Le Temps des Ruptures : Qu’est-ce que l’Europe symbolise et signifie pour vous ? Quelles distinctions apportez-vous entre l’Europe comme concept historique, culturel ou politique, et l’Union européenne en tant qu’institution(s) ? Où s’arrête l’Europe géographiquement ?
Emma Rafowicz : L’Europe, c’est une grande partie de mon parcours et de mon histoire. Ma famille a souffert de ce que l’Europe pouvait produire de pire, l’antisémitisme et la guerre, mais je crois que c’est finalement l’espoir que représentent l’Europe et la construction européenne qui nous anime surtout toutes et tous.
Mon parcours étudiant et professionnel, c’est aussi un parcours européen. Mes études étaient tournées vers l’Allemagne et c’est grâce à mon parcours universitaire de germaniste que j’ai pu étudier à Hanovre et bâtir aussi une partie de mes expériences.
L’Europe, ce sont bien sûr des institutions. Celles qu’on connaît aujourd’hui. Celles qui ont permis de concrétiser une véritable union des peuples européens. Pour autant, l’Europe n’est pas née après 1945. C’est pour moi une culture plurimillénaire, une “civilisation pluraliste” pour citer Albert Camus qui s’est toujours nourri d’une multiplicité d’influences et pas simplement les plus structurantes que sont l’héritage gréco-romain, le christianisme et la philosophie des Lumières. Je crois que l’idée de “dialogue” résume très bien cette idée : le génie européen est le fruit d’un dialogue de pluralités. Des pluralités qui ont permis la naissance d’un espace civilisationnel dont les principes centraux sont la liberté, la démocratie et la dignité humaine.
Quant à l’Europe politique, la souveraineté nationale aurait pu lui être opposée. Je pense néanmoins que les deux sont compatibles et je crois à la “souveraineté partagée”… Cela ne veut pas dire que je sois une fédéraliste-béate. Je crois à la souveraineté nationale à condition de ne pas verser dans le souverainisme. Je crois à l’Europe politique à condition qu’elle demeure démocratique et préserve les marges de manœuvres des Etats-membres. Mais l’Europe politique est une nécessité à l’heure des transitions du siècle et en particulier face à la menace climatique.
LTR : Quel regard portez-vous sur l’histoire de la construction européenne ? Est-ce véritablement une construction démocratique et sociale ?
Il est toujours très facile de porter un regard critique sur le passé. Cela ne veut pas dire dans le même temps, qu’il ne faut pas porter un regard lucide sur des échecs passés. Mais à condition d’en tirer des leçons pour l’avenir et de conserver un optimisme de la volonté nourri du pessimisme de l’action.
Nous avons cru, nous socialistes, dans l’avènement d’une Europe sociale après celle du marché. Nous avons cru comme Léon Blum “qu’en rendant à l’Europe un peu de bien-être et un commencement de prospérité, nous travaillerons non pour le capitalisme, mais pour le socialisme”.
Nous avons cru, comme Guy Mollet, que nous pourrions faire aboutir “le marché commun général en Europe” et que “des mesures (soient) prises qui mettent les travailleurs à l’abri de tout risque qui résulterait de l’ouverture des frontières”.
Or ce pari d’une Europe sociale et protectrice des travailleurs après l’Europe du marché n’a pas véritablement fonctionné. Je ne partage pas entièrement le constat très dur qu’a formulé Michel Rocard en 2016 mais je pense qu’il y a du vrai quand il déclare que “nous n’avons pas su utiliser l’Europe pour lutter contre le chômage, la précarité ou le ralentissement de la croissance” et que l’Europe a davantage été synonyme de “maintien de l’austérité” ces dernières années.
Faut-il pour autant chercher une voie alternative en dehors de l’Union Européenne ? Je ne le crois pas. Car l’Europe a évolué, car la Commission européenne a progressivement compris que les dogmes néolibéraux nous amenaient dans le mur. Depuis la crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine, nous avons ouvert de nombreuses brèches qu’il faut désormais élargir !
Quant à la question démocratique, les peuples européens ont été consultés. Lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. En 2005 à l’occasion de la ratification du traité constitutionnel européen. Faut-il pour autant considérer que cela était parfaitement démocratique ? Seuls 51% des Français ont voté en faveur du traité de Maastricht en 1992. Quant au traité constitutionnel européen, malgré le “non” de 2005, la plupart de ses dispositions seront ensuite intégrées au traité de Lisbonne sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Sans réelle démocratisation de l’Europe, nous fonçons dans le mur.
LTR : A l’heure actuelle, quels sont les principaux dysfonctionnements que vous percevez dans l’Union européenne ? L’Europe peut-elle sortir de sa naïveté économique et géopolitique ?
Ces dysfonctionnements sont de plusieurs ordres et en particulier institutionnels. Le maintien par exemple de l’unanimité sur les questions fiscales perpétue des situations de dumping et de concurrence déloyale au sein même de l’Europe. Ces dysfonctionnements sont aussi liés aux politiques de l’Union.
L’Europe a fait le choix de demeurer un nain géopolitique, convaincu que le doux commerce était le meilleur moyen de pacifier les relations internationales. Le réveil a été brutal. L’élection de Donald Trump nous a rappelé que les Etats-Unis pouvaient du jour au lendemain balancer par-dessus bord l’architecture de sécurité conçue après 1945.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a balayé les derniers espoirs des tenants d’une approche conciliatrice. Il faut que l’Union mette fin à son impuissance.
Le retour du protectionnisme en particulier en Chine et aux Etats-Unis a également détruit les dernières illusions d’une prétendue mondialisation heureuse au cœur du logiciel européen. Car oui, l’Europe a péché par naïveté. Elle a longtemps été l’idiot utile du village global. En s’imposant des règles qu’aucun de ses concurrents ne respectait et considérant dans un même temps le protectionnisme comme un blasphème alors qu’il était allègrement utilisé ailleurs.
Mais l’Europe peut sortir de sa naïveté. Les sanctions tombent contre le dumping chinois et les enquêtes antidumping de la Commission se multiplient : deux nouvelles ont été lancées le 16 mai dernier. C’est la preuve que l’Europe déconstruit progressivement le mythe de la mondialisation heureuse.
LTR : Quelles sont les mesures à court-terme que proposent vos partis politiques pour réformer l’Europe ? Et quelles sont leurs visions à long terme pour celle-ci ? L’Europe est-elle réformable face aux blocages de certains Etats ?
D’un point de vue institutionnel, réformer l’Europe prendra du temps et passer par exemple de l’unanimité en matière fiscale à la majorité qualifiée demande une action de moyen terme. De même pour la politique agricole commune qui devra nécessairement être réformée pour rompre avec sa logique productiviste et transitionner vers un modèle fondé sur l’emploi et l’utilité écologique. Bien sûr qu’il y aura des blocages. Mais l’Europe a cette particularité, contrairement au fait majoritaire français, de laisser la possibilité à des coalitions de se constituer et de faire naître des compromis. De même, il faudra relancer le couple franco-allemand qui a réussi par exemple à donner l’impulsion nécessaire pour faire adopter un plan de relance fondé sur un endettement commun alors même qu’on disait la chose impossible du fait des blocages des pays frugaux.
Cela étant, si la réforme de l’Europe s’étend dans un sens large, plusieurs priorités de court terme sont au cœur des propositions de la liste du Parti Socialiste et de Place Publique.
En premier lieu, pour rompre avec notre impuissance géopolitique, il faut d’urgence accélérer les livraisons d’armes à l’Ukraine, saisir les 206 milliards d’avoir russes gelées dans nos banques pour les affecter à l’aide militaire que nous devons à la résistance ukrainienne et mettre fin aux exemptions dans nos sanctions à l’égard de la Russie.
A court-terme, se pose aussi la question de l’avenir du Pacte vert qui ne peut pas être simplement un ensemble d’engagements normatifs. Il faut engager la conclusion d’un deuxième pacte qui puisse à la fois accompagner les ménages modestes qui seront les plus touchés par la transition écologique mais aussi investir massivement dans les technologies et l’industrie verte.
Enfin à long-terme, il nous faut réfléchir au récit de l’Union européenne vis-à-vis des Européens et du reste du monde. Nous avons longtemps cru que le modèle démocratique des sociétés ouvertes européennes et leurs valeurs ne seraient jamais remis en cause et étaient naturellement vouées à inspirer le reste du monde. Or, les narratifs autoritaires qu’ils soient chinois ou russe gagnent du terrain. De même, les peuples européens sont de plus en plus tentés par des partis d’extrême-droite qui ont réussi à imposer le récit raciste d’une civilisation européenne blanche qui serait l’ultime rempart face à une immigration incontrôlée. Dans cette bataille culturelle, je pense que la culture peut jouer un rôle. Il faut construire une véritable puissance culturelle européenne tout en investissant massivement dans l’éducation critique aux médias et dans l’éducation de manière générale.
LTR : Est-ce que les politiques européennes sont à la hauteur des attentes et des besoins de la jeunesse ?
D’abord, il faut le reconnaître. Contrairement aux idées reçues, les jeunesses françaises sont certes attachées à l’Europe mais elles ne sont pas totalement convaincues par la construction européenne. 40% des jeunes français ne se considèrent pas comme citoyens européens selon l’INJEP. Dans le même temps, 67% environ des jeunes français considèrent que l’Europe peut améliorer leur vie quotidienne, c’est donc qu’ils ne demandent qu’à être convaincus et à constater les effets positifs du levier européen.
Si l’on creuse, l’attachement ou non à l’Europe traduit des clivages économiques et sociaux très forts au sein des jeunesses françaises. Les jeunes satisfaits de leur vie, confiants dans leur avenir, aisés, titulaires d’un bac ou d’un diplôme du supérieur ou étudiants ont plus souvent une image positive de l’Union. À l’inverse, les perceptions négatives sont particulièrement présentes chez les jeunes peu ou pas diplômés. Et je pense que derrière cette perception négative, il y a bien sûr un sentiment d’éloignement mais aussi la perception que l’Europe a davantage promu l’austérité libérale plutôt que les droits sociaux ces dernières décennies, ce qui est une réalité !
Cela étant dit, l’Europe a permis des avancées considérables pour les jeunesses. Je pense en particulier à Erasmus qui a permis à des millions d’Européens de venir étudier, se former ou faire un stage dans un pays européen.
Pour autant, les limites d’Erasmus symbolisent la difficulté pour l’Europe d’être aux côtés des jeunesses les plus modestes. En réalité, seule une minorité d’étudiants bénéficient d’Erasmus à cause d’obstacles économiques mais aussi psychologiques.
De manière générale, la construction européenne n’a pas permis d’enrayer la montée de la précarité et de l’exclusion sociale chez les jeunes. C’est pourquoi, nous plaidons pour une Allocation d’autonomie pour tous les jeunes Européens de 15 à 25 ans, ni en emploi, ni en études ainsi qu’un accompagnement personnalisé et une formation afin d’améliorer leur insertion professionnelle, par l’extension du contrat d’engagement jeune.
Pour ce qui est des attentes des jeunes générations, les millenials, nés après 1980 ou la génération Z, née après 1995 sont très exigeants vis-à-vis de l’Europe sur les enjeux climatiques. Et l’Union européenne doit être à la hauteur de leurs attentes et répondre en particulier au scepticisme des jeunesses européenne et française. Rappelons tout de même que deux-tiers des jeunes européens considèrent que l’Union n’en fait pas assez dans la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement et que les jeunes français ne placent l’engagement de l’UE dans la lutte contre le changement climatique qu’en dernière position de la liste des atouts proposés de l’Union.
De manière concrète, nous proposons la création d’un ticket climat ferroviaire européen pour les jeunes qui permettrait de combiner émancipation et lutte contre le changement climatique.
Nous voulons enfin permettre aux jeunes de faire irruption dans la politique européenne. Pour cela, nous voulons accorder aux jeunes européens la possibilité dès 16 ans de participer aux « Initiatives citoyennes européennes » pour leur permettre de participer dès leur plus jeune âge à la démocratie européenne.