Le « solutionnisme » est cette idée simpliste selon laquelle tous les problèmes, quelles que soient leur nature et leur complexité, peuvent trouver une solution sous la forme d’algorithmes et d’applications informatiques. Très en vogue dans la Silicon Valley depuis plusieurs années, il s’est largement répandu grâce à ses illusions séduisantes et imprègne dorénavant les imaginaires collectifs, notamment celui de la start-up nation chère à notre Président.
La culture de l’avachissement aurait bien du mal à tenir debout – ou plutôt allongée – sans l’aide de ce puissant outil. Nous disposons en effet d’applications pour réduire à peu près tous les gestes fastidieux, ou imaginés tels, à quelques tapotements sur l’écran d’un téléphone. Dans notre obsession pour l’optimisation de notre temps si précieux, nous déléguons tout ce que nous pouvons à d’autres par l’intermédiaire de ces applications. À d’autres puisque, malgré ce que nous nous entêtons à vouloir croire dans une pensée magique qui nous épargne opportunément tout sentiment de culpabilité, derrière les applications, c’est tout un nouveau prolétariat invisible qui survit en exécutant nos basses tâches. L’exploitation par application interposée ne connaît plus de limites. Quant aux promesses de l’oxymore « intelligence artificielle », elles ne font que prolonger le solutionnisme en substituant toujours un peu plus la machine à l’humain (machine elle-même mue en réalité par un nombre croissant de petites mains exploitées).
Le déploiement des voitures bardées de technologies d’« aide à la conduite », et même « autonomes », profite pleinement de cette mode. La séduction opère en vendant la sécurité, le confort, le plaisir et en dévalorisant la conduite elle-même, présentée comme fatigante, comme nécessitant une attention qui serait bien mieux utilisée autrement – par exemple, en se détournant sur l’offre pléthorique de divertissements industriels proposés. Qui a déjà eu l’occasion d’entrer dans une Tesla a peut-être eu le sentiment de se trouver à l’intérieur d’un énorme iPhone. La voiture comme véhicule s’efface devant le gadget dédié à l’entertainment. Bien entendu, tout cela est fort agréable, on se sent dans un cocon geek, on retrouve les mêmes sensations que lorsque nous sommes plongés dans nos téléphones. La dépendance aux écrans trouve un nouveau terrain de jeu. De jeu, en effet : la signification du plaisir de la conduite, tel que celui-ci était vécu par les générations précédentes, glisse vers autre chose, plus en accord avec la norme ludique actuelle. D’un sentiment de liberté jusqu’alors associé à l’imaginaire automobile, on passe à un plaisir plus régressif, celui de la complète prise en charge, de l’abandon confiant à la technique de toutes les responsabilités, pour mieux consacrer le temps et l’attention, ainsi libérés, à la distraction et à l’amusement – formatés.
Les gadgets technologiques semblent agir comme le serpent Kaa du Livre de la jungle. « Aie confiance », nous susurrent-ils. Et, trop heureux de leur obéir, nous sombrons avec quelque délice, dans la pure croyance. Bien peu savent comment fonctionnent vraiment ces objets que nous utilisons en permanence, ces applications qui nous « facilitent » la vie… Il en est de même, c’est vrai, de la plupart des appareils que nous utilisons depuis plusieurs décennies, bien avant l’apparition des applications. Pas plus que nous grands-parents, nous n’avons une idée précise de ce qui se passe lorsque nous appuyons sur l’interrupteur : nous savons seulement que la lumière s’allumera – et cela nous suffit. Le solutionnisme qui nous habite va toutefois plus loin que cette pensée magique basique – ou plutôt que cette absence de pensée. Il y a en lui une véritable croyance, de l’ordre de la superstition, certes, mais les superstitions ne sont-elles pas justement les derniers bastions inexpugnables devant lesquels la raison capitule ?
Car la technique n’a rien de « neutre », comme on le prétend trop rapidement en comparant benoîtement un téléphone à un marteau ou à un tournevis un peu plus perfectionné (sans réaliser que même un marteau n’est pas « neutre »). L’optimisme béat qui accompagne et fonde le solutionnisme caractérise l’imaginaire de la technique dans ses deux dimensions, idéologique et utopique (pour reprendre les définitions de Ricœur). La version la plus assumée et la plus explicite de cette idéologie et de cette utopie technicistes, le transhumanisme, pousse la logique interne du solutionnisme à son apogée, jusqu’à sombrer dans l’hybris en considérant la mort même comme un bug à corriger. La technologie, comme discours et idéologie de la technique, n’a plus rien à voir avec la science et la confusion, sciemment entretenue, des deux dans la plupart des esprits participe à l’entreprise d’asservissement de la science à la technique. De la science… mais pas seulement, puisque la puissance de l’idéologie et de l’utopie technicistes permettent l’appropriation par la technique de domaines qui en étaient jusque-là indépendants. Ainsi triomphe la technocratie – au sens de la prise de pouvoir de la technique, par délégation et abdication volontaires.
L’abandon progressif de leurs responsabilités, d’abord anodines puis de plus en plus importantes, par les individus au profit des applications et gadgets technologiques, sous prétexte de simplification, de confort, de plaisir et de gain de temps, va de pair avec la déresponsabilisation politique, tant des citoyens repliés sur leur espace privé que des dirigeants trop heureux de se cacher derrière les paravents mensongers de l’objectivité technique (1). La négation du politique et de l’humain par la technique vont de pair, sous la bannière du sacro-saint « Progrès ». Or la disjonction n’a jamais été si flagrante entre progrès technique, progrès scientifique, progrès économique, progrès social et progrès humain. La fable selon laquelle ils seraient tous liés et avanceraient harmonieusement vers une amélioration continue de l’existence humaine a perdu toute crédibilité, bien qu’elle soit au cœur de bien des discours (anti)politiques. De moins en moins dupes, les citoyens se détournent des bonimenteurs qui assènent encore ces balivernes… au profit, hélas, d’autres bonimenteurs aux mensonges tout aussi dangereux : antisciences et complotistes de toutes obédiences surfent allègrement sur la vague néo-luddite.
Le même mélange des genres entre technique et science sert ainsi d’épouvantail aux antiscientifiques qui, au nom de craintes légitimes, développent des sophismes symétriques à ceux des technophiles les plus acharnés. La suspicion, largement justifiée, à l’égard de la technique a néanmoins quelque chose de paradoxal tant elle tolère sans difficulté une forme de technophilie aveugle chez les mêmes individus : combien vilipendent avec une hargne sincère la déshumanisation par la technique via leur téléphone dernier cri fabriqué en Chine dans des conditions inhumaines et qu’ils ont payé plusieurs centaines d’euros ? La contradiction n’est pas qu’apparente ; elle n’est pas le symptôme d’un cynisme qui serait presque rassurant. Si le néo-luddisme peut apparaître comme une posture au service d’idéologies en réalité tout à fait compatibles avec le solutionnisme et le technologisme, il faut reconnaître, chez ses partisans aussi, une sincérité qui rend d’autant plus efficaces leurs entreprises idéologiques. Comme leurs adversaires technophiles, ils se croient également investis d’une mission d’évangélisation.
Les questions environnementales, et tout particulièrement, énergétiques, paraissent à ce titre le terrain le plus évident d’affrontement-complicité entre partisans du solutionnisme technologique et néo-luddites divers et variés. S’affrontent dans une parodie de bataille rangée : d’un côté, les technophiles béats persuadés que la seule réponse aux catastrophes engendrées par la technique réside dans encore plus de technique et, de l’autre côté, les autoproclamés écologistes antisciences dont les actions ne font qu’aggraver la situation. Pris dans un débat hystérique, la raison n’a guère d’espace pour s’affirmer. Les fameuses « énergies propres » sont un mensonge savamment entretenu, un oxymore digne d’un « cercle carré ». Les énergies renouvelables à la mode (éolien et solaire) polluent énormément dès que l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie des éoliennes et des panneaux solaires, produisent une énergie intermittente, non pilotable, aux rendements médiocres et nécessitent la construction de centrales de back-up, souvent au charbon (l’Allemagne étant le « modèle » en la matière). Le nucléaire, accusé à tort de relever du solutionnisme par certains militants écologistes qui n’ont aucune compétence scientifique, demeure la meilleure réponse aux besoins énergétiques et au réchauffement climatique. En revanche, croire qu’il résoudra miraculeusement tous les problèmes est parfaitement stupide mais il fait nécessairement partie de la réponse, avec, entre autres, le changement du modèle de consommation, la relocalisation de la production, etc.
Avec le nucléaire et l’énergie, se révèle la difficile ligne de crête de la science qui doit être tenue dans la plupart des domaines entre les illusions de l’obscurantisme et les fantasmes du solutionnisme, entre ceux qui veulent obliger l’homme à retourner dans les arbres, voire éradiquer définitivement l’espèce humaine, et ceux qui ne rêvent que de toujours plus de technique au mépris de l’humanité en nous et imaginent naïvement qu’elle sauvera la planète. Quelles folies !
Cincinnatus, 26 juin 2023
Article à retrouver sur son site internet.
Références
(1)Dans ses différents ouvrages, Evgueny Morozov explore les impasses et mirages du solutionnisme. Il montre notamment comment, depuis le début des années 2010, celui-ci ringardise le politique dans les entreprises technologiques obsédées par le « bouleversement » (on dirait aujourd’hui la « disruption ») de tout ce qui ne relève pas, normalement, de la technique. Par exemple :
(2)« La réponse de la Silicon Valley au « comment » de la politique se résume d’ordinaire à ce que j’appelle le solutionnisme : il faut traiter les problèmes avec des applications, des capteurs et des boucles de rétroaction, toutes choses vendues par des start-up. Au début de l’année 2014, Eric Schmidt a même promis que les start-up résoudraient le problème des inégalités économiques : ces dernières peuvent donc être elles aussi « bouleversées » ! »
(3)Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 117
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