Les débuts, Claire Marin

Les débuts, Claire Marin

En attendant le printemps, on peut toujours lire Claire Marin et rêver à d’autres renaissances encore. Voici donc trois souvenirs tirés de son livre Les débuts sur lesquels Jeanne Claustre revient.

Penser les milieux

Nous attribuons trop souvent un début et une fin aux choses qui nous entourent. “On éprouve très tôt dans l’existence cette nostalgie des débuts. Mais on est aussi fébrile à l’idée d’un nouveau départ (…) c’est la raison pour laquelle nous désirons tant les retrouver, les revivre autrement. (…)”, écrit la philosophe. Ce qui fonctionne à échelle personnelle – se remémorer les premiers instants, les premiers émois, bref les premières fois – s’applique à échelle sociale. La nostalgie des débuts, c’est aussi notre attrait tout particulièrement occidental tant pour les créateur·ices que pour la (sainte) Création : seuls Gilles Deleuze et Henri Bergson se seraient opposés à l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement. Ils parlent de ce qui bouge et devient, d’après Anne Dufourmantelle(1). Gilles Deleuze affirme que l’on commence toujours par le milieu : que toute création s’appuie sur ce qui existe, que nous sommes pris dans un maillage. Derrière cette affirmation, c’est d’une “grande humilité philosophique” dont il s’agit face à la question des fondements (ce dont ne seraient pas capables tous les philosophes, donc). D’ailleurs Deleuze préfère la signature collective et le “nous” au je.

Nous nourrissons tout autant un attrait pour les fins, dans un système basé sur la consommation. Henri Bergson décrit cette facilité à définir une histoire par notre “vision kaléidoscopique du réel” : nous créons des séquences comme un cinématographe – “le mécanisme de notre connaissance est de nature cinématographique”. Ainsi, nous restituons une apparence du mouvement à partir d’images fixes, créons cases et discontinuités temporelles là où il n’y en a pas nécessairement. Nous serions donc “incapables de percevoir la réalité mouvante” ; et ainsi, passons à côté de ce dont nous avons pourtant l’expérience : le devenir de la réalité sensible.

Nous perdons la durée ; Claire Marin en appelle à redonner sa place au mouvement et à ce qui nous échappe alors. Elle fait l’apologie de l’inconstance – qui se fait “au nom d’une vérité singulière, en mouvement, et du renouvellement nécessaire de soi.” Être inconstant·e, s’autoriser à la dérive et à la contradiction, se défaire d’un « vain souci de constance, cette angoisse qui nous dissuade d’avoir confiance en nous ». Moi-même, je n’ai pas confiance en moi car je m’astreigne toujours à être cohérente. Pourquoi ? Pour quel récit – à part celui d’une vie entière perçue dans la concurrence, d’une vie de première de la classe, conçue sous la forme d’une évolution vaine ? Qui n’a d’ailleurs aucun effet, sinon de générer l’auto-déception constante. Il serait temps de se penser en récits, cette fois pluriels. Ce qui peut être une fonction de la littérature : écrire un certain début. Mais plus n’importe lesquels, plus les mêmes qu’avant.

Se tenir prêt à accueillir, toujours, l’inattendu

Il y a toutefois des “cataclysmes dont nous pouvons être l’initiateur (…)” : on impulse un début, on décide d’une fin, le “pouvoir cataclysmique de la liberté humaine”, pour Jean-Paul Sartre. Maurice Merleau-Ponty, lui, dit que quelque chose débute (en nous) quand, dans l’expression de soi, se manifeste « une signification nouvelle qui éclaire autrement notre passé, marquant le début d’un autre rapport à soi, d’un autre récit de soi. » Il est possible de redécouvrir son passé pour s’exprimer, se connaître différemment.

L’expérience intérieure se lit alors sous le prisme d’une continuité d’écoulement : une lente métamorphose, où notre seul principe de transformation s’incarne dans “la variation subtile et la continuité des formes”. Ce qui compte, c’est seulement “l’inflexion de la ligne” que nous traçons. “Ce qui dure en moi au-delà des discontinuités et fragmentations de l’existence, écrit Claire Marin, c’est cette force désirante qui fait de la vie un étrange et continuel palimpseste”.

Il faut donc continuer à imaginer des débuts, à espérer d’autres commencements. Alors, et alors seulement, nous n’aurons plus « l’âge que le temps imprime à nos corps ».

Continuer à espérer dans le désespoir

Mais comment parler de recommencement quand le monde vivant s’effondre ? Quand mes ami·es sont tous·tes solastalgiques(2) ? Quand il devient impossible de se projeter, est-il encore possible d’espérer ?

En crises, il est particulièrement nécessaire d’entendre Claire Marin nous dire qu’il “est parfois possible de rajeunir, parfois nécessaire de s’y efforcer”.

S’il est impossible de croire en une guérison de nos maux, il s’agirait plutôt selon elle de croire au soin. Il y a de toute façon une contradiction entre “l’espoir d’un jour et l’échec à la fin”. Mais c’est une forme de résistance au désespoir : “La joie est encore possible dans la conscience du tragique (…), d’autant plus nécessaire que les dangers nous assaillent de toutes parts. On peut penser la légèreté dans la lucidité. Nous apprenons de toute façon à vivre dès le départ avec la part tragique du réel. (…) Il n’y a pas de vie sans tempêtes, et on ne peut pas espérer les contempler toujours du rivage, loin du tumulte. Mais on apprécie la terre ferme lorsque les courants de l’existence nous y ramènent.”

Continuons d’initier.

 

Références

(1)Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Paris, Payot et Rivages, 2013.

(2) Semblable au concept de nostalgie (un mal du pays en quelque sorte éprouvé par quelqu’un qui est loin de chez lui), la solastalgie désigne l’expérience des changements négatifs de l’environnement. Le concept, notamment développé par le philosophe australien Glenn Albrecht, signifie comment la personne est certes déjà chez elle, mais désormais “quittée” par son lieu. Des opérations d’aménagement, l’abattage d’arbres, un incendie, etc., peuvent générer de la solastalgie, état d’impuissance et de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème, « sentiment ressenti face à un changement environnemental stressant et négatif ». Voir G. Albrecht, Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Paris, Les liens qui libèrent, 2020).

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Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

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Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

L’autrice n’avait jamais lu un livre comme L’art de la joie. Elle ne savait pas comment le résumer alors elle en a écrit un article. L’art de la joie est l’oeuvre principale de Goliarda Sapienza – elle y a consacré presque toute sa vie, et il n’est publié qu’après sa mort. Elle y raconte le personnage et le parcours initiatique de Modesta, née en Sicile en 1900.
Crédit photos : Archive Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino

Modesta se méfie des discours, des mots « que la tradition a voulu absolus(1) » : « Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. » Car elle croit plus que tout à l’expérience depuis cet échange avec son mentor, Carmine :

-« Tu m’enseignes, Carmine, la sagesse de perdre ? J’ai parfois trop de colère dans le corps, et je voudrais apprendre.
– Eh, on peut enseigner tant de choses : monter à cheval, faire l’amour, mais on ne peut donner à personne sa propre expérience. Chacun doit se composer la sienne, avec les années, en se trompant et en s’arrêtant, en revenant en arrière et en reprenant le chemin.
– Et pourquoi ?
– Eh, si on pouvait enseigner l’expérience nous serions tous pareils ! »

La sienne s’acquiert par à-coups. A chaque évènement, nouvelle métamorphose soudaine de son existence, elle s’étonne : « Comment pouvais-je le savoir si la vie ne me le disait pas ? Comment pouvais-je savoir que le bonheur le plus grand était caché dans les années apparemment les plus sombres de mon existence ? S’abandonner à la vie sans peur, toujours… » J’ai appris tant de choses dans la vie, mais jamais à pressentir l’amour. Modesta ne vit que pour la « dissociation du temps » rendue possible à deux êtres qui s’aiment. Sa vie se termine par un amour romantique, mais cela aurait pu être n’importe quel amour imprévisible qui peuple son univers : ami·es, enfant·es, amant·e-s sans cesse en mouvement autour d’elle, grâce à elle. L’amour lui apprend peu à peu l’abandon. Elle se confie, laisse venir à elle les émotions les plus intenses. Lorsqu’elle baisse ses barrières et s’autorise des confidences, d’abord froide et distante, elle devient alliée. Ses descriptions de l’amour forment ainsi des paysages : « Dans les baisers j’oublie ses blessures. Oublier un instant et puis redécouvrir plus nets les traits que l’on aime. Sentir avec plus d’acuité le parfum de sa peau. Se retrouver enlacées après une longue absence. Pour en être sûre elle me touche le front de sa paume. Je prends ses doigts dans les miens… Ne la perdre jamais ! (…) Lui dire comment j’étais en réalité. » – et non pas qui. L’art de la joie énonce la complexité des êtres. Modesta s’abandonne aux années qui passent : « Peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus » pour son corps qu’elle incarne progressivement. « Dans l’anxiété de vivre j’ai laissé filer trop vite mon esprit », écrit-elle : Elle ne mourra donc qu’après, seulement après avoir appris encore d’autres façons de vivre, « l’art de voyager, et d’être heureuse d’observer un vase, une statue, une fleur ». De toute façon, la mort n’est qu’une « énième métamorphose. »

Malgré l’historique qu’elle dresse de sa propre vie, il n’y a pas de passé pour celle qui ne voit dans les ruptures que la promesse d’un après. « On ne retourne pas en arrière ! », s’exclame-t-elle alors que, rasée des suites d’une blessure au front, elle touche, nostalgique, les longues tresses d’autrefois. « L’avenir n’existe pas, ou du moins l’inquiétude pour l’avenir n’existe pas pour moi. Je sais que seulement jour après jour, heure après heure, il deviendra présent. » : seul le moment présent doit être pensé, conscientisé, accumulé. Modesta n’aime pas les regrets ; les souvenirs , eux, ont toute leur place en elle. Ceux des morts, d’abord, dont elle garde mémoire pour celleux qui restent : « Pouvoir du désir de garder en vie qui l’on aime ».

Leurs voix résonnent sans cesse et des extraits de dialogues précédents réapparaissent un instant, les font durer, encore un peu. J’ai écouté le podcast : « Comment écrire ce qu’on a dans la tête(2) ? ». Déjà, j’aimais le titre. Geneviève Brisac y explique que l’écriture féminine a ceci de particulier qu’elle reflète les pensées nombreuses et simultanées qu’il y a dans la tête des femmes. Et qu’alors, à l’écrit, l’intérieur polyphonique est retranscrit dans une narration irrégulièrement arythmique. Bien plus loin qu’une écriture monotone, ou peut-être pire encore, d’une écriture binaire. Brisac dit aussi que les femmes ont pris l’habitude de se voir de l’extérieur ; et que donc les écrivaines jouent particulièrement avec les narrateur·ices. Modesta est racontée à la première et à la troisième personne, et c’est bien, comme le dit Martin Rueff, le signe d’une dialectique heuristique entre fermeté de l’extérieur et grand doute intérieur.

Pour Modesta, lorsqu’une habitude se brise, il faut juste se déshabituer, puis s’habituer à une nouvelle. C’est à cet endroit précis que se lisent les fondements de sa liberté : « Non, elle ne les regrettait pas, elle regrettait seulement un mode de vie si longuement gravé dans ses émotions, qu’elle ne pouvait en changer d’une heure à l’autre. Elle devait accepter cette peur, et peu à peu s’habituer à cette solitude, qui désormais, c’était clair, apportait avec elle le mot de liberté (…) »

Certains passages ont la force déconcertante de bell hooks(3). Modesta critique ces femmes qui reproduisent ce contre quoi elles pensent, pourtant, se dresser : « Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l’homme. (…) Tu te souviens, Carlo, tu te souviens quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme (…) ? ». Elle critique la psychanalyse : « Qu’y a- t-il de maladif dans le fait de rechercher une joie que l’on a connue ou seulement imaginée ? La sérénité qu’il y avait entre Béatrice et moi, je l’ai aussi recherchée en toi et je l’ai retrouvée. ». Refuse que les doctrines érigées en science ne puissent qualifier quiconque de déviant·e.

D’années en années, d’une phase de sa vie à une autre, les promenades de Modesta s’énoncent par le leitmotiv de la nage. « On ne retourne pas en arrière ! (…) Et puis, à cette époque-là, je ne savais presque pas nager ! (…) Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant seule une paix profonde envahit son corps mûr à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures. Corps maître de lui-même, rendu savant par l’intelligence de la chair. Intelligence profonde de la matière… du toucher, du regard, du palais. Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs de l’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec la conscience précise d’être jeune (…) » S’abandonner à l’intensité de sa vie et ses contradictions, du lourd-léger au long-court.

Parfois je me questionne sur ma légitimité d’écrire. Est-ce qu’écrire est une démonstration d’égo, est-ce qu’écrire c’est mettre de soi un peu partout, comme le déplorait un de mes amis au sujet d’un homme qui ornait tous les murs de Paris de sa signature ? Pourquoi écrire, si je lis des choses si belles ? Vivre dans l’illusion de rajouter « sa pierre » ? C’est peut-être comme ce que Jean- Pierre Bacri racontait sur le théâtre(4). Si un·e spectateur·ice sur cent, parmi son public, était touché·e par une scène, c’est pour ce 1% qu’il jouait. J’espère être lue et que l’on comprenne ce qui m’a touchée dans Modesta, et toucher à mon tour pour créer un espace d’échange. Rajouter des lignes de mots encore parmi toutes les formes qui existent déjà, tenter de décrire l’insaisissable Modesta. Remercier la quête absolue de Goliarda Sapienza d’écrire la vie d’une autre, la sienne, ou juste « un palais aux mille portes d’entrée, où chaque lecteur(·ice) éprouve une émotion singulière, toujours renouvelée(5). » Qui sait dans quelle interstice chacun·e saura pénétrer.

Références

(1)Tous les éléments entre guillemets sont des extraits de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2016.

(2)Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie, « Comment écrire ce qu’on a dans la tête ? Avec Geneviève Brisac et Martin Rueff. » France Culture, 02/02/2023, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/avec-philosophie/comment-ecrire-ce-qu-on-a-dans-la-tete-7369754

(3)bell hooks, La volonté de changer, Paris, Divergences, 2021.

(4)Anaïs Kien, Toute une vie, « Jean-Pierre Bacri (1951-2021), tellement libre ». France Culture, 03/12/2022, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/jean-pierre-bacri-1951-2021- tellement-libre-9533932

(5)Cette phrase figure en quatrième de couverture de l’édition 2022 de Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard : Folio classique.

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(Puissance de) Puissance de la douceur

Culture

(Puissance de) Puissance de la douceur

A l’occasion de la réédition de Puissance de la douceur en Poche, Jeanne-Léopoldine Claustre revient pour Le temps des ruptures sur le discret chef d’œuvre de la philosophe Anne Dufourmantelle, éloge de la douceur comme principe et valeur.

Dans l’histoire de la pensée, la douceur n’a eu qu’une petite place. Anne Dufourmantelle tente de lui en donner une plus appropriée, plus grande – montre son omniprésence dans tout. En Occident, alors que la pensée grecque érige la puissance virile et guerrière en valeur suprême, l’arrivée du christianisme initie un pouvoir faible, fragile et doux, autour du Christ-enfant et des saints.  “Heureux les doux car ils règneront sur le monde”, affirme ainsi Matthieu. Toutes les valeurs de mérite gréco-romaines sont bouleversées par ce changement : Dieu devient la vulnérabilité même. Mais la douceur reste infantilisée. Anne Dufourmantelle puise dans les pensées extra-occidentales ce qui nous aidera à vivre, en respectant davantage la puissance de la douceur. Elle y explique comment, dans la culture védique, celle-ci est plus respectée, associée, notamment, à l’art du raffinement.

La philosophe décrit la douceur des petits et grands gestes, de l’artisanat aux caresses, en passant par l’équitation. Exemple notable du quotidien, le pardon est douceur d’après elle – d’une douceur violente. Et pour cause : le pardon promet la remise en ordre d’un temps perdu. Comme la liberté, la guérison, l’enfance, la musique, le toucher, les secrets, l’intime et autres thèmes abordés par l’autrice, le pardon a cela de doux qu’il contient en son sein son ennemi. La douceur porte donc son opposé. Anne Dufourmantelle montre alors que la culture chinoise pense les transitions et transformations silencieuses ; ce qui ne se voit pas. Là où l’Occident a été capté par le principe des frontières, des dichotomies – des ruptures ? – la douceur, dans la culture chinoise notamment, permet de penser autrement la limite. “Frontalière puisqu’elle offre elle-même un passage”, la douceur réfléchit la relativité de toute chose, en puissance.

La douceur est une intelligence, “de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement.” Si la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement – seuls Deleuze et Bergson se seraient intéressés, d’après l’autrice, à ce qui bouge et devient -, comprendre la douceur implique d’accueillir le mouvement, pas seulement linéaire, ni progressiste. Le livre se fait ainsi plaidoyer de l’acception, dans le champ philosophique occidental, de ce qui mue, tout le temps.

Douceur de la jonction ciel et mer à Venise. Douceur des ciels d’été, des atmosphères, des nuages. Délicatesse de ces bords non refermés – intérieurs extérieurs, liquides et esthétiques. Douceur des lampes dans la nuit. Le halo et sa limite. Leur précision parfois sur scène. La découpe d’un corps nu. Le pan coupé d’une alcôve. La flamme haute. Tous ces rebords de lumière que l’obscurité délimite et en un sens protège.

Certaines envolées poétiques ponctuent, fréquemment, le bref essai. Mais comment faire autrement ? Les chapitres sont discontinus, inégaux en longueur, divisés en libres thématiques. Les mots s’enchaînent comme dans un journal intime. Et comme lorsqu’il nous est impossible de séparer nos notes de lectures de nos écrits personnels, au sujet de la douceur : tout se mêle. Impossible à contenir, la douceur dépasse le carcan académique de l’essai, car elle est mouvement en-soi – le geste de la “caresse qui ne saisit rien mais sollicite ce qui s’échappe sans cesse de sa forme”.

Du quotidien au métaphysique, Puissance de la douceur a donc la force des petites choses qui permettent de tout penser, tout réfléchir ; de ces œuvres qui partent d’une petite idée et transcendent tous les sujets, du Petit Prince au film Licorice Pizza. Si la douceur semble convoquer chaque sens, ce livre s’offre comme une nécessaire porte d’entrée : un outil, une aide qui nous accompagne au quotidien dans toutes nos actions. Vers la vie douce.

Avec force, Anne Dufourmantelle nous convainc : la douceur est puissance. Quête impossible, d’ailleurs, que de trouver un autre titre pour cet article que celui de l’ouvrage lui-même. Preuve ultime, s’il en fallait encore une, de son incontestable justesse. Cinq ans après la tragique disparition de son autrice, (re)lire Puissance de la douceur (ré-)insuffle la vie.

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