Macron et les mémoires coloniales : le cas du 17 octobre 1961 (Algérie)

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Macron et les mémoires coloniales : le cas du 17 octobre 1961 (Algérie)

Crédit photo : Institut du monde arabe, exposition Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019
Mémoire officielle et communication sont intimement liées : les politiques mémorielles reposent en grande partie sur la communication au travers de discours, de commémorations, de gestes symboliques ou encore par la mise en place de lieux dédiés à la mémoire. Les opérations de communication mémorielle sont productrices de signes, de sens et donc de transformations narratives. Bien que la mise en récit officielle, celle qui est reconnue et revendiquée par une nation en tant qu’entité collective, qui est légitimée par les institutions, résulte de processus divers, la communication du Président de la République, en tant qu’elle est performative, la façonne particulièrement.

Si « Histoire » et « mémoire » s’influencent mutuellement, ces termes sont loin d’être des synonymes. La mémoire est une représentation construite de l’Histoire, sa mise en récit ; elle est une forme de « présent du passé »(1) emplie de charges émotionnelles et symboliques. Le savoir mémoriel n’est donc jamais dénué d’une fonction instrumentale(2), en cela qu’il est une utilisation politique du savoir historique. La mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, est sélective, à la différence de la démarche de l’historien, car l’Histoire doit au contraire « utiliser […] les blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé »(3).

Mémoire officielle et communication sont intimement liées : les politiques mémorielles reposent en grande partie sur la communication au travers de discours, de commémorations, de gestes symboliques ou encore par la mise en place de lieux dédiés à la mémoire. Les opérations de communication mémorielle sont productrices de signes, de sens et donc de transformations narratives. Bien que la mise en récit officielle, celle qui est reconnue et revendiquée par une nation en tant qu’entité collective, qui est légitimée par les institutions, résulte de processus divers, la communication du Président de la République, en tant qu’elle est performative, la façonne particulièrement.
La mise en récit est partiale et partielle. Pour le 17 octobre 1961, dont nous avons dernièrement commémoré les 60 ans, le terme d’oubli a pu être employé pour qualifier son absence de notre régime mémoriel. Le terme de déni est en réalité plus exact, marquant davantage le refoulement volontaire du 17 octobre dans la construction de la mémoire officielle(4). C’est d’ailleurs le sens des propos d’Emmanuel Macron dans un communiqué de presse paru à l’occasion de la commémoration du 60e anniversaire du 17 octobre 1961, qui évoquait une « tragédie [qui] fut longtemps tue, déniée ou occultée »(5).

17 octobre 1961, du déni à la reconnaissance

17 octobre 1961. Des milliers de Français musulmans d’Algérie (FMA)(6) manifestent pacifiquement dans les rues de Paris, à l’appel de la Fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN) algérien, contre le couvre-feu qui les visait spécifiquement dans la capitale. Les enjeux stratégiques sont grands : le moment est aux négociations, lesquelles aboutissent aux accords d’Évian, quelques mois plus tard.

Cette journée se déroule à un moment où la répression visant le FLN et ses partisans s’intensifie dans la capitale métropolitaine. Maurice Papon, Préfet de la Seine, met en place un dispositif sécuritaire colonial usant de méthodes discrètes et illégales. Si le préfet de police et son armée secrète(7) sont bien évidemment impliqués dans ce schéma répressif, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, n’y est pas étranger. Il a en effet été nommé par le Premier ministre Michel Debré pour accentuer la répression contre la section française du FLN. De plus, le couvre-feu a été décidé le 5 octobre 1961 par un comité interministériel pour une application le 6 octobre(8) ; les responsabilités ne peuvent donc pas se trouver uniquement du côté de la Préfecture de Police.

La manifestation contre le couvre-feu se transforme en massacre. Des manifestants ont été tués par la police française : par balle, sous les coups de bidule, par étouffement, par noyade et de nombreux corps furent jetés dans la Seine. Aujourd’hui encore les historiens et les historiennes ne peuvent donner le nombre exact de victimes de la répression sanglante. Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que de nombreux Algériens sont morts ce soir-là(9), d’autres sont gravement blessés et 12 000 personnes sont arrêtées ; cette répression d’ampleur et ces arrestations massives étaient planifiées. En effet, la réquisition du Parc des Expositions, la mobilisation hors normes des forces de l’ordre et l’accentuation de la répression contre le FLN montrent que le déroulé du 17 octobre n’est ni extrinsèque à la politique intérieure, ni accidentel. La sanction de la manifestation du 17 octobre ne s’est pas arrêtée le jour-même. Roger Frey, le ministre de l’Intérieur, annonce en effet quelques jours après la reprise des renvois forcés vers l’Algérie. Le massacre du 17 octobre est un massacre colonial et une démonstration de force s’inscrivant dans une radicalisation de la répression contre les Algériens.

Le traitement médiatique (10)

Au lendemain de la manifestation, la plupart des journaux grand public reprennent la communication gouvernementale. Ainsi, le Figaro parle de « violentes manifestations à Paris de musulmans algériens » ainsi que de « la vigilance et […] la prompte réaction de la police ». Pour Paris-Presse, les manifestants « ont pris le métro comme on prend le maquis ». Le Monde parle d’un « déferlement musulman » avec des témoins relatant avoir aperçu « plusieurs hommes en civil de type nord-africains qui s’enfuient, armés de pistolets-mitrailleurs ». Près de vingt ans plus tard, Jean-François Kahn, qui était journaliste à Paris-Presse en octobre 1961, écrit dans Les Nouvelles Littéraires : « Et pourtant, nous savions »(11).

En effet, dès novembre 1961, le journal Vérité-Liberté(12), fondé notamment par l’historien Pierre Vidal-Naquet, dénonce les massacres perpétrés par la police parisienne, ce qui vaudra au journal une saisie sur ordre de Papon. Quelques semaines après les massacres, la journaliste et militante anticolonialiste Paulette Péju publie Ratonnades à Paris, aux éditions Maspéro. Encore une fois, la police judiciaire opère une saisie chez l’éditeur et le livre n’est de nouveau publié que 40 ans plus tard. Le silence est organisé.

Quant aux manifestants, ils n’ont pas les relais médiatiques suffisants pour faire entendre leur voix. Quelques actions clandestines, ou du moins discrètes, sont menées par des militants anticoloniaux pour tenter d’informer Françaises et Français de ce qui se joue dans leurs rues, comme ces graffitis, vites effacés, « Ici on noie des Algériens », devenus célèbres et indélébiles, des années après, grâce à la postérité photographique.
La position de la gauche institutionnelle
La division et les compromissions des partis et syndicats de gauche sur l’Algérie – notamment la position à adopter face au nationalisme algérien(13) – explique son silence à propos du 17 octobre. Mis à part quelques individualités(14) au sein des groupes politiques d’envergure, il n’y a guère que le jeune Parti Socialiste Unifié (PSU), la CFTC, l’UNEF et le Secours Populaire pour remettre ouvertement en cause le récit officiel et dénoncer le sort réservé aux manifestants, mais ils sont trop marginalisés pour peser ou se faire entendre.

Le 8 février 1962, une manifestation contre l’OAS(15) et les violences policières se tient à Paris, à l’appel cette fois des partis et syndicats de gauche et non du FLN, avec pour mot d’ordre la lutte contre le fascisme. Au métro Charonne, neuf manifestants, militants au PCF ou à la CGT, sont tués. La tuerie de Charonne devient alors un symbole du système répressif mis en place à Paris et du soutien de la gauche française aux luttes pour les indépendances. Elle participe ainsi à l’effacement du 17 octobre 1961. Pour Le Monde, alors que nous sommes seulement quelques semaines après octobre 1961, c’est « le plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis 1934 » (sic).

Ce n’est qu’en 1985 qu’est lancé le premier appel officiel au rassemblement en bord de Seine, Pont de la Tournelle, à l’initiative de SOS Racisme. Six ans plus tard, le 17 octobre 1991, alors que François Mitterrand organise à l’Élysée, accompagné de Jack Lang, une fête culturelle nommée « Fureur de lire », une manifestation demandant la reconnaissance du massacre du 17 octobre se tient, non plus uniquement à l’appel de SOS Racisme, mais aussi du Mrap(16) et de la Ligue des Droits de l’Homme. Depuis 1992, ces trois organisations appellent chaque année au rassemblement à Saint-Michel à Paris(17).

La république confrontée aux réminiscences du passé

Le 8 octobre 1997, le procès de Maurice Papon s’ouvre après son inculpation pour crimes contre l’humanité en 1983 et plus de dix années de bataille juridique. Bien que jugé pour des faits commis entre 1942 et 1944, l’inculpé est invité à détailler son curriculum vitae en début de procès ; il est donc interrogé sur ses années préfectorales. Pour ce faire, des parties civiles invitent Jean-Luc Einaudi, qui avait publié en 1991 La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, à témoigner lors du procès. Il dénonce alors les horreurs d’octobre et bat en brèche la version de Papon selon laquelle le système répressif mis en place à Paris à la fin de l’année 1961 était limité, indispensable et donc légitime, version que Pierre Messmer(18) vient pourtant soutenir à la barre. Suite à ce témoignage qui fait grand bruit(19), l’emballement médiatique, national et international, est tel que le Gouvernement d’alors exprime la nécessité de faire la lumière sur ces événements(20).

Il faut donc attendre presque 40 ans pour qu’un communiqué émanant des pouvoirs publics français soit publié, le 12 janvier 1998. Celui-ci traite du rapport Mandelkern, lequel vise l’établissement d’un inventaire des archives administratives sur la répression du 17 octobre(21). Quant à la première participation d’un membre du Gouvernement français à une cérémonie officielle, elle date de 2001, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition organisée par l’association « Au nom de la mémoire » où est invité Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. La même année et à l’initiative de cette même association, Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, inaugure sur le pont Saint-Michel une plaque à la mémoire des « nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Le premier élément mémoriel matériel et officiel est donc le fait d’un élu local, aussi important soit-il.

2012. Le Président de la République française, François Hollande, reconnaît le massacre trop longtemps nié par les institutions de la République. Le 17 octobre de cette première année de mandat, les services de la présidence publient un communiqué reconnaissant les « tués » de la « sanglante répression » subie par des « Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance »(22). Les responsabilités de ces « faits » que « la République reconnaît avec lucidité » sont éludées, mais « l’hommage à la mémoire des victimes » est rendu, la reconnaissance des faits est actée.

2017. Dès le début de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron suscite de nombreuses attentes sur la question des mémoires. Le jeune Président de la République se présente comme issu d’une génération ayant un rapport renouvelé à l’Histoire coloniale. À cette rupture générationnelle s’ajoute une rupture politique : il n’est pas rattaché à un parti ayant un passif colonial. Et surtout, il a qualifié durant sa campagne, en février 2017 à Alger, la colonisation de crime contre l’humanité(23) ; il s’est présenté au monde comme un Président débarrassé du poids du passé. Pourtant, en octobre 2017, silence.

Octobre 2018. Emmanuel Macron ne prend pas la parole, mais se contente d’un tweet :
« Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants Algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant ».


Il avait promis de faire entrer les relations franco-algériennes dans une nouvelle ère, mais les réalisations pratiques de cette promesse tardent à se montrer. En juillet 2020, il charge l’historien Benjamin Stora de la rédaction d’un « rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » ; on communique allègrement sur cette belle prise du Président et le 60e anniversaire du 17 octobre 1961 se dessine comme une date clé de la mémoire ; le Nouveau monde va-t-il enfin émerger ?

Macron, une communication en rupture vis-à-vis du passé colonial de la France ? la place du 17 octobre

La reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961, d’un crime inhumain et d’une répression sanglante est indispensable, mais ce n’est pas uniquement un discours sur la date clé qui est attendu. L’évènement est à replacer dans une chronologie et une géographie si l’on veut que la République reconnaisse l’étendue et la profondeur des crimes commis, ainsi que les responsabilités en cause. C’est l’attendu qui reposait sur la commémoration faite par Emmanuel Macron.
Le 17 octobre est un massacre colonial en métropole ayant atteint un niveau de violence inexprimable, mais il n’est pas un événement isolé : il s’inscrit dans un processus de répression plus large. Rappelons que lorsqu’Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle, qualifie les actes commis en Algérie de crime contre l’humanité, il a parfaitement conscience de ce que cela signifie. Toujours candidat, dans une interview donnée au magazine L’Histoire et parue le 23 mars 2017, il confirme sa position et l’affine :
« Je précise d’abord que [la notion de] crime contre l’humanité ne se définit pas nécessairement par l’intention génocidaire. La définition du traité de Rome intégrée en 2010 dans notre Code pénal en élargit notablement les critères : massacres de masse, déplacements de population, etc. »(24).

Depuis sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’attache à exprimer sa position nouvelle concernant les mémoires coloniales. Il cherche à prouver que son rapport à celles-ci est en rupture avec les positions des précédents présidents de la République : il est d’une autre génération, une génération qui n’a « ni totem ni tabou »(25) sur l’Histoire coloniale.

Cette dite rupture, il choisit de la mettre en scène par des actes symboliques, comme la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin par les forces militaires françaises et du mensonge d’État accompagnant ce crime rendu possible par le système en place. Pour autant, malgré toute l’énergie mise en oeuvre par Emmanuel Macron, son approche, empreinte de discours passés(26), s’inscrit dans une culture déjà éprouvée de conciliation des mémoires. Là où il se différencie, c’est par son approche contractuelle : en disant reconnaître une pluralité mémorielle, il pense aboutir à une mémoire négociée. En effet, dans une conception néo-libérale des mémoires, tout est négociable.

Le positionnement de rupture d’Emmanuel Macron vis-à-vis des mémoires coloniales était d’ores et déjà à nuancer fortement avant la commémoration du 17 octobre 1961. Cependant, les grandes attentes et promesses relatives aux crimes d’octobre 1961 ont mis en lumière une forme de rétropédalage du Président sur les questions mémorielles.
En tant que Président, la parole d’Emmanuel Macron façonne la mémoire. Austin(27) a développé une théorie générale des actes de langage et distingue trois grands types d’actes : locutoires, illocutoires et perlocutoires. Un acte perlocutoire se caractérise par les effets que l’énonciateur souhaite produire sur ses interlocuteurs par son énoncé. Ici, on comprend que les mots prononcés par un Président de la République participent à la modification des mémoires, à la modification narrative de la mise en récit. En ayant défini les crimes commis en Algérie comme un crime contre l’humanité, alors qu’il est candidat à la présidence, Emmanuel Macron présage d’un acte de redéfinition des mémoires s’il est élu.

Dans son communiqué du 17 octobre 2021, le Président reconnaît les faits : il est le premier président à reconnaître officiellement plus de trois victimes (plus de 300 hommes ne sont pas rentrés chez eux la nuit du 17 octobre 1961), les actes sont bien qualifiés de crimes et il reprend l’expression de François Hollande de « répression sanglante », mais il précise qu’ils ont été commis sous l’autorité de Maurice Papon, préfet de de police la Seine. En désignant uniquement Maurice Papon, le Président français refuse d’intégrer le 17 octobre 1961 dans une chronologie de la répression plus étendue, justement parce que c’est cette chronologie qui implique plus significativement l’autorité du Gouvernement en place en 1962, et donc de la Ve République. Emmanuel Macron refuse cette avancée mémorielle.
Ne pas parler de crime d’État – une demande des familles des victimes depuis les années 1990 – est un manquement clair, mais aussi un rétropédalage, dans la promesse de rupture déjà évoquée. Pour reprendre un terme qui a beaucoup été utilisé pour commenter l’acte de mémoire d’Emmanuel Macron : nous sommes face à un inachevé. Un pas de plus a été fait, mais il paraît bien court lorsque nous le confrontons aux attentes et promesses globales faites à propos des mémoires coloniales, ainsi qu’à son appel à la lucidité : le déni de la responsabilité jusqu’au plus haut sommet de l’État n’est toujours pas levé.

Ethos, coup mémoriel et réalité diplomatique
La cérémonie du 17 octobre 2021

Au-delà des manquements de la communication écrite, et donc verbale, que nous avons pointés plus haut, la forme choisie pour la cérémonie de commémoration des 60 ans du 17 octobre 1961 interroge.
En effet, le Président a choisi d’organiser une cérémonie silencieuse et de n’exprimer sa parole que par un communiqué publié une fois celle-ci terminée. En décidant de ne dire mot, Emmanuel Macron ne saisit pas l’opportunité d’incarner l’ethos qu’il s’était forgé. Il ne replace pas le 17 octobre 1961 dans sa temporalité, n’évoque pas les raisons pour lesquelles ces Algériens manifestaient, celles qui ont poussé la police parisienne à réprimer dans le sang. Il ne détaille pas non plus les responsabilités d’une Ve République qui naît sur les contradictions d’une période coloniale touchant à sa fin et il n’incarne pas même la petite avancée publiée plus tard dans le communiqué. Pourtant, Emmanuel Macron aime user de l’expression « mettre en lumière ». Là, il refuse délibérément de disposer de la performativité de sa parole couplée à celle de son corps. Un communiqué de presse n’a pas la même valeur qu’un énoncé oral et solennel, donné devant un auditoire et accompagné d’une intonation, d’un corps en représentation.
Néanmoins, le choix du silence lors de la commémoration du 17 octobre sur le pont De Bezons n’est pas uniquement un refus d’oralité, c’est aussi une utilisation du silence pour faire parler les corps. Dans ses discours relatifs aux mémoires coloniales, Emmanuel Macron cherche à incarner un ethos ; cela passe par les mots, mais aussi par la corporalité, et plus précisément par le corps énonçant. L’ethos a une incarnation physique visible dans la manière de se déplacer, de s’habiller, d’appréhender et d’occuper l’espace, dans l’intention du regard, dans les gestes et la posture.
Selon Aristote, la dimension morale (epieikeia) joue un très grand rôle dans la construction de l’ethos, une plus grande honnêteté renforcerait la crédibilité. L’argumentation honnête transparaît dans le physique. Si Emmanuel Macron répète à plusieurs reprises qu’il est d’une autre génération, lui permettant ainsi d’avoir un rapport différent aux mémoires coloniales, mais que son corps dit l’inverse, l’impression d’honnêteté sera réduite ; à l’inverse, si son corps et son énonciation prouvent la rupture, la force du discours est renforcée. Pour Isocrate, l’ethos préexiste au discours, elle repose sur l’autorité individuelle et institutionnelle du locuteur, c’est l’idée que l’audience se fait de lui, avant, pendant et après qu’il parle.
Bien que la commémoration sur le pont De Bezons soit silencieuse, Emmanuel Macron est le premier Président français à être présent en chair et en os à une cérémonie. C’est certainement cette « première » qui lui permet d’être libre de choisir la non prise de parole, sa présence incarnant déjà une certaine rupture. Son corps est celui que nous attendions, chargé de sentiments, l’air grave et peiné, portant le poids de la mémoire. L’ensemble de la cérémonie est millimétré et Emmanuel Macron donne l’impression d’être imperturbable dans son recueillement. Celui-ci terminé, le visage du Président se détend, un acte a été accompli.
Malgré tout, ce choix de ne pas recourir à la parole pour un événement qui a été l’objet tout à la fois de déni, de mensonges et de silences, représente un manquement incompréhensible. Erreur politique ou refus sciemment mis en scène ? Ce rétropédalage – qui n’a pas empêché Emmanuel Macron de maintenir sa rhétorique de rupture – s’inscrit dans son revirement discursif sur la notion d’excuse(28). À la suite du rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis au Président par Benjamin Stora en 2021, « pour regarder l’Histoire en face », l’Élysée affirme qu’il n’y aura ni excuse ni repentance, quand bien même Emmanuel Macron candidat avait en 2017 expliqué que la colonisation était un crime contre l’humanité et que l’Hexagone devait présenter des excuses à l’égard de celles et ceux l’ayant subi(29).

« Mémoire partagée » et coup mémoriel Quand il se rend à Alger en décembre 2017, Emmanuel Macron annonce que la France et l’Algérie ont « une mémoire partagée » qui doit nous permettre de « regarder ensemble vers l’avenir ». Ces deux pays ont une Histoire commune, c’est évident, mais comme nous l’avons souligné en introduisant notre propos, « Histoire » et « mémoire » ne sont pas des synonymes. Une mémoire partagée ne se décrète pas, elle se construit sur le long terme. Un échange entre un jeune algérien et le Président français est symbolique de cette impossibilité de décréter une « mémoire partagée » entre la France et l’Algérie. Le jeune homme affirme que la France doit assumer son passé colonial, reprochant à Macron d’éviter la question. Après lui avoir répondu sur le ton du « il s’est passé de belles choses et d’autres atroces », le Président relève le jeune âge de son interlocuteur : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous, votre génération, elle doit regarder l’avenir »(30). Pas de mémoire de la colonisation pour un jeune algérien, donc ? Les deux pays ont une Histoire coloniale commune de 130 ans, période durant laquelle l’un a exercé une domination intense et profonde sur l’autre. Mais comment pourraient-ils avoir une « mémoire partagée », une mise en récit commune de cette Histoire, quand on sait les oppositions des mémoires françaises et algériennes sur ce passé colonial(31) ? Adossée à cette mémoire partagée, comprise par Emmanuel Macron comme un accord contractuel entre deux parties, se tient une diplomatie de la mémoire, chargée de défendre les intérêts nationaux dans la négociation de la mise en récit partagée. Avec le Président français, l’élaboration pratique de cette mémoire partagée relève en effet du deal « gagnant-gagnant » ; c’est ce que nous appelons une diplomatie du coup mémoriel : la France s’engage à rendre les crânes d’Algériens tués au XIXe siècle par des colons français, alors conservés au Musée de l’Homme, mais elle demande en retour d’accorder la possibilité aux harkis de rentrer en Algérie, sujet qui y est particulièrement brûlant et tabou ; face à la reconnaissance du crime du 17 octobre 1961, Emmanuel Macron demande celle du massacre de pieds-noirs le 5 juillet 1962 à Oran(32).

S’il se peut qu’à l’occasion cette diplomatie du coup mémoriel puisse récolter quelques fruits, adossée à des ententes amicales – et économiques(33) -, l’objectif d’établir, par le haut, une « mémoire partagée » se heurte en réalité à trois choses : à l’indéniable différence de perception du fait colonial en France et en Algérie – et donc de cette Histoire commune -, à l’agenda intérieur français et aux impératifs d’un régime algérien qui, depuis l’indépendance, instrumentalise l’Histoire et la mémoire pour légitimer son pouvoir(34). Ces impératifs de politique intérieure vont prendre toute leur mesure à partir de février 2019.

De la théorie à la pratique

Déjà malmenée, cette diplomatie du coup mémoriel se heurte à un mouvement social qui modifie les alliances et les rapports de force au sein du régime algérien. Mouvement de masse(35) initié en février 2019 et dépassant les clivages habituels de la société algérienne, le hirak algérien s’oppose initialement au cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika puis, son départ obtenu, demande celui du « régime militaire », de la « mafia au pouvoir » et l’instauration d’un pouvoir civil(36). La position officielle de la macronie vis-à-vis de ce mouvement de contestation, qui a chevauché celui des Gilets jaunes, a été celle de la « souveraineté du peuple Algérien », de la « non-ingérence »(37) et de la « confiance » dans le gouvernement algérien pour résoudre cette « crise ». Beaucoup des princes déchus par les accusations de corruption qui ont accompagné la reprise en main du régime, souvent suivies de lourdes condamnations, étaient des proches de ce qu’il est de coutume de nommer le “clan Bouteflika”, ceux-là même avec qui Emmanuel Macron avait tissé des relations, d’abord quand il était ministre, puis candidat, et enfin Président(38). Les relations, officielles et officieuses, entre l’Algérie et la France restent évidemment fortes, mais une partie non négligeable du réseau algérien d’Emmanuel Macron se retrouve en disgrâce. À ce premier revers, s’ajoute l’agenda intérieur du régime algérien, qui lutte pour sa survie. Face à l’ampleur du hirak et surtout sa durée, se met en place une rhétorique scindant le mouvement en deux périodes temporelles. Selon cette thèse officielle, il y aurait un hirak « béni » portant les « justes revendications du peuple » – comprendre le départ de Bouteflika -, et un hirak perverti par des semeurs de troubles et de chaos, des terroristes(39), agissant à l’intérieur du pays, mais aussi depuis l’extérieur de celui-ci. La « main de l’étranger » est une diversion habituelle du régime, accusant des mouvements d’être manipulés par des agents étrangers, souvent la France. Dans ces conditions, impensable pour le pouvoir algérien de participer à la grande réconciliation mémorielle voulue par le Président français, et encore moins de transiger sur la mise en récit historique qui a forgé sa légitimité.

Même si les relations semblent bonnes durant les premiers mois de mandat du nouveau Président algérien, Abdelmajid Tebboun, une brouille diplomatique perturbe les relations entre les deux pays à partir d’avril 2021. Emmanuel Macron est de plus contraint par son propre agenda national, sur fond de montée des extrême-droite. Après, entre autres, que le ministre algérien du Travail ait parlé de la France dans une interview comme étant « notre ennemi traditionnel et éternel » et que le conseiller mémoire du Président Tebboun ait critiqué le rapport remis par Benjamin Stora, le qualifiant de « franco-français »(40), le sujet des reconductions à la frontière(41) s’invite dans la pré-campagne présidentielle française à l’automne 2021, quelques semaines avant les commémorations du 60e anniversaire du 17 octobre 1961. Emmanuel Macron se montre ferme en baissant drastiquement le nombre de visas accordés. Le 30 septembre, alors qu’il s’exprime devant des jeunes dont le passé familial est lié à la guerre de libération algérienne, le Président français tient des propos que le pouvoir algérien ne peut accepter. D’abord, il évoque une « rente mémorielle » sur laquelle l’Algérie se serait constituée et qui serait entretenue par le « système politico-militaire », alors qu’il avait, quelques mois plus tôt, toute confiance en Tebboun pour mener les réformes de démocratisation du pays. Ensuite, il s’interroge sur l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. Tôlé. Alger rappelle son ambassadeur et interdit son espace aérien aux avions français, pourtant stratégique pour l’intervention française au Sahel(42). Difficile de mettre en commun une mise en récit de l’Histoire dans ce contexte.

Mémoire et nation

Emmanuel Macron a-t-il vraiment les moyens ou la volonté de mettre en actes la rupture mémorielle qu’il revendique ? Il a réussi, principalement durant sa première campagne présidentielle, à se forger un ethos qui s’est révélé être bien loin de la pratique. Quelques coups ont certes été réalisés, des rapports ont été rédigés, mais aucun acte mémoriel structurant ne renouvelle en profondeur la mémoire coloniale française. Considérant ses actes et ses paroles durant son premier mandat, on peut douter que le Président français ne bouleverse dans le futur la représentation qu’a la France de son passé colonial.
C’est pourtant cette Histoire coloniale que nous devons intégrer à notre mémoire pour réconcilier l’ensemble de la communauté nationale. C’est l’Histoire des luttes d’indépendance de ces territoires colonisés, des peuples qui les ont menées dans les colonies, ainsi qu’en métropole, que nous devons enseigner dans nos écoles, celle de la répression, des luttes antiracistes, de ces porteurs et porteuses de valise qui ont contribué aux indépendances, de ces pieds-rouges qui ont cru au socialisme algérien. Une véritable rupture concernant les mémoires coloniales est possible, et même nécessaire. Il s’agirait d’abord de se débarrasser des discours datés sur les relations entre la France et les pays anciennement colonisés, mobilisant le champ lexical amoureux ou encore se référant au « civilisationnel », qui dénotent sinon d’un évolutionnisme latent, du moins d’un certain paternalisme. Il nous faudrait ensuite reconnaître les faits et les responsabilités sans attendre de pas mémoriaux de la part d’autres pays, unilatéralement. Cela ne signifie pas exclure de la mémoire des faits, ceux par exemple commis par l’Algérie à l’indépendance, mais nous n’avons pas à exiger la reconnaissance pour nous-mêmes avancer dans notre travail mémoriel ; celui-ci est, rappelons-le encore une fois, nécessaire à une communauté politique apaisée et unie. De là, peut-être, naîtra avec l’Algérie une forme de mémoire partagée.

Références

(1)Saint Augustin (354-430), Les Confessions, 1994, p. 269.

(2)Fouéré Marie-Aude, « La mémoire au prisme du politique », Cahiers d’études africaines, 197, 2010.

(3)Michel Johann, Le devoir de mémoire, Presses Universitaires de France, Paris, 2018, pages 9 à 49.

(4)House Jim et Christophe Jacquet. « La sanglante répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris », in A. Bouchène, J-P Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thenault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 602-605.

(5)Communiqué de presse de la Présidence de la République française, 17 octobre 2021.

(6)Taxonomie coloniale.

(7)Manceron, Gilles, « La triple occultation d’un massacre » in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 97-158.

(8)Manceron, Gilles. « Postface à l’édition de 2021 », in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 159-169.

(9)Les estimations vont de quelques dizaines de morts à plusieurs centaines. L’imprécision de ces estimations est due à l’effacement des preuves, notamment la destruction d’archives, et au déni mémoriel que nous pointons.

(10)Pour les références aux titres de l’époque, voir Le Cour Grandmaison Olivier, « Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ? Brèves remarques », NAQD, 2021/2 (Hors-série 6), p. 21-32 et Jean-Pierre Chanteau, « 17 octobre 1961 : une épreuve de responsabilité », Sens-Dessous, 2012/1 (N° 10), p. 15-33.

(11)Les Nouvelles Littéraires, 16 octobre 1980.

(12)Quelques autres titres dénoncent la répression institutionnalisée : France-Observateur, Le Canard Enchaîné, Témoignage Chrétien, journal de la CFTC, la revue Esprit ou encore Les Temps Modernes. Libération, L’Humanité et France Soir évoquent des violences policières, sans plus de précision.

(13)La gauche parlementaire française n’a jamais soutenu l’indépendance de l’Algérie et a même contribué à la répression du nationalisme algérien. Pour exemple, le PCF soutient la répression des manifestations indépendantistes de Sétif, Guelma et Kherrata entre le 8 mai et le 26 juin 1945 – entre 8 000 et 30 000 morts -, vote les pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956 et fait même pression sur le Parti Communiste Algérien (PCA) pour qu’il ne prenne pas part à la lutte pour l’indépendance, ce qu’il finira pourtant par faire. De même, la SFIO est discréditée sur le sujet : élu pour faire la paix, l’arrivée au pouvoir de Guy Mollet est en réalité concomitante à une intensification des hostilités. Enfin, pour la CGT, l’internationalisme de la lutte des classes empêche tout soutien clair aux nationalismes des colonies.

(14)Gaston Defferre réclame par exemple une commission d’enquête parlementaire sur les agissements de la police parisienne durant la manifestation, demande qui n’aboutit pas. Mais ce sont en majorité des “militants de base” qui, souvent dans la clandestinité, passent outre les consignes partisanes.

(15)Organisation Armée Secrète, mouvement proche de l’extrême droite défendant le maintien de la présence française en Algérie, par tous les moyens jugés nécessaires.

(16)Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

(17)Notons aussi la parution dans les années 1980 de plusieurs ouvrages sur le sujet, qui ne recueillent malheureusement qu’un faible écho. Citons par exemple celui de Michel Lévine, paru en 1985 aux éditions Ramsey, Les ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris en 1961, enquête chronologique (du 2 au 31 octobre 1961) fondée sur des témoignages et sur la documentation écrite disponible à l’époque. C’est aussi au début des années 80 que des journaux comme Libération ou Les Nouvelles Littéraires se remémorent Octobre 61.

(18)Pierre Messmer était Ministre des Armées à l’époque des faits et a été, entre autres, Premier Ministre de 1972 à 1974.

(19)Le journaliste Dominique Richard qui suit le procès pour Sud-Ouest écrit, en parlant d’Einaudi, que « le cauchemar des victimes est encore le sien » ; Eric Conan, dans son livre paru aux éditions Gallimard en 1998, Le procès Papon. Un journal d’audience, affirme à la page 28 que les CRS abandonnent leur poste de surveillance jouxtant la salle d’audience pour venir « l’écouter avec attention ».

(20)Le Monde du 5 mai 1998, « Selon le rapport Mandelkern, trente-deux personnes ont été tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », Philippe Bernard.

(21)En 1999, le rapport Géronimi s’intéresse lui aux archives judiciaires, mais les difficultés d’accès aux archives sont toujours d’actualité en 2022.

(22)Déclaration de François Hollande faite le 17 octobre 2012 à Paris.

(23)L’enquête documentaire du média en ligne Off Investigation, « Macron l’algérien : en marche…vers le cash ? », réalisée par Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi, propose une clé de lecture fort éclairante sur la raison de cette qualification par le candidat.

(24)Propos recueillis par Michel Winock et Guillaume Malaurie, « « Emmanuel Macron » : Réconcilier les mémoires », L’Histoire, hors-série n°4, 23 mars 2017.

(25)Ibid.

(26)En effet, Emmanuel Macron use régulièrement de termes relevant du langage amoureux pour parler des liens entre la France et les anciennes colonies, il évoque aussi un problème civilisationnel et il reprend des discours très anciens en ce qui concerne l’esclavage.

(27)Austin John, Quand dire, c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1970.

(28)Sur ce point, notons qu’Emmanuel Macron présente en septembre 2021 les excuses officielles de la France aux harkis, auprès de qui “la République a contracté […] une dette”, dans un discours, prononcé le 20 septembre 2021, long de près de 30 minutes, ponctué d’un échange inattendu avec la salle. Une parole fleuve, et nécessaire, pour les uns – les harkis –, le silence pour les autres.

(29)Le Parisien, « En Algérie, Macron s’excuse pour la colonisation, une « faute grave » pour la droite », 16 février 2017 [https://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/video-en-algerie-macron-s-excuse-pour-la-colonisation-la-droite-denonce-une-faute-grave-15-02-2017-6684201.php]

(30)Jeune Afrique, « Emmanuel Macron à Alger : « Votre génération doit regarder l’avenir » », Farid Alilat, 7 décembre 2017.

(31)D’après un sondage commandé par la revue Historia, 94% des Algériens partagent la qualification de « crime contre l’humanité » faite sur la colonisation par Emmanuel Macron, contre 48% des Français, qui sont 51% à estimer que la colonisation en Algérie a été une « bonne chose » – les Algériens sont 96% à estimer l’inverse. Historia n°903, mars 2022.

(32)Deux jours après la reconnaissance officielle de l’indépendance de l’Algérie, des pieds-noirs furent arrêtés, torturés et assassinés par des soldats algériens, massacre faisant également l’objet d’enjeux mémoriels de taille et de manques de connaissances historiques.

(33)Nous renvoyons ici au livre de Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, ainsi qu’au documentaire de Off Investigation déjà cité.

(34)Comme l’ensemble des pouvoirs, mais néanmoins à des degrés divers.

(35)On compte jusqu’à plusieurs millions de personnes dans les rues algériennes pour certains jours de manifestation.

(36)Les hirakistes considèrent que l’indépendance de l’Algérie est inachevée, qu’elle leur a été volée en 1962 par l’État-Major de la branche armée du Front de Libération Nationale (FLN), lequel s’est maintenu au pouvoir jusqu’à aujourd’hui grâce au clientélisme, à la corruption généralisée et au soutien international.

(37)Dans ces situations, la non-ingérence affichée est bien souvent un soutien déguisé au pouvoir en place. Notons que le hirak, conscient de ces problématiques, appelle à la solidarité internationale des peuples et non des États.

(38)Voir Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, et notamment le chapitre 12 « Affaires africaines ».

(39)Voir l’article 87bis du Code pénal algérien ainsi que les Nouvelles d’Amnesty International France du 28 septembre 2021, consultable en ligne.

(40)Jeune Afrique, “Algérie-France : de la “réconciliation des mémoires” à la crise diplomatique…Chronique d’une brouille au sommet”, 11 octobre 2021.

(41)Avec notamment ces pays ne délivrant pas de laissez-passer consulaires pour leurs ressortissants s’étant vu notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

(42)Suite aux déclarations d’Emmanuel Macron, Ramtane Lamamra, ministre algérien des Affaires étrangères qui avait accueilli le Président français avec les honneurs en février 2017, quand le candidat avait qualifié la colonisation de “crimes contre l’humanité”, a tenu les propos suivants lors d’une visite au Mali début octobre 2021 : “Dans les relations que nous constituons avec le partenaire français, il y a une logique de donner et de recevoir. Il n’y a pas de cadeau, il n’y a pas de…euh…j’allais dire d’offrande à sens unique”. Le 9 novembre 2021, la présidence française publie un communiqué regrettant “les polémiques et les malentendus engendrés par les propos rapportés” et Emmanuel Macron ne parlera plus de “rente mémorielle” entretenue par un “système politico-militaire”.

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Reconsidérer la dimension spatiale du social et de l’économique

L'État et les grandes transitions

Reconsidérer la dimension spatiale du social et de l’économique

L’urbanisme n’est aucunement neutre : si les élus ne projettent pas directement leur vision de la société sur la ville, cette vision participe à façonner la cité, lieu où se concentrent les hommes et les femmes et des activités diverses. Depuis quelques années, la reconquête des espaces urbains est un sujet en vogue. Cette idée, bien souvent présentée comme une modernité à l’encontre du futurisme et de ses villes géantes, a pris des formes concrètes dès les années 1970, ce fut par exemple le cas dans le cadre du communisme municipal manceau (Le Mans) entre 1977 et 1989. Dès leur arrivée aux commandes de la ville, Robert Jarry (le maire) et son équipe souhaitent limiter l’étalement urbain et densifier le maillage. Cette reconquête est celle du centre et de ses périphéries, une reconquête au singulier puisque ces deux espaces ne sont pas pensés en concurrence, mais comme répondant à un équilibre au sein de la ville. Limiter la concurrence entre les espaces urbains doit permettre le développement de chacun et une limitation de la ségrégation socio-spatiale. Sans utiliser l’histoire comme modèle ou repoussoir, un retour en arrière permet de replacer dans le temps long quelques problèmes rencontrés par les villes et des stratégies pour y faire face.
« La morphologie entre la matière et le social(1) »

Les politiques sociales étant protéiformes, que cela soit dans leur nature ou dans leur matérialité, l’appréhension de l’espace peut être une démarche salutaire à la reconstruction d’une République sociale, émancipatrice et écologique.

Dans notre exemple, l’aménagement du territoire doit avant tout être empreint d’un caractère social : prendre d’abord — mais pas seulement — en compte ceux qui ont été les victimes d’un sous-équipement. Le terme « victime » est un choix de vocabulaire très intéressant, au-delà de l’aspect tribunitien, il montre que la ville est vécue et qu’elle peut être subie. Ainsi, l’expression du géographe Marcel Roncayolo « La morphologie entre la matière et le social(2)» prend tout son sens : l’aménagement d’une ville relève bien sûr de la matière et de l’espace, mais aussi, et peut-être surtout, du social puisqu’elle est un lieu de vie. Une vie qui est à la fois quotidienne, économique, de loisirs, de travail ou encore de déplacements, les élus se donnent pour mission de repenser l’existant en fonction des besoins, non pas de conquérir l’espace.

La morphologie sociale

S’intéresser aux composantes sociales de la morphologie d’une ville n’implique pas un désintérêt des formes, au contraire, c’est précisément penser les formes à travers l’histoire politique, économique et sociale de la ville. Les formes de la cité sont ici des objets relevant du social. Il serait vain d’analyser les ensembles forgés par les voies, le parcellaire et le bâti indépendamment de la société en étant à l’origine d’un point de vue historique ; tout comme il serait stérile de les concevoir en dehors de la société que l’on souhaite construire d’un point de vue politique. En d’autres termes, que disent les formes matérielles de la société et de ses phénomènes ? Le terme « forme » est à comprendre de manière large. Comme Maurice Halbawchs, nous comprenons à la fois les formes naturelles et les formes intentionnellement construites et situées, elles sont à concevoir comme évolutives. La société ne se construit pas en dehors des formes, ce n’est pas une fois que les questions sociales sont tranchées que nous projetons la société dans l’espace, les formes sont parties prenantes des réflexions. Il semble que nous ayons aujourd’hui besoin de re-clarifier notre rapport à l’espace, que cela soit dans sa dimension environnementale, économique, sociale ou temporelle.

Habiter pour donner forme à la ville

Le domaine de l’habitation ne peut être limité au logement. Les divers bâtiments formant l’espace urbain sont habités par les hommes, pour autant ils n’y habitent pas nécessairement, c’est-à-dire qu’ils n’y constituent pas leur logis.

« Habiter serait ainsi, dans tous les cas, la fin qui préside à toute construction. Habiter et bâtir sont l’un à l’autre dans la relation de la fin et du moyen. Seulement, aussi longtemps que notre pensée ne va pas plus loin, nous comprenons habiter et bâtir comme deux activités séparées, ce qui exprime sans doute quelque chose d’exact ; mais en même temps, par le schéma fin-moyen, nous nous fermons l’accès des rapports essentiels. Bâtir, voulons-nous dire, n’est pas seulement un moyen de l’habitation, une voie qui y conduit, bâtir est déjà, de lui-même, habiter(3). »

Dès lors, construire est d’ores et déjà une manière d’habiter la ville puisque c’est un travail d’appréhension de la cité. D’ailleurs, buan (bâtir en vieux-haut-allemand) signifie habiter, la signification habiter du verbe bauen s’est perdue plus tard(4). L’étude linguistique d’Heidegger dans sa conférence « Bâtir, Habiter, Penser » explique que la manière dont nous sommes sur terre est le buan, soit l’habitation, et donc être sur terre c’est habiter. De plus, les constructions, c’est-à-dire le fait de bâtir et d’habiter la ville, font ressortir des éléments naturels et des fonctions de l’espace urbain. Ainsi, les choix d’aménagements faits par les élus mettent en exergue une vision de la société qu’ils désiraient construire, ce qu’ils souhaitent faire ressortir de la ville. En nous concentrant sur la forme (au sens large), nous visualisons un idéal. À l’heure d’une nécessaire remise en question de notre rapport à l’environnement et d’une lutte contre la hausse de la ségrégation sociale (qu’elle soit spatiale ou non), ré-apprendre à interroger notre action d’habiter peut être d’un grand secours. Si nous reprenons l’exemple du pont par Heidegger(5), nous comprenons que c’est par la construction de la ville que l’espace se crée et se forme : le pont reliant deux rives existantes ne fait pas que les relier, c’est par le pont que les rives ressortent en tant que rives puisqu’il les oppose l’une à l’autre. Si le lieu créé existe, c’est par le pont, ainsi, les espaces créés par les choix d’urbanisme des élus locaux existent par les aménagements répondant à des besoins sociaux-économiques de la population. Un espace est quelque chose qui est ménagé (6) à l’intérieur d’une limite, sachant que la limite ne veut pas dire là où quelque chose cesse, mais à partir de quoi quelque chose commence à être. Ainsi, les espaces sont par les lieux, qui sont eux-mêmes l’être de la chose bâtie, la morphologie de la ville peut donc être comprise par les constructions réalisées via les politiques d’aménagement des élus — sachant qu’elles répondent à des besoins économiques et sociaux — ; c’est-à-dire qu’ils ménagent des espaces et produisent alors la ville, il s’agit là du bâtir en tant que produire. Or produire l’espace est une manière de l’habiter, cela relève bien d’un comportement vis-à-vis de l’espace, un comportement trouvant ses sources dans l’élaboration d’un programme politique comprenant une vision de l’urbanisme très politisée dans notre exemple. L’urbanisme est un outil des politiques sociales et économiques menées par les élus. Et ce ne sont pas uniquement les constructions dans leurs formes qui font la ville, c’est leurs rôles, leurs fonctions et leurs usages par les populations qui participent alors à une construction de l’espace de la ville à la fois dans sa forme et dans son vécu par la société.

Maîtriser l’évolution sociale des espaces

Les politiques foncières menées par les élus relèvent des politiques d’aménagement de la ville, autant que des politiques économiques et sociales. La maîtrise du foncier permet d’anticiper la conception de l’espace, par leurs actions d’acquisition les élus se donnent la possibilité de modeler les espace acquis, de maîtriser la spéculation foncière de la ville et se dotent alors d’outils pour enrayer la ségrégation socio-spatiale et pour réintroduire de la mixité dans les fonctions urbaines des différents quartiers.

Dans les archives mancelles, des notes rédigées entre 1981 et 1983 précisent qu’il est nécessaire de mener une politique de réserves foncières plus agressive. Ce témoignage permet de recadrer le débat : lorsque les stratégies financières d’acquisition du foncier de sociétés et d’individus sont effectivement agressives au détriment du commun, une radicalité est nécessaire face à l’accaparement belliqueux de l’espace, sans quoi le droit à la ville sera l’apanage de quelques-uns.

Dans les années 1970 et 1980, les communistes revendiquent un droit à la ville et à l’habitat, mais aussi un droit au centre-ville, que cela soit pour y habiter — au sens de se loger — ou pour le pratiquer. Ce droit à la ville fait aujourd’hui écho avec le roman Les furtifs (2019) d’Alain Damasio. L’auteur y décrit des villes endettées privatisées qui pourraient être les nôtres dans quelques décennies, non forcément sous la forme de villes rachetées par des multinationales proposant des forfaits standard, premium ou privilège permettant d’accéder de manière inégale à la ville, mais parce que ces forfaits existeraient de fait par la ségrégation socio-spatiale et la hausse des inégalités.

Le besoin de logements abordables doit se faire dans une logique d’équilibrage, non seulement entre les villes pour que les villes déjà densément fournies ne soient pas celles qui en construisent le plus, mais aussi au sein même des villes afin de lutter contre le renforcement des frontières structurant la ville et séparant les habitants comme dans Les furtifs.

Dans notre exemple du communisme des années 1970-1980, la municipalité s’attache à développer les logements sociaux en centre-ville et dans les différents quartiers afin de freiner la hiérarchisation socio-spatiale de l’espace. Si cette idée apparaît comme une évidence, elle demande un véritable portage politique en raison des coûts plus élevés d’une telle opération dans le centre. Elle demande également un contrôle de l’évolution des loyers lors des opérations de réhabilitation afin que les populations en place ne se retrouvent pas rejetées en périphérie. L’objectif poursuivi est clair :  « rétablir un peu de justice dans la ville et ne pas laisser le centre être confisqué par des privilégiés de la fortune (7)».

La réponse de la municipalité va au-delà d’une forte de demande de logements sociaux, elle pense la répartition sociale de la ville, à la fois directement en implantant des logements sociaux dans le centre de la ville, mais aussi plus indirectement puisque leurs implantations participent à la limitation de la spéculation foncière dans ces quartiers. L’implantation spatiale des logements est un choix politique : soit nous répondons uniquement à une demande dans une démarche d’assistance et les plus pauvres devront se contenter du minimum, soit nous profitons du levier que représentent les logements sociaux pour réguler une forme de privatisation de l’espace favorable au développement des communautarismes.

À la reconquête de l’espace urbain

La reconquête de l’espace urbain, dans notre exemple, demande tout à la fois une limitation de l’étalement urbain, une densification du maillage et un développement de l’urbanité. Cette reconquête ne doit pas générer d’inégalités entre les territoires et les habitants, or le fait que la recherche d’urbanité passe par un développement du centre rend difficile l’annulation de toutes les externalités négatives pour les espaces périphériques.

L’espace du travailleur

Les constructions qui ne sont pas des logements sont malgré tout déterminées à partir de l’habitation, ce prisme se comprend dans les archives lorsqu’il s’agit de mieux placer les usines de production par rapport à l’habitation. Un des défis contemporains de la France est de réindustrialiser le pays, mais pas à n’importe quel prix. Si nous ne tenons pas compte des problèmes écologiques et sociaux, les premières victimes seront les travailleurs. La désindustrialisation n’étant pas nouvelle, des réflexions ont déjà pu être menées.

Le développement du télétravail a permis de questionner la durée de la journée de travail, et ce sur trois points essentiels : son allongement en raison de l’impossible déconnexion ; la place du temps de transport dans les villes modernes ; et enfin l’usage productiviste de l’espace urbain qui a détérioré le lien entre l’usager et son temps utile.

Parmi les avantages du télétravail, certains ont pointé du doigt la fin des longues et nombreuses heures de transport par semaine ; le temps de trajet est donc vécu comme une partie intégrante de la journée de travail. Dès lors, certains se sont précipités sur le télétravail pour en faire une solution miracle aux problèmes de l’éloignement entre habitation et lieu de travail. Or la proximité du travail n’est ici que numérique, elle peut donc être comprise comme illusoire. De nombreuses études et commentaires ont montré les conséquences délétères du télétravail pour les travailleurs, et tout particulièrement pour les travailleuses, nous ne reviendrons pas dessus. Plutôt que de choisir une réponse à portée de main, économique pour les employeurs, mais dont le coût social est lourd, l’arbitrage doit se faire à la faveur d’une meilleure répartition des emplois entre les territoires et dans les territoires.

Ces dernières années, les recherches et les réflexions sur l’équilibre des quartiers re-questionnant l’être de la ville se sont largement développées, elles ont même bénéficié des transformations de notre rapport à la ville durant la crise du Covid-19. 

Par exemple, la ville du quart d’heure, concept développé par Carlos Moreno, est une méthodologie territoriale qui vise à « changer nos modes de vies, à reprendre le contrôle, voire la possession de notre temps utile et prendre le temps de vivre (8)». Sont mis en lien le territoire, ses usages et le chrono-urbanisme afin de développer une ville polycentrique où les quartiers sont riches d’une mixité fonctionnelle. Six fonctions sont identifiées : habiter, travailler, s’approvisionner, se soigner, s’éduquer et s’épanouir. La relation entre le temps et la qualité de vie n’est pas née avec Carlos Moreno ; Clarence Perry au début du xxe siècle travaillait déjà sur la proximité. Au-delà des développements théoriques, les politiques municipales allant dans le sens d’un urbanisme d’équilibre, considérant donc la proximité et le temps comme des facteurs déterminants de l’aménagement urbain, ne datent pas du xxie siècle.

Dès les années 1970, le PCF et le PS dénoncent les problèmes de temps de transport pour se rendre au travail qui allongent les journées des travailleurs, tout particulièrement des catégories défavorisées. Si l’on additionne le temps de travail journalier au temps de transport, on obtient un total similaire à la durée de la journée de travail de la fin du xixe siècle, lorsque le travailleur logeait une faible distance de son travail. Le temps de travail baisse mais, dans le même temps, les mutations spatiales éloignent les travailleurs de leur lieu de travail, ainsi une partie du temps libre gagné est consacré aux transports. Le gain du travailleur est en partie volé.

L’une des réponses proposées est de mieux articuler les déplacements en fonction des zones résidentielles. En 1979, Robert Jarry déclare que la Ville doit affirmer la priorité aux transports en commun dans un souci de justice sociale. Puisque les inégalités de revenus entraînent une division de l’espace urbain — et ce malgré les politiques mises en place à l’échelle locale pour freiner ce phénomène —, les classes sociales les moins favorisées logent à une distance plus élevée du centre-ville. Ainsi, il apparaît nécessaire de desservir les grands ensembles des quartiers périphériques en offrant des dessertes par transports en commun à un rythme soutenu. Nous sommes en 1978, mais plus de 40 plus tard nous faisons toujours les mêmes constats et les mêmes appels. Il y a une recherche d’équilibre entre, d’une part le développement de la centralité accessible à chacun ; d’autre part la nécessité de rééquilibrer la répartition des services au sein de chaque quartier, tout en connectant les espaces entre eux. L’accent est davantage mis sur les transports collectifs que sur l’aménagement routier car il ne s’agirait pas d’une politique sociale si les inégalités de motorisation n’étaient pas prises en considération dans les possibilités de déplacement. Ainsi, la réponse à des besoins sociaux engendre des formes particulières de la ville. Il s’agit de s’attaquer aux inégalités socio-spatiales et à l’amélioration du cadre de vie des citadins puisque « les déplacements par les nuisances multiples qu’ils produisent, jouent un rôle prépondérant dans la dégradation de la qualité de la vie des citadins (9) », notamment la pollution engendrée par les déplacements.

Le rapprochement entre le travail et l’habitat passe également par des choix stratégiques concernant l’implantation des entreprises. L’objectif premier des communistes manceaux entre 1977 et 1989 est l’emploi. Dans les années 1970, les politiques privilégiant le plein emploi ont été mises en déroute. La décennie suivante, l’École de Chicago explique que la monnaie ne peut pas servir à relancer l’économie, il ne faut donc pas espérer une amélioration de l’économie par la relance monétaire. L’objectif prioritaire n’est plus le plein-emploi mais la désinflation, ainsi le plein-emploi apparaît comme un objectif dérivé dans les politiques économiques nationales. Entre 1977 et 1989 les communistes manceaux confrontés à la désindustrialisation et à la massification du chômage placent la défense de l’emploi comme l’objectif premier des politiques économiques locales. La municipalité croit en son rôle moteur, une conviction renforcée après les lois de décentralisation (1982-1983), sans pour autant prétendre être en capacité de résoudre la crise de manière globale. L’aménagement urbain, quel qu’il soit, est pensé pour favoriser l’emploi, cela est d’autant plus direct lorsqu’il s’agit de favoriser l’implantation d’entreprises.

Pour répondre à la ligne directrice « vivre et travailler au pays », ce qui signifie que les travailleurs doivent pouvoir rester au Mans et/ou ne pas se retrouver à parcourir de longue distance pour être employé, les élus doivent participer à l’implantation d’activités économiques. Ainsi, ils cherchent à encourager le développement d’entreprises dont les besoins en main-d’œuvre sont cohérents avec les formations disponibles sur place.

Dès la fin des années 1970, les acteurs mènent des actions intégrant la dimension spatiale de l’emploi : c’est le cas notamment avec la réintroduction d’unités de production non polluantes intégrées dans la ville. Les entreprises sont alors de tailles moyennes, s’enchevêtrent dans le tissu urbain existant et ne doivent pas nuire à la zone d’habitation.  Compris à la fois comme une nouvelle approche du secteur productif, mais également comme un nouveau rapport au travail, il s’agit alors de rapprocher l’usine du lieu de vie du travailleur afin d’améliorer sa vie quotidienne. Si nous sommes aujourd’hui dans une forme d’urgence en ce qui concerne la relocalisation de la production, il est indispensable d’anticiper sa dimension spatiale et sociale. Cela implique une articulation entre les besoins économiques, la qualité de vie des travailleurs et l’urbanité souhaitable.

De la même manière, les élus souhaitent implanter des logements dans les quartiers proches des zones d’emploi existantes.

Le droit au centre ne doit pas marginaliser les espaces périphériques

Penser le centre et sa reconquête n’est pas contradictoire avec la gestion des extrémités de la ville, il y a une complémentarité. Le centre est certes affirmé comme un lieu d’exception, de rencontres, d’échanges, de culture et d’animation, mais devant être partagé par tous et accessible à tous.

L’expression « franges périphériques » est à comprendre comme fraction de la population périphérique qui est marginalisée à plusieurs niveaux : spatial, économique et social, et qui a été délaissée par les municipalités précédentes. Dès lors, ce terme nous renvoie aux marges urbaines qui sont dénigrées en raison des sols, des constructions (usines, chemins de fer, faible qualité de l’habitat) ainsi que par la sociologie des habitants. Pour valoriser les périphéries, l’équipe communiste de 1977 opte pour l’urbanisme d’équilibre. Il se concrétise dans la mixité de l’habitat (collectif et individuel, locatif et accession à la propriété) et des équipements afin de réduire la ségrégation sociale sans pour autant accroître l’étendue du tissu urbain, puisque cela passe par une restructuration des franges de la ville.          

L’urbanisme d’équilibre se traduit également par la réflexion sur l’implantation de logements dans les zones d’activités. Bien entendu cela concerne les activités constituant des zones propices à l’habitat. Doivent alors également s’y développer des écoles, des commerces et des services essentiels. Lorsque ni la zone d’activité, ni la zone d’habitat existe, mais que l’implantation d’entreprises ou d’administrations est prévue, il s’agit de ne pas les isoler et de les inclure dans un projet multifonctionnel. Cependant, cela demande des concessions que les élus ne peuvent pas toujours faire : réduire l’espace disponible au développement des entreprises au sein d’un même lieu.

L’urbanisme d’équilibre se dessinant dans les politiques urbaines mancelles rappelle que la ville est, certes, un ensemble d’agencements matériels, mais qu’elle ne peut se réduire ni à cela ni à ses fonctions. En effet, la ville, comme le rappelle Marcel Roncayolo (10), abrite une population possédant des caractères sociaux, ethniques, démographiques et elle forme une ou des collectivités. De plus, le sol est marqué par l’historique du parcellaire qui se comprend alors selon sa morphologie, son type de propriété, son usage, ses contacts, sa valeur sociale ou encore sa valeur foncière.

Bien que les défis contemporains ne soient pas ceux des années 1970 – 1980, replacer l’humain et ses activités dans l’espace est une méthode utile à l’heure d’une nécessaire réindustrialisation. Elle incite à ne pas oublier les dimensions sociale et environnementale des activités économiques et elle nous aide à mieux définir notre contrat social.

Références

(1)Roncayolo M., « Chapitre 11 La morphologie entre la matière et le social » dans Roncayolo M.  Lectures de villes. Formes et temps, 2002, Marseille : Editions Parenthèses, p. 161-179.

(2)Roncayolo M., « Chapitre 11 La morphologie entre la matière et le social » dans Roncayolo M.  Lectures de villes. Formes et temps, 2002, Marseille : Editions Parenthèses, p. 161-179.

(3)Heidegger M., « Bâtir habiter penser » (1954) dans Heidegger M.,  Essais et conférences, 1980 (réédition), Paris : Gallimard, p. 171.

(4)Heidegger M., « Bâtir habiter penser » (1954) dans Heidegger M.,  Essais et conférences, 1980 (réédition), Paris : Gallimard, p. 173 -174.

(5)Ibid, p. 180.

(6)Ibid, p. 187.

(7)Archives municipales, carton VDM 391W11, document du cabinet du maire du 5 mai 1982 à propos des 81 logements sociaux rue des Filles-Dieu.

(8)Moreno C., « Vivre dans nos métropoles : la révolution de la proximité », Constructif, volume 60, n°3, 2021, p. 75-78.

(9)Archives municipales, carton VDM 391W11, Déclaration du Maire sur les transports en commun et la place des deux roues et des piétons dans la circulation en ville, Le Mans, le 27 septembre 1979, Conseil municipal.

(10)Roncayolo M., « Chapitre 1. La ville : durée ou changement ? » dans Roncayolo M., Lectures de villes. Formes et temps, 2002, Marseille : Editions Parenthèses.

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