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Le sionisme socialiste, Histoire particulière et universelle de la gauche
LTR : Pouvez-vous brièvement expliquer ce qu’est le sionisme socialiste ?
Steve Jourdin :
En France, on qualifie ce mouvement de travailliste, mais c’est une erreur. Il est né à la fin du XIXème siècle. Il s’oppose d’abord au sionisme traditionnel bourgeois, pour qui la solution à l’antisémitisme est la création d’un État juif et l’immigration dans celui-ci, sans avoir d’analyse en termes de classes. Le sionisme socialiste, lui, affirme la nécessité d’un territoire pour les Juifs, mais précise qu’il ne peut pas être un État bourgeois.
Il s’oppose aussi au socialisme tout court, incarné par le mouvement du Bund, créé par des juifs dans la Russie tsariste, pour qui le marxisme résoudrait tous les problèmes, y compris celui de l’antisémitisme. Le sionisme socialiste, lui, dit qu’il faut un État pour les Juifs, afin de les préserver de l’antisémitisme, et qu’il faut que celui-ci soit socialiste, parce qu’il faut faire partie de cette révolution socialiste qui arrive.
Le sionisme socialiste n’est cependant pas un bloc uni. Il se décline sous de nombreuses formes, en Russie notamment. C’est un moment particulier, car c’est celui où les bases du parti bolchévique se créent. Beaucoup de leaders du sionisme socialiste ont participé à cette création, ils ont milité main dans la main avec les futurs grands chefs bolchéviques.
S’il fallait retenir une année importante, qui transforme tout le mouvement du sionisme socialiste, ainsi que la communauté juive en Russie, c’est l’année 1903. C’est cette année-là qu’ont lieu les pogroms de Kichinev, au cours desquels plus d’une cinquantaine de juifs russes sont tués par des foules déchaînées. C’est un traumatisme énorme, une ville entière est saccagée par des hordes d’individus qui massacrent des juifs. Le pouvoir russe n’empêche pas ces pogroms. Or, à cette époque, les juifs de Russie représentaient la plus grande communauté juive du monde, avec environ 5 millions d’individus (70% de la population juive mondiale). Ces pogroms ont provoqué une forte immigration de la population juive, majoritairement vers les États-Unis (en particulier dans la ville de New York), ce qui donnera naissance à une communauté juive démocrate de gauche dans ce pays. Une minorité des migrants part en Palestine, souvent les plus pauvres. Parmi eux, on trouve des sionistes socialistes, qui ont l’habitude du militantisme. Ce sont ceux qui, en 1905, participent à la révolution russe, puis déchantent, et finissent par partir en Palestine.
En termes quantitatifs, les sionistes socialistes représentent entre 1500 et 2000 personnes. Ce sont eux qui créent l’État d’Israël en 1948, ainsi le mouvement travailliste en Israël. Les militants qui arrivent en Palestine sont des travaillistes “pur jus”. Ils sont issus de familles de petits bourgeois (familles qui ne sont pas aisées, mais pas ouvrières, vivant dans des petits villages) et veulent devenir ouvriers. Ils souhaitent retourner à la terre et devenir des travailleurs manuels. Ils sont persuadés que c’est comme cela que le futur État juif va naître. Ils sont également imprégnés de la philosophie marxiste selon laquelle l’avenir appartient à l’ouvrier. Ces premiers sionistes socialistes créent donc en Palestine les kibboutzim (le premier, Degania, est créé en 1909, près du lac de Tibériade), qui constituent les premières expérimentations sociales. Il est important de noter qu’à l’époque, il n’y avait pas de réflexion sur la cohabitation avec les Arabes.
LTR : La cohabitation n’était pas réfléchie par les premiers sionistes socialistes qui sont venus s’installer, mais comment cela s’est passé après leur installation ?
Steve Jourdin :
Il y a eu des conflits. La population arabe a pris conscience que quelque chose se passait. En 1909, il y a eu des attaques sur les installations juives, donc des ripostes, … Ces tensions se sont cristallisées au cours des années 20, lorsqu’à Jaffa ont eu lieu des échanges violents, avec notamment des lynchages de Juifs, et des ripostes de ces derniers. Mais ils sont très minoritaires à cette période. C’est donc dans les années 20 que les Juifs ont pris conscience de la présence de la population arabe.
Pour autant, il n’y a pas tellement de grande réflexion théorique sur le sujet au sein du mouvement sioniste socialiste. Les socialistes juifs qui arrivent en Palestine n’ont pas ce réflexe. Cela peut se comprendre par le fait que leur mouvement est basé sur la pratique : l’essai vient avant la théorisation. Par exemple, le kibboutz est une réponse à la pauvreté et la précarité, il n’a pas été théorisé en amont.
À cette époque, ces pionniers parlent quand même de la “question arabe”, il en reste des traces dans les journaux. Des débats ont lieu au sein du mouvement de l’époque, sans qu’il n’y ait de de véritable tentative de cohabitation. Les seuls à la tenter ont été les communistes (l’aile gauche des sionistes socialistes). Pour eux, le socialisme implique la cohabitation avec les Arabes, pour des raisons de classes sociales.
David Ben-Gourion devient le principal leader syndical dans les années 20 et essaie de réfléchir à la création d’un mouvement qui s’appuie sur les classes. Mais ce mouvement de classe est aussi un mouvement national, qui pense les Juifs contre les Arabes. Cette contradiction est à la base du mouvement travailliste. Les leaders sont conscients de cette contradiction et essaient d’y répondre, mais ils échouent car, dans les années 20, il n’y a pas encore d’État nation dans la région. En effet, dans la zone, les frontières commencent à se dessiner. Les sionistes socialistes veulent donc montrer qu’ils sont forts, pour pouvoir obtenir le plus possible de la communauté internationale. Ils ont bien conscience que les Arabes sont nombreux, et qu’ils ne pourront pas prendre la terre par les armes. Ils évitent donc la confrontation directe et tentent d’installer la légitimité de leur nation par la reconnaissance de la communauté internationale.
Il est important de noter que la paix avec les Arabes est aussi prônée par certains dirigeants pour des raisons éthiques, de solidarité des peuples, issues du socialisme.
LTR : Dans leur construction, les mouvements sionistes socialistes semblent entretenir une relation ambigüe avec la tradition, entre ancrage et rejet. Pouvez-vous nous expliquer quels liens existent entre la tradition et le projet sioniste socialiste ?
Steve Jourdin :
Cette ambigüité est à l’essence même du sionisme socialiste. Ses fondateurs viennent de milieux conservateurs, ils ont baigné dans la tradition, ont été à la yeshiva ou au heder(1), connaissent très bien la tradition juive et la Bible, savent lire l’hébreu, parlent le yiddish. D’une certaine manière, avec le sionisme socialiste, ils rompent avec leurs pères. Ils sont jeunes (20 ans), célibataires et décident de partir dans un pays lointain. Il se crée un mélange explosif, entre ce qu’ils ont lu dans la Bible et l’ambiance révolutionnaire marxiste du moment. Beaucoup ne croient pas en dieu, et ces jeunes juifs marxistes travaillistes se servent de la tradition, évacuant tout ce qu’il y a de métaphysique. Ils relisent la tradition juive à la lumière du marxisme, du socialisme. Ils relisent certains chapitres bibliques, comme un texte socialiste. Par exemple, pour eux, la sortie d’Égypte, est la première révolution d’esclaves réussie de l’Humanité. Cette nouvelle lecture se matérialise dans les kibboutzim. Pour la fête de Pessah(2), ils lisent le texte de l’exode et réinterprètent les rites juifs à la lumière de leurs nouvelles idées. Pour prendre un second exemple, ils prônent l’égalité entre hommes et femmes.
LTR : Quelle a été l’influence des mouvements sionistes socialistes sur les socialistes en France et en Europe ?
Steve Jourdin :
En France, le mouvement sioniste socialiste a eu des influences dans les années 20 et 30, sur la SFIO notamment. Beaucoup sont impressionnés par leur société, surtout par le kibboutz, et ce jusque dans les années 70, surtout après mai 68. La SFIO des années 20 et 30 regarde leur parcours de près et trouve cela admirable, car le sionisme socialiste des débuts parvient à associer communisme et liberté démocratique. Mitterrand et les responsables socialistes assistent aux réunions du principal syndicat israélien dans les années 70 et 80. Par ailleurs, jusque dans les années 80-90, les travaillistes israéliens étaient influents dans l’internationale socialiste.
LTR : Le tournant libéral, ou néolibéral, que connaissent les partis de gauche israéliens dans les années 70-80 correspond à une vague néolibérale dans le monde, ou du moins en Occident. Quel lien peut-on faire entre ces événements ?
Steve jourdin :
Il y a un mouvement général, un changement de philosophie politique à la fin des années 70. Cela est dû au grand choc économique de la décennie, on découvre pêle-mêle l’inflation et les chocs pétroliers. Israël connaît la guerre des 6 jours et du Kippour, dans toutes les économies occidentales, mais également en Israël, le chômage monte. Les dirigeants de l’époque voient venir tout cela avec grande inquiétude.
Le retournement est donc matériel et économique, mais aussi idéologique, avec la montée en influence de l’école de Chicago. Israël n’est pas hermétique à tout cela. Certains des futurs dirigeants israéliens sont directement influencés par ces idées libérales ou néolibérales, parce qu’ils vont étudier en Europe et aux États-Unis. Ces échanges sont rendus possibles par l’émergence, en Israël, d’une classe moyenne qui part étudier à l’étranger.
Pour reprendre les mots de Naomi Klein, il y a aussi une stratégie du choc en Israël pour lutter contre cette inflation. À l’époque, elle est terrible, à 3 chiffres, elle pousse les usines à fermer. Dans un gouvernement d’union nationale, le Premier ministre de l’époque, Shimon Peres, s’appuie sur les jeunes partis étudier à l’étranger, ainsi que sur l’administration américaine, pour résoudre la situation. Il sera ainsi aidé par Milton Friedman dans cette entreprise et conseillé par des économistes de la Maison Blanche. Israël entre ainsi dans ce que l’on pourrait qualifier d’ère de la startup nation. En effet, le pays se désindustrialise en 1985, et son économie se transforme, dorénavant les inégalités explosent. C’est un vrai tournant pour l’économie israélienne, pour la société et pour ses dirigeants.
LTR : Mais alors, si les nouveaux dirigeants israéliens sont séduits par le néolibéralisme, pourquoi restent-ils travaillistes ?
Steve Jourdin :
La nouvelle génération veut arriver au pouvoir. Elle a le choix entre créer un nouveau parti, ou bien rester dans le vieux parti bien instauré, celui qui a créé l’État d’Israël et qui lui reste associé. Ceux qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont décidé de rester dans ce grand parti travailliste. Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’ils étaient beaucoup plus à gauche que le reste de la société sur le conflit israélo-palestinien. À l’époque (les années 70-80), être favorable à la création d’un état palestinien, était considéré comme très radical. Il était par exemple interdit de parler avec des militants palestiniens.
Pour autant, ces nouveaux dirigeants étaient de droite sur le sujet du travail. Pour eux, il n’y avait plus besoin de syndicats, alors qu’à l’époque, 80% des salariés étaient syndiqués. ⅓ des Israéliens travaillaient pour le secteur public et ⅓ pour le secteur coopératif (kibboutz, …).
LTR : Diriez-vous que la gauche israélienne a fini par abandonner la lutte des classes ?
Steve Jourdin :
Oui, ils ont clairement abandonné la lutte des classes et l’électorat populaire, mais ils l’avaient abandonné depuis longtemps. Par ailleurs, on peut dire que l’abandon va dans les deux sens. L’électorat populaire a abandonné les travaillistes. Dans les années 60 et 70, le parti travailliste regroupait des gens très différents : un avocat pouvait se retrouver aux côtés d’un garagiste. C’était le grand parti qui attrapait tout. Mais ce parti populaire s’est progressivement dé-prolétarisé. Il s’est vidé de son électorat populaire pour devenir un mouvement de classes moyennes supérieures, comme on le voit en France. Cela peut s’expliquer par le changement de sociologie du pays et l’émergence d’une vraie classe moyenne et supérieure. À ce moment-là, les classes populaires se sont tournées vers des partis de droite, ce qui explique leur arrivée au pouvoir en 1977. Depuis, en Israël, les classes populaires sont à droite et les classes moyennes sont à gauche.
On peut considérer que les classes populaires ne trouvaient plus leur compte dans un parti travailliste emprisonné dans ses vieilles lunes, qui campait sur ses privilèges de classe. La droite a su en jouer. Les dirigeants du parti travailliste se sont embourgeoisés progressivement et ont fini par représenter l’élite du pays. Ils bénéficient de privilèges, de bons postes dans l’armée, ce qui a entretenu une certaine rancune. Ce lien entre les couches populaires et la droite se noue dans les années 70-80 et perdure aujourd’hui.
LTR : La gauche est à la peine dans de nombreuses parties du monde, y compris en Israël. Quel avenir prédisez-vous à la gauche dans ce pays ?
Steve Jourdin :
Il ne faut pas qu’elle ressuscite à tout prix. Si elle doit exister de nouveau, c’est pour évoquer les questions cruciales, et notamment évoquer la question de la résolution du conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, c’est une thématique très difficile à faire entendre dans la société israélienne. Pour l’instant, les habitants pensent qu’on ne peut rien faire sur le dossier. Il y a des torts partagés entre les leaders israéliens dans cette situation, mais il est difficile de faire accepter l’idée que la résolution du conflit est une priorité, et surtout qu’elle est faisable.
Au-delà du conflit israélo-arabe, il faut que la gauche israélienne renoue avec les soucis quotidiens des habitants, avec la question sociale. Elle a été négligée pendant longtemps par la gauche, est revenue sur le devant de la scène avec le mouvement des tentes(3) en 2011, surtout au travers du sujet du logement. Aujourd’hui, il faut traiter en particulier la question de l’inflation après la crise sanitaire. Benyamin Netanyahou avait fait oublier les questions économiques et sociales en parlant du nucléaire et de la sécurité. La gauche aurait donc intérêt à mettre ces questions de pouvoir d’achat et de logement au cœur de ses préoccupations, sans négliger la question du conflit israélo-arabe.
En conclusion, je dirais donc que la gauche n’est pas morte, parce que la gauche ne meurt jamais, mais de quelle gauche parlons-nous ?
Références
(1)Écoles religieuses juives.
(2)Pâque juive.
(3)Mouvement social qui s’est déployé en 2011 dans les villes israéliennes pour protester contre la cherté du logement.
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