Alors que les conflits en tous genres, l’instabilité géopolitique et le marasme économique poussent la plupart des responsables politiques à user de slogans creux et déconnectés qui convoquent sans cesse l’Europe, on entend peu de voix s’exprimer sur les effets concrets de l’Union européenne. C’est tout le mérite du dernier ouvrage d’Aurélien Bernier[1]que de prendre le contrepoint de la doxa pour rappeler quelques vérités, dont certaines ne sont pas agréables à entendre.
Première vérité incontestable pour qui s’intéresse un peu à la question, l’Union européenne est une institution profondément néolibérale dont les principes de fonctionnement (marché concurrentiel, austérité budgétaire, monétarisme, libre-échange…) sont contradictoires avec la mise en œuvre d’une politique économique progressiste qui serait tournée vers le progrès social et le contrôle démocratique de l’économie. Cette contradiction fondamentale explique pourquoi la question européenne reste « taboue » à gauche, notamment dans sa frange radicale, comme il l’avait noté dans un précédent ouvrage[2]. En effet, pour sortir du néolibéralisme, il faudrait changer de rapport à l’UE. Or la manière de le faire n’a jamais été clairement posée. C’est à cet écueil que prétend répondre l’ouvrage d’Aurélien Bernier après avoir, dans la première partie du livre, établi un déroulé historique précis qui montre comment l’Union européenne s’est construite en contribuant à bâtir une société régulée par la concurrence, le marché, et dans laquelle les droits sociaux sont systématiquement relégués en arrière-plan.
L’impossibilité des politiques économiques progressistes
Car, et c’est la deuxième vérité, aucun changement de politique économique nationale ne peut se faire dans le cadre du droit actuel. Pour le démontrer, Bernier prend deux exemples de propositions économiques qui sont filées tout au long du livre : le retour à un service public de l’énergie et la mise en œuvre d’un contrôle des mouvements de capitaux. Bien que les libéralisations des marchés du gaz et de l’électricité ne procèdent pas directement des traités, Aurélien Bernier montre qu’il serait impossible pour la France de revenir en arrière. En effet, le Conseil d’État a reconnu en 1989 la supériorité du droit européen sur le droit français. De ce fait, aucune loi qui serait en contradiction avec les directives européennes ne pourrait être mise en œuvre, ce qui serait le cas d’une loi visant à revenir à un monopole public de fourniture de l’électricité. À ce sujet, le livre rappelle que, contrairement à ce qui est parfois raconté, l’Espagne et le Portugal ne sont pas « sortis » du marché européen de l’électricité en 2022, mais ont négocié – et obtenu – une dérogation temporaire de la part de la Commission, dérogation justifiée du fait de la faiblesse des interconnexions avec le reste du réseau européen.
Quant à revenir sur la libre circulation du capital, seul moyen crédible de mettre un terme à la concurrence fiscale intra- et extra- européenne, ce serait contraire à la lettre des traités ; aussi, toute mesure de ce type serait immédiatement contestée et déclarée contraire au droit par les tribunaux français. Notons, sur ce point, qu’il existe une petite imprécision dans l’ouvrage. Si la libre circulation du capital était bien envisagée dès le traité de Rome de 1957, notamment dans son article 3, seuls les mouvements de capitaux entre États membres étaient concernés. Or, le traité sur l’Acte unique de 1986 est très différent puisqu’il impose l’interdiction du contrôle des mouvements de capitaux non seulement entre États membres, mais surtout vis-à-vis des pays tiers. Ce changement de perspective a fait entrer la CEE de plain-pied dans la mondialisation financière, alors que le traité de Rome permettait de contrôler les mouvements de capitaux vis-à-vis du reste du monde et n’interdisait pas formellement le contrôle des mouvements de capitaux entre États membres, comme cela est d’ailleurs souligné dans l’ouvrage.
Un système supranational cadenassé
Troisième vérité absolument indépassable, il est impossible de changer l’UE de l’intérieur. Les traités ont, de fait, cadenassé les politiques économiques et la clé du cadenas n’est pas accessible. Bien évidemment, aucun gouvernement ne peut, à lui tout seul, imposer un changement de traités. Mais même si une majorité d’États le souhaitait, cela serait également impossible. La Commission ou le Parlement européen ne peuvent pas davantage les modifier. En fait, un changement de traité ne peut se faire qu’avec l’unanimité des États membres. Autant dire que c’est quasiment impossible. On répondra que cela a été fait en 2007, avec le traité de Lisbonne. Mais cet exemple relève plutôt d’un contre-exemple tant le processus de ratification a été difficile. Mais surtout, ce qui est significatif est que le traité de Lisbonne ne changeait rien, ou presque, en matière de politique économique. C’est précisément son conservatisme économique et social qui l’a rendu acceptable. Il en serait évidemment tout autrement s’il s’agissait d’organiser une transformation profonde des politiques économiques de l’UE.
Le fond du problème est que les traités européens n’ont pas pour simple objectif de permettre aux institutions européennes de fonctionner. Ils ont un contenu programmatique précis. Ils imposent des politiques économiques dans pratiquement tous les domaines. Ainsi, même si la France insoumise et ses alliés devenaient majoritaires au Parlement européen et contrôlaient la Commission (une perspective de pure science-fiction étant donnés les rapports de force politique actuels), il resterait impossible d’autoriser le contrôle des mouvements de capitaux, d’engager une politique commerciale protectionniste ou remettre en cause les principes de la concurrence. Toute initiative en ce sens serait immédiatement empêchée par la Cour de Luxembourg qui veille au respect des traités.
En fait, l’Union européenne n’est ni nationale ni fédérale ; sa nature est « supranationale » comme le rappelle très justement l’auteur. Elle n’est pas fédérale car il n’existe aucune institution fédérale capable de la diriger et de lui faire changer de cap. De plus, son supranationalisme implique que ses organes de décisions sont extérieurs aux États nations, mais surtout extérieurs à la démocratie elle-même. Aurélien Bernier estime que cette architecture supranationale est unique en son genre. Sur ce point, il a tort, quoique son mode de construction soit probablement novateur. Le supranationalisme est la caractéristique des empires et l’UE n’a rien inventé en la matière. Il faut ici rappeler la perspicacité de Coralie Delaume qui avait parfaitement saisi la ressemblance institutionnelle entre l’Union européenne et le Saint Empire germanique, ce qui explique pourquoi les Allemands se sentent si à l’aise au sein des institutions européennes, contrairement aux Français[3].
Désobéir ou sortir ?
Ces constats effectués, que faire ? Que faire si l’on entend mener une autre politique économique que celle qui nous est imposée depuis le milieu des années 1980 ? Puisqu’un changement de l’intérieur est impossible, il ne reste, pour Bernier, que trois options. Désobéir à l’Union européenne, organiser un « Frexit » ou rompre avec l’ordre juridique européen. En trois courts chapitres, Aurélien Bernier passe en revue les trois solutions.
La première, la désobéissance, est jugée comme la moins pertinente. Comme nous l’avons vu, l’ordre juridique français est soumis à l’ordre juridique européen. Autrement dit, il n’est pas possible de désobéir sans sortir de l’État de droit, solution qui « créerait un véritable chaos administratif et politique » et qui n’est acceptable qu’à l’extrême droite, laquelle en appelle régulièrement à se libérer d’un prétendu « gouvernement des juges ».
Une deuxième solution serait de quitter l’Union européenne comme l’a décidé le Royaume-Uni en 2016. Cette solution poserait, selon Bernier, de véritables difficultés qui sont largement sous-estimées par les partisans du Frexit. Un premier défi est politique. Les forces pro-frexit ne sont pas toutes de même obédience politique. Or, il est illusoire de rassembler les souverainistes des deux rives (comprendre : la gauche et la droite) selon Bernier, car le retour d’une véritable souveraineté populaire implique un programme politique clairement marqué à gauche, là où certains souverainistes de droite ne rêvent que d’une destruction pure et simple de l’État social.
Le second problème concerne le dispositif prévu par l’article 50 du traité sur l’Union européenne (TUE). Toute sortie de l’UE implique la négociation d’un accord qui pourrait prendre jusqu’à deux ans. Or, durant cette période transitoire, les traités européens continueront de s’appliquer. Et l’accord de sortie peut lui-même ajouter un délai et impliquer des concessions. C’est ainsi que le Royaume-Uni a mis près de quatre ans à sortir formellement des institutions européennes ; mais ce pays était l’un des moins intégré car il n’appartenait ni à l’espace Schengen ni à l’euro. La France aurait beaucoup plus de mal à éviter une crise financière en cas de Frexit.
En fin de compte, « la sortie pose exactement les mêmes problèmes que la désobéissance, estime Bernier. La France devra contrôler les marchandises et les capitaux, changer de politique monétaire, restructurer sa dette, financer son développement autrement qu’en empruntant sur les marchés… » Or, faire tout cela nécessite au préalable de retrouver une souveraineté juridique pendant la période qui précède la sortie formelle. C’est cette troisième option que privilégie l’auteur.
Comment sortir de l’ordre juridique européen ?
Sortir de l’ordre juridique européen sans quitter formellement l’UE est sans doute la voie la plus simple, et ceci pour deux raisons que rappelle justement Aurélien Bernier. La première c’est que cela peut passer par un changement de la Constitution française. Un changement constitutionnel n’est jamais simple, mais cela reste beaucoup moins illusoire qu’un changement des traités européens ou qu’une sortie formelle via l’article 50 du TUE. La deuxième raison de choisir cette voie est qu’elle ouvre la possibilité d’une sortie partielle, par exemple en limitant la portée d’une rupture avec l’ordre juridique européen à quelques domaines précis (l’énergie, le contrôle des marchés financiers, par exemple). Bien sûr, nos partenaires n’accepteront pas une Europe à la carte. Mais pourvu que la France dispose d’une stratégie et d’une volonté clairement affichée de protéger certains pans de sa souveraineté, elle pourrait parfaitement, sans forcément rompre entièrement avec l’UE, imposer un rapport de force tel qu’elle forcerait une renégociation d’ensemble.
Ainsi, comme nous l’écrivions avec Coralie Delaume en 2017[4], il y aurait deux manières de quitter l’UE. La manière britannique qui suit scrupuleusement la voie de l’article 50 et évite « que ne soient écornées les règles élémentaires de la bienséance » écrivions-nous ; la manière hongroise qui consiste à changer sa constitution nationale de manière à recouvrer une souveraineté juridique permettant de placer les règles nationales au-dessus du droit européen. Dans ce cas, les pouvoirs de rétorsion de l’UE seraient très limités. « Que faire d’un pays qui se redécouvre souverain et dont le dirigeant élu décide de se comporter en punk à chien autour de la table du Conseil ? osions-nous. On ne peut le démettre, on ne peut le faire taire et le punir reviendrait à risquer de le voir déchirer la punition face aux caméras de tout le continent ».
La question du siècle
L’ouvrage d’Aurélien Bernier n’est pas parfait. On peut lui reprocher certaines facilités ou imprécisions, par exemple sur l’analyse de la crise de 2009 (la hausse de la dette publique n’est pas dû au fait qu’il aurait fallu « sauver les banques » contrairement à ce qu’il affirme, et d’ailleurs il s’agissait moins de sauver les banques que de sauver l’épargne des ménages). De même, il est erroné de considérer le soutien européen à l’Ukraine comme la conséquence d’un suivisme européen qui aurait engagé le Vieux continent dans « une guerre par procuration contre la Russie » en négligeant les « solutions diplomatiques ». L’actualité récente démontre la fausseté de cette analyse[5].
Mais ces points ne concernent pas le cœur de l’ouvrage. De fait, la grande force d’Aurélien Bernier est de ne pas se contenter de slogans. Entre ceux qui brandissent le « Frexit » comme la solution ultime, les autres qui pensent que tout peut se résoudre par un rapport de force politique et une politique de désobéissance, ceux, encore, qui n’ont de cesse de nier la réalité et les faits en parlant d’un modèle social européen ou d’Europe qui protège, et enfin ceux pour qui l’avenir c’est l’UE et qui démontrent qu’ils sont incapables de sortir d’une pensée forgée à l’aube des années 1990, il faut reconnaitre que personne n’a pensé à répondre à la question centrale : « Que faire de l’Union européenne ? » Cet ouvrage ose une réponse claire et argumentée à cette question, sans doute la plus importante du siècle.
Références
[1] Aurélien Bernier, Que faire de l’Union européenne ? Éditions de l’Atelier, 2025, 160 p.
[2] Aurélien Bernier, La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, Le Seuil, 2014, Paris, 176 p.
[3] Coralie Delaume, Le Couple franco-allemand n’existe pas, Michalon, 2018, 240 p.
[4] Coralie Delaume et David Cayla, La Fin de l’Union européenne, Michalon, 2017, 256 p.
[5] Il est illusoire de dire qu’il existait une issue diplomatique à partir du moment où l’un des deux belligérant – la Russie – voulait la guerre et l’a engagée sans prendre la peine de la déclarer et au mépris des traités internationaux, notamment les mémorandums de Budapest de 1994. De plus, le retournement diplomatique américain n’a engendré aucun changement de la diplomatie européenne, preuve que si suivisme il y avait, il ne pouvait être que dans l’autre sens.