construction européenne n’a jamais été conçue par ses Pères fondateurs comme devant conduire à une « Europe puissance ». L’idée était de ne pas refaire le traité de Versailles. Cela a été un projet intelligent de relèvement de l’Europe après la guerre, notamment grâce au Plan Marshall et à l’Alliance Atlantique, sous la protection des Etats-Unis demandée et obtenue par les Européens. Cela n’a pas encore fondamentalement changé dans la tête des autres Européens, en dépit des innombrables propositions françaises, et notamment, depuis 2017, de celles du président Macron. Ca ne devrait pas empêcher les Européens, sur d’autres sujets que la défense, de mieux définir et défendre leurs intérêts dans le monde global et semi chaotique. Mais encore faudrait-il qu’ils arrivent à se mettre d’accord sur ces fameux intérêts et sur ceux qui sont prioritaires voire vitaux, et pas seulement sur leurs « valeurs ». De toute façon, la violente agression de Poutine nous a ramené au début de la Guerre froide et cela va avoir des effets disruptifs dans la tête des Européens.

LTR : L’ère « Fukuyamienne » semble définitivement refermée, le dernier clou dans son cercueil ayant sans doute été le mandat de Donald Trump. On constate aujourd’hui que Joe Biden ne parvient pas à renouer avec le langage hégémonique qu’un Barack Obama pouvait encore tenir. L’Amérique semble accepter progressivement l’idée que des blocs se reforment et cherche à souder ses alliés autour d’elle pour faire front. Pensez-vous que la guerre, froide ou non, soit inéluctable ?
Hubert Védrine : 

La vision de Fukuyama était illusoire ou alors très très prématurée. En tout cas rappelons des banalités : les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance ; il n’y a pas encore de communauté internationale, mais une foire d’empoigne au sein de laquelle les puissances installées essayent de préserver leurs acquis (et la Russie de maximiser sans retenue sa capacité de nuisance) et les puissances émergentes de s’affirmer de plus en plus sur une ligne post-occidentale. Le défi chinois symbolisant cette nouvelle période. Il faudrait que les Occidentaux soient très bien coordonnés et que leurs stratégies convergent pour gérer, avec the rest, cette gigantesque mutation, au mieux de leurs intérêts et de leurs croyances (les fameuses « valeurs »). Ce n’est pas encore le cas. L’ironie – contre-intuitive – de l’histoire étant que les pays européens n’ont jamais été aussi puissants et influents dans le monde que quand ils étaient en rivalité et en compétition permanente entre eux ..!

Mais revenons à 2022 : que ferons-nous du bouleversement traumatique provoqué par Poutine ?

LTR : Finalement la stratégie Américaine vis-à-vis de la Chine est la même qu’avec la Russie : la création d’alliances défensives (AUCUS, Taiwan, Séoul) visant à encercler l’adversaire. Néanmoins, la position des pays asiatiques vis-à-vis de la Chine est bien plus complexe, d’autant que ces pays-là ne font pas partie du bloc occidental – excepté l’Australie bien entendu –, la force de leur lien avec l’Occident est bien plus faible et distendu. Enfin, le conflit larvé qui oppose les Etats-Unis à la Chine est une rivalité de puissances qui ne se redouble pas d’un conflit idéologique profond et mobilisateur comme au temps de l’URSS. Pensez-vous que la stratégie Américaine en Asie ait une chance de réussite ou bien est-elle vaine ? Pensez-vous que les Américains soient réellement prêts à mourir pour Taiwan ou la Corée du sud ?
Hubert Védrine : 

Endiguer l’ascension de la Chine comme éventuelle première puissance mondiale va continuer à dominer la politique étrangère américaine des prochaines décennies, même après l’énorme bug poutinien. Ce qui continuera de rendre relativement secondaire, du point de vue américain, les conflits ailleurs. En Asie, les Etats-Unis peuvent bénéficier, en plus naturellement du soutien de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de Taïwan, de l’inquiétude d’un certain nombre de pays d’Asie du sud-est, qui ne veulent pas tomber complètement sous la coupe de Pékin, sans trop se lier, non plus, aux Etats-Unis. La suite dépendra de l’intelligence stratégique, ou non, des politiques américaines et chinoises. Mais si les Etats-Unis ne dissuadaient pas une attaque chinoise sur Taïwan, leur garantie ne vaudrait plus rien nulle part … Peuvent-ils l’accepter ?

LTR : Il y a une quinzaine d’années le concept de « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) pour qualifier les puissances émergentes avait le vent en poupe et permettait d’identifier les « puissances de demain ». Finalement seule la Chine a vraiment explosé. Ce concept est-il définitivement devenu inopérant ?
Hubert Védrine : 

Le concept de BRICS, formulé par un économiste de la banque Goldman Sachs, Jim O’Neill, désignait des puissances économiquement émergentes avec une classe moyenne très nombreuse, dont le pouvoir d’achat croissait. Mais cela n’a jamais été un concept géopolitique opérant. De plus, le parcours de la Chine est tout à fait singulier.

LTR : La Chine renforce son influence internationale : organisation de coopération de Shanghai, routes de la Soie, mais aussi recours massif au veto en conseil de sécurité et influence croissante sur les organisations internationales (le cas de l’OMS s’est révélé flagrant durant la crise du covid-19). Peut-elle selon vous faire vaciller l’ordre international ?
Hubert Védrine : 

En effet, la Chine cherche à réviser l’ordre international américano-global (comme d’autres puissances, l’Iran ou la Turquie, et d’autres, qui n’ont pas le même poids) pour le modifier en son sens, voire y substituer un nouveau système international post-occidental. C’est emblématique de notre monde au sein duquel les puissances installées depuis des siècles cherchent à préserver leurs acquis que remettent en cause les puissances émergentes révisionnistes. L’issue de ce gigantesque bras de fer, qui n’est pas écrite d’avance, dépendra de l’intelligence stratégique des Occidentaux (sauront-ils ne pas unir contre eux les puissances révisionnistes ? Pour le moment, ils font le contraire). Ils ne s’en sont pas souciés ces trente dernières années car ils pensaient avoir gagné la bataille de l’Histoire.

LTR : Enfin, pensez-vous que la crise environnementale soit d’ores et déjà un enjeu géopolitique ? Peut-elle devenir l’élément structurant d’un (dés)ordre international au XXIe siècle ?
Hubert Védrine : 

La dégradation des conditions de vie sur une planète surpeuplée et archi-productiviste/prédatrice est évidente. Cette prise de conscience s’impose partout. La discussion ou la controverse sur ce qu’il faut faire pour ralentir l’augmentation des températures, réduire le CO2, recycler les déchets, rendre productive une agriculture plus biologique, changer les modes de propulsion, bref, « écologiser » toutes les activités humaines, s’est déjà imposée dans toutes les enceintes internationales. D’innombrables discussions et conflits auront lieu au cours des prochaines décennies sur cette transformation. Ce n’est plus un combat binaire et manichéen – plus personne ne peut nier le risque écologique et le contrer est un impératif – mais un débat sur le rythme et les moyens. Or, sur ce plan aussi, la guerre en Ukraine et ses conséquences nous font tragiquement régresser …

LTR : L’effet de souffle du début de la guerre a déclenché des réactions très vives dans les opinions publiques des démocraties occidentales et jusqu’à l’assemblée générale de l’ONU, transformant le conflit ukrainien en théâtre d’affrontement entre le monde occidental et les puissances qui refusent cet hegemon, à l’image de la Russie. Un mois après le début de la guerre, la perception du conflit ne risque-t-elle pas de se transformer, d’un conflit perçu comme « mondialisé » – ou faisant peser un risque de guerre à une échelle intercontinentale – en un conflit essentiellement régional et interne à « l’espace russe » ?
Hubert Védrine : 

Attaquer l’Ukraine est une décision du président Poutine contre un autre Etat slave, dont il conteste par la guerre la légitimité. Et donc les Occidentaux (Etats-Unis, Canada et Union Européenne) ont réagi par des sanctions très dures : tout sauf l’entrée en guerre contre la Russie. Cette décision remet brutalement en cause l’idée que la guerre ne pouvait plus avoir lieu sur le continent européen (même s’il y a eu des guerres en Yougoslavie) et que le recours à la force pour régler les questions internationales était proscrit. C’est pour cela qu’aux yeux des Occidentaux cette guerre est intolérable. Mais notez qu’à l’occasion de deux votes aux Nations Unies, même si l’agression russe a été condamnée par 140 pays, une quarantaine, pour diverses raisons, n’ont pas voulu condamner la Russie, sont restés neutres. C’est la preuve que le monopole occidental dans la gestion du monde est bel et bien terminé.

LTR : Vladimir Poutine était, semble-t-il, sur le point d’obtenir la neutralité (la Finlandisation) de l’Ukraine à la veille de l’invasion – proposition désormais plus difficile à envisager et d’ailleurs rejetée par les Ukrainiens au début des pourparlers –, il n’a ensuite pas hésité à agiter le spectre d’un conflit nucléaire dès le début du conflit. Ces actes délibérés, sans compter les errements stratégiques et l’impréparation logistique qui témoignent d’un excès de confiance dans les capacités militaires réelles de l’armée russe, mènent de nombreux analystes à se poser une question dérangeante : Vladimir Poutine est-il encore un acteur rationnel ?
Hubert Védrine : 

C’est une tentation fréquente chez les Occidentaux, qui estiment être l’avant-garde morale du monde, les concepteurs des valeurs universelles et les piliers de la « communauté » internationale, de pathologiser les personnalités qui osent contester cet ordre « libéral » américano-global. En réalité – faut-il dire malheureusement ? – Poutine suit une sorte de logique. Il a pu se tromper totalement sur l’Ukraine d’aujourd’hui, sur son armée, médiocre au combat (mais qui peut commettre des atrocités), sur les aspirations à l’ouverture d’un grand nombre de Russes, sur la capacité de résistance et de réaction de l’Occident, mais il n’est pas fou au sens où il ne saurait plus ce qu’il fait …

LTR : Il semble que deux scénarii se dégagent désormais : 1/ un conflit militaire qui s’enlise –l’arrivée du Printemps et la perspective d’une guérilla urbaine acharnée ne sont pas de bons augures pour l’armée russe qui semble avoir provisoirement renoncé à conquérir les grandes villes, à l’exception de Marioupol, et privilégie désormais une campagne d’artillerie, comme à Kiev – ; 2/ une solution diplomatique dès lors que l’armée Russe sera parvenue à prendre le contrôle du Donbass et, peut-être, après Marioupol, d’Odessa, afin de contrôler les espaces russophones, la côte et de renforcer son accès à la mer Noire. Quels seraient les risques du premier scénario ? Quels pourraient être les termes d’un armistice acceptable pour les deux parties ? La partition du pays est-elle envisageable ou inévitable ?
Hubert Védrine : 

A la date d’aujourd’hui – 6 avril – plusieurs scénarii sont possibles : un long enlisement, une sorte de guerre de positions ; une escalade sur le terrain, dans l’hypothèse où la Russie décide, et a les moyens, de briser la résistance ukrainienne, dans l’est du pays, et notamment à Dniepro là où est concentré un tiers de l’armée ukrainienne en employant des armes plus dévastatrices encore (chimiques ?) – il y a déjà eu le massacre de Boutcha – ; un durcissement des contre-sanctions : la Russie exigeant que son gaz soit payé en roubles ; un élargissement si l’armée russe va jusqu’à frapper des concentrations d’armes destinées à l’Ukraine sur le territoire de pays voisins membres de l’OTAN ; et un scénario tout à fait inverse, qui commencerait par un cessez-le-feu. Dans les cas d’aggravation, on peut penser que les Occidentaux resteraient unis, en tout cas un certain temps. Dans l’autre scenario, si la Russie veut empocher ses gains territoriaux et que le président Zelenski finit, faute d’alternative, à se résigner au fait accompli, il peut y avoir une division entre les Occidentaux qui comprendraient le président ukrainien, et des maximalistes, surtout américains. Mais ce n’est pour le moment qu’une hypothèse.

LTR : Le Président Macron a assumé, malgré une opinion publique ambivalente sur ce sujet, le rôle de médiateur jusqu’au début du conflit. Le soutien affiché à l’Ukraine et au Président Zelenski a-t-il définitivement mis un terme à ce rôle que la France, et peut-être l’UE auraient pu jouer ? Qui sont aujourd’hui les médiateurs potentiels et sommes-nous devenus des acteurs de faitde ce conflit ? Aurions-nous dû préférer le non-alignement ?
Hubert Védrine : 

Le non-alignement est inenvisageable pour un pays membre de l’Union Européenne et de l’Alliance Atlantique. Je ne suis pas sûr que le Président Macron ait pensé pouvoir être vraiment un « médiateur », mais ce qui est sûr c’est qu’il a cherché à garder le contact, avec le président Poutine, même si c’est très pénible, parfois en compagnie du chancelier allemand. A ma connaissance, et en dépit de ses déclarations en Pologne, le président Biden juge utile qu’un des leaders occidentaux garde ce contact. En tout cas jusqu’aux massacres. Il ne peut pas y avoir de vraie médiation si la Russie n’en éprouve pas le besoin et s’il doit y avoir, le moment venu, un médiateur, il devra être accepté par les deux. Il ne pourra s’agir que d’un pays non-membre de l’OTAN (Finlande), ou, en tout cas, non occidental : Turquie, Israël, Inde ou Chine. Il ne s’agira pas de négociations, mais d’une décision ukrainienne de se résigner, ou non, et jusqu’à un certain point, au fait accompli.

LTR : La récente décision Allemande de porter à 2% de son PIB son budget militaire est une révolution dans la doctrine militaire de ce pays. Par ailleurs le projet d’une Europe de la Défense semble avoir repris des couleurs au sein de l’Union. Comment distinguer entre ce qui relève de la réaction et ce qui relève d’une mutation ? L’Europe de la défense peut-elle advenir sans une certaine prise de distance vis-à-vis de l’OTAN ? Le récent choix d’équipement fait par les Allemands (achat de F35 plutôt que de rafales) et l’annonce d’un renforcement d’envergure des capacités défensives de l’alliance sur son flanc est ne sont-ils pas les clous dans le cercueil d’une Europe de la défense mort-née ? 
Hubert Védrine : 

Pour le moment, l’agression russe a réveillé l’esprit de défense en Europe, qui avait disparu, notamment en Allemagne, et ressuscité l’OTAN. En ce qui concerne l’Europe de la défense, il faut se rappeler qu’aucun pays européen n’a jamais soutenu cette idée dès lors qu’elle comportait – à leurs yeux – le risque d’un éclatement de l’Alliance Atlantique et d’un retrait américain. Ce n’est pas nouveau. Il y avait eu là-dessus, en 1999, un compromis historique entre la grande Bretagne et la France au Sommet de Saint-Malo, et il est clair qu’il n’y aura pas, dans une perspective prévisible, une Europe de la défense capable de défendre l’Europe de façon autonome. En revanche il est tout à fait possible que le renforcement des capacités militaires des pays européens membres de l’Alliance les conduisent à s’affirmer plus au sein de l’Alliance dans les prochaines années.

LTR : Enfin, de quelle réalité internationale les différents sujets que nous avons abordés – la France et l’Europe dans le monde, la guerre en Ukraine, la compétition sino-américaine et leurs conséquences – procèdent-elles ? Quelles grandes leçons peut-on tirer de ces événements et des transformations géopolitiques majeures qui les accompagnent ?
Hubert Védrine : 

Pour moi, le fait majeur est que les Occidentaux ont perdu, au XXIème siècle, avec le décollage des émergents, Chine, etc., le monopole de la puissance qu’ils ont exercé, Européens d’abord, Etats-Unis ensuite, sur le monde, durant trois ou quatre siècles. Comprendre comment cela a pu être possible est un autre sujet, de même que l’évaluation qui peut être faite de cette période. Je ne rejoins pas le géopoliticien Kishore Mahbubani quand il affirme que c’est la fin de la « parenthèse » occidentale ! Mais quand même, il est évident que l’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse. Universalisme de nos valeurs, de gré ou de force ; prosélytisme ; hubris ; hyperpuissance ; mais aussi américano-globalisation, dérégulation, financiarisation illimitée, combinées à l’idéologie OMC : cela n’a pas marché. Nous allons connaître non pas une démondialisation générale, impossible, mais une re-régionalisation, déjà entamée avec la désimbrication des économies américaine et chinoise, à quoi s’ajoute maintenant une inévitable mise au ban de la Russie et de quelques pays satellites. Jusqu’où ira l’alliance Chine-Russie n’est pas écrit. Les quarante pays qui ont refusé aux Nations Unies de condamner l’agression russe, dont l’Inde et la Chine, et qui représentent la majorité de la population mondiale, ont réinventé le non-alignement. Les Occidentaux resteront évidemment convaincus de l’universalité de leurs valeurs, mais d’autres ne le seront pas. Les Occidentaux vont tout faire pour préserver les démocraties libérales et le marché, mais ils auront à gérer la puissante contestation interne de la démocratie représentative par le vaste mouvement populiste. Et se posera toujours la même question concernant les Européens : veulent-ils faire de l’Europe une puissance ? Certains estiment que Poutine a provoqué ce réveil. En réalité, pour le moment, je le répète, il a ressuscité l’OTAN et l’esprit de défense dans chaque pays européen. Est-ce que cela va renforcer l’Europe en tant que telle ? Ce n’est pas encore acquis. Mais pourrait être obtenu par la France avant la fin de sa présidence de l’Union Européenne.

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