La Cité

La liberté chez Marx, un horizon inaccessible ?

« Je déteste le communisme, parce qu’il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d’humain sans liberté ». C’est en ces termes que le penseur et révolutionnaire anarchiste Bakounine décrit et décrie la théorie politique élaborée par Karl Marx(1). Les anarchistes de la Ie Internationale ont toujours affirmé que son idée de la dictature du prolétariat conduirait nécessairement à un régime autoritaire, quand bien même serait-elle rouge. Paradoxal, lorsqu’on sait que Marx érige la liberté en principe essentiel du communisme. Tout l’enjeu de notre article est alors d’étudier le rapport du – ou des – marxismes avec la liberté et l’égalité, et l’articulation entre ces deux principes.

On considère, traditionnellement, que liberté et égalité sont antinomiques, intrinsèquement opposées, que la liberté – par exemple, de commerce – serait nécessairement freinée par l’égalité entre les hommes, et à l’inverse, que l’égalité serait rendue impossible par le libre-échange. Libéraux et socialistes(2) s’accordent généralement sur cette distinction, bien que les conséquences politiques qu’ils en tirent soient différentes. C’est cette aporie entre égalité et liberté que Marx entend dépasser. Chez lui, la liberté se définit comme la possibilité « de développer en toutes directions ses aptitudes »(3), de pouvoir sans entrave développer ses facultés. L’égalité, quant à elle, n’est pas exclusivement vue comme celle des conditions socio-économiques, mais aussi comme l’égale possibilité de jouir de cette liberté. Ainsi comprises, la liberté et l’égalité sont inconciliables en régime capitaliste pour l’auteur du Manifeste. Il s’évertue, dans ses écrits, à développer leur articulation à l’aune d’une révolution communiste.

En système capitaliste, l’impossible articulation entre égalité et liberté

Posons les fondements de notre réflexion. Chez Marx, le capitalisme est défini, entre autres, comme la division du travail résultant du mode de production qui distingue les possédants – ou les bourgeois – et ceux qui ne possèdent que leur force de travail – les prolétaires. Cette structure sociale entraîne, selon la pensée marxiste, l’accaparement, par les capitalistes des moyens de production, de la plus-value issue du travail des prolétaires. Les travailleurs sont « exploités » parce qu’ils sont payés non pas pour leur apport réel à l’entreprise, mais pour leur force de travail. En découle une double aliénation de l’homme par le travail : il n’est pas maître du circuit de production – en raison de la division du travail, et donc du travail à la chaîne – ; il n’est pas non plus propriétaire du fruit de son travail. Ainsi, le mode de production capitaliste favorise-t-il les propriétaires des moyens de production, qui voient le capital se concentrer progressivement entre leurs mains. La grande masse de la population ne peut donc pas développer ses aptitudes librement. Elle n’en a ni le temps, ni l’énergie, là où les bourgeois en disposent à outrance. Pas de liberté, ni d’égale possibilité du déploiement de cette liberté.

Il est paradoxal de constater que l’exploitation capitaliste coïncide si bien avec une ardente promotion, par les libéraux, des principes de liberté et d’égalité. Comment l’expliquer ? Indépendamment de l’aporie structurelle précédemment présentée, une entrave conjoncturelle s’oppose à la réalisation de ces principes : l’idéologie des droits de l’homme. Chez Marx, l’infrastructure, c’est-à-dire ce qui est déterminant en dernière instance, c’est l’économie(4). L’infrastructure, le mode de production économique donc, détermine les superstructures, c’est-à-dire les institutions mentales et politiques d’une société. En résumé, l’infrastructure capitaliste génère, pour justifier son existence, des superstructures diverses : religion (qui détourne les prolétaires de la réalité sociale), philosophie (notamment libérale, qui incarne la sacralité donnée à la propriété privée) ou encore la morale (qui met en valeur le mode de vie austère des plus pauvres par exemple). Ici, l’idéologie dominante, l’idéologie des dominants, sert à légitimer le système économique. La superstructure idéologique libérale légitime le mode de production capitaliste. Les bourgeois sont en position d’hégémonie, pour reprendre l’expression de Gramsci : ils investissent les sphères d’influence directe de l’ensemble de la population (école, presse etc). La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, rédigée en 1789, est pour Marx le paravent de l’idéologie bourgeoise. Dans son ouvrage La question juive, le penseur allemand prétend que ce ne sont pas les droits de l’Homme avec un grand H, mais ceux de l’individu bourgeois, égoïste, propriétaire, qui ne pense qu’à ses intérêts personnels déliés de la communauté humaine. La liberté n’est que celle de l’accaparement de la propriété, justement consacrée à l’article 17 comme droit inviolable et sacré. L’égalité proclamée n’est que formelle, dissimulant l’inégalité économique – entre propriétaires et prolétaires – et l’inégalité politique – entre gouvernants et gouvernés. Les prolétaires acceptent cette liberté et cette égalité au rabais sous l’influence du travail de légitimation de l’idéologie dominante. Prenons un exemple pour éclaircir le propos. Au XXIe siècle, le travail dominical peut-être revendiqué par le patron au nom de la liberté de travailler. « Liberté », donc. Or on sait bien que le travail du dimanche entraîne parfois, voire souvent, des conséquences sociales désastreuses pour les employés. Sous couvert de liberté se cache alors la domination patronale, sur laquelle l’employé n’a pas de prise, le rapport de force prétendument « libre » lui étant de fait défavorable.

La révolution communiste pour faire advenir l’égalité et la liberté de chacun et de tous

Marx, dans ses écrits dits « scientifiques » – notamment Misère de la philosophie, Manuscrits de 1844, L’idéologie allemande et le Capital – disserte en réalité assez peu sur la société communiste, ses efforts sont bien plus largement orientés vers la critique du capitalisme. Il nous faut donc mobiliser, pour la question, ses écrits politiques(5) ainsi que ceux d’autres auteurs marxistes.

Fermez les yeux, perdez tout sens du réalisme, et imaginez que la révolution prolétarienne soit advenue. Nous sommes donc dans la phase transitoire qui a fait couler tant d’encre – et de sang -, la dictature du prolétariat. Celle qui doit faciliter le passage d’une société socialiste (prolétariat au pouvoir) à une société communiste (abolition de la société de classes). Quid de la liberté ? Lénine nous dit que le passage du capitalisme au socialisme impose la dictature du prolétariat. Ce dernier a besoin de la puissance étatique pour écraser – symboliquement mais aussi physiquement – la bourgeoisie. « Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme »(6) nous dit le meneur bolchévique. La liberté brille donc par son absence pendant la dictature du prolétariat, « ce n’est pas la priorité » nous diraient les léninistes orthodoxes.

Quid alors de l’égalité ? Marx n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, un grand penseur de l’égalité. Il en parle assez peu, elle n’est que le résultat probable de la révolution communiste. Elle n’est pas un objet de science à ses yeux. Il l’évoque toutefois dans ses écrits politiques, par exemple dans la critique du programme de gotha. Prenons appui sur cela. En abolissant le mode de production, et donc les classes sociales, le prolétariat réunit enfin la communauté humaine, le peuple réunifié est vu comme l’horizon du communisme. Les droits bourgeois ne sont, eux, pas abolis, mais universalisés : chacun travaille pour soi ou en coopération, mais plus personne ne s’approprie injustement le travail d’autrui.

Un caractère liberticide inhérent à la révolution marxiste-léniniste

La révolution doit permettre le plein accomplissement de la liberté. Néanmoins, comme nous venons de le voir, il doit être précédée par la mise en place de la dictature du prolétariat. Cette première phase achevée, un monde radieux semble s’ouvrir à tous. Sa théorie de la liberté en société communiste est spéculative, mais a vocation d’après lui à s’inscrire dans la réalité future. De là découle l’essentiel examen empirique de sa théorie, sans pour autant tomber dans la facilité en jugeant le marxisme à l’aune des régimes totalitaires du XXe siècle.

Il paraît nécessaire d’apporter une vision critique sur les écrits de Marx pour appréhender cette hypothétique liberté sous un angle empirique, hors de la vision purement spéculative, en évitant de réduire la théorie marxiste-léniniste à l’histoire des totalitarismes du XXe siècle.

Les dires de Lénine sur l’effacement de la liberté durant la phase transitoire de la dictature du prolétariat posent une importante question : celle de sa durée. Admettons que la révolution soit, certes liberticide, mais sur une courte période. Disons quelques jours, voire semaines. Nonobstant l’appréciation que chacun se fera d’une révolution meurtrière mais libératrice, admettons qu’elle soit souhaitable pour le plus grand nombre. Mais il est probable que cette phase « transitoire » soit, en réalité, infiniment plus longue. Dans le troisième livre du Capital, Marx dans le texte : « le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposées de l’extérieur ». La liberté n’est rendue possible qu’en situation d’abondance. Elle n’est donc pas simple dépassement de la propriété privée, mais réduction drastique – on ne parle pas ici de 32h – du temps de travail alliée avec une forte prospérité économique. La liberté est donc un rêve eschatologique, un horizon quasi inaccessible. La dictature du prolétariat, suspension totale de la liberté, peut se prolonger sur plusieurs décennies (c’était d’ailleurs l’argument utilisé par les Soviétiques pour justifier leur régime autoritaire), voire plusieurs siècles.

La transition d’une société capitaliste à une société d’abondance communiste se déroule donc sur une très longue période dans les pays développés. Mais pour les pays peu ou pas industrialisés, la tâche s’annonce plus sévère encore. Or, chez Marx, la révolution doit être mondiale, tous les pays doivent être concernés par cette recherche de la société d’abondance. Cette vision très développementaliste du marxisme implique alors deux possibilités. Soit la révolution ne s’accomplit que dans les pays industrialisés, et alors l’on assistera à une guerre totale entre pays sous dictature du prolétariat et pays proto-capitalistes (les deux ne pouvant, dans la théorie marxiste, qu’être en état de guerre puisque les premiers doivent vaincre les seconds, représentants d’une certaine classe dominante) ; soit l’on contraint les pays peu industrialisés à se développer à marche forcée, à faire un « grand bond avant » liberticide et possiblement sanglant.

Tendre vers l’égalité sans sacrifier la liberté : l’exemple de la Commune

Si l’on accepte l’idée, que j’ai essayée de défendre dans cet article, que l’idée marxiste-léniniste est intrinsèquement liberticide, il nous faut repenser l’articulation entre égalité et liberté, redéfinir ces concepts hors de l’idiome marxiste. Pour cela, l’expérience ouvrière –celle du XIXe siècle principalement – elle-même nous offre un assez large champ théorique. Prenons la Commune de Paris, dont nous avons, il y a quelques mois, fêté le 150ème anniversaire. Marx lui-même, dans La guerre civile en France, admet que la Commune correspond, sûrement, à la phase socialiste de la révolution. Regardons de plus près ce que nos aïeux ont accompli(7). Des mesures en faveur de l’égalité sont prises par dizaines, à titre d’exemple : égalité entre les salaires des fonctionnaires et ceux des ouvriers ; élection des officiers dans l’armée ; mandats impératifs – et donc égalité entre gouvernants et gouvernés. De la même manière, les communards n’oublient pas, loin s’en faut, la liberté ! Est proclamé le principe d’autogestion, de liberté administrative des communes ou encore la liberté de conscience à travers la séparation des Eglises et de l’Etat. L’égalité et la liberté ne correspondent peut-être pas ici à l’idéal marxiste d’une société d’abondance et sans classe, mais ces principes restent, pour nous encore aujourd’hui, un horizon espéré, que nous sommes encore très loin d’avoir atteint. Comme une note d’espoir, la Commune de Paris permet de concilier l’égalité et la liberté. Son écrasement sanglant rend, toutefois, l’expérience fragile.

Références

(1) Dans Bakounine Mikhaïl, Écrit contre Marx, in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Champ Libre, 1975,

(2) Au sens du socialisme des XIX et XXe siècles

(3) Marx Karl, L’idéologie allemande, Nathan, 1991, 127p.

(4) Ibid

(5) On entend par écrits politiques ceux qu’il écrit dans des contextes particuliers : après la révolution de février, après la Commune de Paris etc.

(6) Lénine, L’Etat et la Révolution, La Fabrique, 2012, 240p.

(7) Tombs Robert, Paris, bivouac des Révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2016, 432p.

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