Le Retour de la question stratégique

Le féminisme, nouveau moteur des luttes sociales ?

entretien avec la sénatrice Laurence Rossignol
Laurence Rossignol est sénatrice PS de l’Oise, elle a été secrétaire d’État chargée de la Famille et des Personnes Âgées en 2014, puis ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes de 2016 à 2017. Infatigable militante féministe, elle a milité pour le droit à l’IVG au sein du MLF et est aujourd’hui la présidente de l’Assemblée des Femmes. Elle a accepté de discuter avec le Temps de Ruptures des liens entre féminisme et anticapitalisme.
LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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