
Journalistes politiques 2.0 : les mauvais artisans du bavardage médiatique
L’avis, le nouveau produit médiocre de l’information
Les nouvelles tendances de consommation ne sont que de grossières ficelles commerciales ; et c’est celles du clash et de l’escalade réactionnaire qui occupent le devant de la scène médiatique. Derrière cette fièvre, une mode absurde pousse la stratégie des grands médias : à force de travestir les faits en opinions, journalistes, éditorialistes et chroniqueurs ont accouché du nouveau produit ultra-rentable de l’information : « l’avis ».
L’avis est sorti du cerveau des loups de l’infotainment. C’est une unité de production simple, bon marché, adaptée à la cadence imposée par l’agenda médiatique. À mesure que les plateformes ont rongé les audiences des médias mainstream, l’avis s’est imposé, non pour diversifier, mais pour proliférer sans fin.
L’avis frôle la surface des faits, souvent réduits à quelques « petits faits vrais »[1] pour s’user en boucle dans le commentaire. Il s’est imposé en liquidant tout principe de hiérarchisation de l’information et en saturant les ondes. Ainsi, des faits divers malheureusement fréquents se retrouvent livrés au commentaire à chaud, systématiquement politisés pour servir des agendas politiques. Le « petit commerce artisanal de la vérité »[2] prospère ainsi aux côtés de celui de l’horreur dopé aux faits divers, au point que certains journalistes soient devenus les boutiquiers morbides de l’information. Au même moment, des débats futiles sur les phénomènes de mode ou le dernier tweet injurieux d’un député supplantent l’actualité internationale, dans d’interminables tours de tables dédiés aux réactions.
Aujourd’hui, l’avis a des émissions et des ventriloques dédiés à sa cause : des journalistes qui estiment que leur métier n’est plus moins d’informer que de commenter l’actualité. A l’avant-garde de ce glissement, les chaînes d’information en continu comme BFM TV, propriété de Rodolphe Saadé, surexposent les faits divers et recyclent en boucle leurs contenus. Elles ne répondent qu’à des stratégies exclusivement orientées vers l’audience et la rentabilité immédiate.
Mais cet art du confusionnisme a pris racine dans le grand capharnaüm des réseaux sociaux. C’est sur X qu’on a vu émerger une nouvelle génération de journalistes politiques, spécialistes du off[3] et du scoop. À la pression de la concurrence et des chiffres, ils ont répondu par une multiplication des contenus : principalement par le biais du petit commentaire. Alors, ils se sont mis à parler à tout va, à interpeler directement les politiques, à les accabler publiquement ou à faire leur publicité. Ils ne questionnent jamais les effets délétères et désinhibants des plateformes. Au contraire, ils embrassent ce défouloir numérique avec un zèle effarant, arguant une liberté d’expression totale, comme si le tweet n’avait ni auteur, ni responsabilité. Les interpellations des élus deviennent des procès sans règles. Peu importe la réponse des concernés, elle se noiera dans le flot relayé des accusations.
« Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même[4]. »
En lieu et place d’un contrôle de leur parole, un impératif de réaction s’est imposé à certains journalistes. La « réactionnite », autrefois faiblesse est devenue un réflexe. Le bruit médiatique ambiant ne laisse plus filtrer que l’urgence du spectaculaire.
Les maîtres de la télévision et des plateformes numériques ont vite compris que l’avis ne se vendrait plus sur le marché traditionnel de l’information, mais sur un marché entièrement dédié à sa diffusion : celui du commentariat. Cette dynamique que Nicolas Truong a brillamment explorée[5] traduit un bouleversement anthropologique majeur. La société d’aujourd’hui n’a jamais autant parlé, et elle ne le fait pas tant à la recherche d’un but que comme une fin en soi : « Aujourd’hui, c’est précisément le commentaire qui est devenu un spectacle. Et l’information un divertissement »[6].
En vérité, la société du commentaire n’est pas un accident, elle résulte d’un choix : celui d’avoir troqué un idéal déontologique de qualité contre une multiplication infinie des options de consommation. Mais les conséquences sont désastreuses pour le spectateur. Le critique culturel Neil Postman prédisait dès 1985 : « Le danger est que, en traitant l’information comme un divertissement, nous perdons notre capacité à comprendre ce que signifie réellement « être bien informé. »
Les ingénieurs du rideau
Les journalistes politiques pâtissent et usent à la fois de ces transformations, et en tirent des stratégies. Car le bruit médiatique agit à la fois comme un brouilleur d’onde et une formidable chambre d’écho, au point que « La censure ne s’exerce plus par rétention ou élimination, mais par profusion. Pour détruire une nouvelle, il suffit d’en pousser une autre juste derrière. »[7]
Disons-le, ce nouveau paradigme s’est imposé grâce au consentement silencieux de la classe politique qui ne cesse de le nourrir. Les micros n’attendent que ceux prêts à se jeter sur la moindre déclaration présidentielle ou sur le dernier tweet d’un homologue pour exister sur la scène médiatique. Bien sûr, certains trient les sollicitations, mais ce choix reste secondaire tant qu’ils continueront de se faire dicter les conditions du débat public.
Le débat intellectuel s’est lui aussi, profondément transformé, ne jouissant plus d’émissions ni de rubriques de premiers plans. L’éditocratie quant à elle, a renforcé son emprise, dans une quête permanente d’approbation de la part de ses propriétaires. Les journalistes de plateaux, figés par les apparences, distribuent les rôles et comptent les points. Finalement, les nouveaux chiens de garde n’ont jamais lâché leur os.
Le goût de la critique du système s’est vu réduire à des « débats » futiles où provocateurs et pseudo-intellectuels s’affrontent, réduisant l’échange à une parade d’émotions. Les toutologues, ces intellectuels médiatiques « invités partout [mais] experts en rien »[8] circulent sans honte sur les plateaux, investissant des sujets qu’ils ignorent en substance, guidés par l’impératif de remplir l’espace.
Entre le marteau du dollar et l’enclume du clavier, le journaliste otage de ses maîtres
Ces mutations révèlent la mue d’un secteur en crise obsédé par la sauvegarde de ses marges. Les revenus publicitaires, plus nombreux mais moins rentables ont fini de convaincre les dirigeants de dégraisser les rédactions au forceps : sabrer la qualité pour ajuster la rentabilité. L’entreprise de domination du bruit médiatique se transforme en impératif de survie économique, et c’est la qualification du métier qui en a d’abord payé le prix.
Face à l’injonction constante d’alimenter le flux médiatique, beaucoup de journalistes reconnaissent une addiction aux infos préfabriquées, c’est-à-dire à des contenus formatés, immédiats et sans profondeur. « Aujourd’hui, nous brassons des histoires plus que nous n’en écrivons. Presque tout est recyclé d’une autre source […]. Le travail a été déqualifié et énormément amplifié dans le volume et non dans la qualité » rapportait Nigel Hawkes, journaliste à The Time en 2022[9].
Ces dernières proviennent souvent des relations publiques[10], sous la forme de notes et de communiqués ciselés par des conseillers politiques. Certains articles de presse en sont composés à plus de 80%. Poussés à se rapprocher plus près des décideurs, certains journalistes en sont venus à assumer pleinement des liaisons dangereuses. Faisant mine de dévoiler les coulisses de la politique, les rédactions ont poussé leurs plumes à « raconter davantage les politiques que la politique ». Il est fréquent de lire des articles qui explorent la psychologie des acteurs du pouvoir, dans des récits qui donnent l’illusion d’une proximité quasi-intime avec eux. Dans Il n’y a que moi que ça choque ?[11], Rachid Laïreche critique cette proximité réelle, oscillant entre fascination et courtisanerie.
Lorsqu’ils sont privés d’un accès privilégié à la sphère dirigeante, certains journalistes politiques se replient sur le recyclage routinier des commentaires sur X, se contentant de quelques off pour alimenter leurs analyses. D’ailleurs, la part des articles qui contiennent une citation en off the record est passée de 15% en 1970 à 60% en 2022 pour le seul journal du Monde[12]. En l’absence de sources solides, les tweets viennent aussi souvent combler le vide.
Du journaliste engagé à l’influenceur sans filtres
A mesure que les influenceurs devenaient des vecteurs d’information à part entière, certains nouveaux visages du journalisme politique ont fini par leur emboiter le pas. On les retrouve dans la plupart des médias alternatifs en ligne ou à leur propre compte. Probablement séduits par les promesses de visibilité, ils en ont épousé les codes, notamment à travers une mise en scène théâtrale de l’actualité. Ce glissement progressif les place au carrefour instable de l’analyse, du militantisme et du divertissement.
Dans l’arène de l’influence, le journaliste doit façonner son image de marque, c’est-à-dire, une projection de lui-même taillée pour le regard exigeant du consommateur. Car le journalisme d’influence repose sur un jeu foncièrement dialectique. Le créateur de contenus doit toujours être « engageant ». De fait, l’intérêt migre dans l’image, le fond s’efface derrière la forme : Le consommateur ne cherche plus un produit, mais une relation de consommation. On attend dorénavant des journalistes influenceurs qu’ils nous la livrent « personnalisée », enduite d’affects, authentiquement artificielle. En quête de connexion, on veut « entrer en résonance[13] » avec l’actualité.
Ceux qui suivent cette voie compromettent les fondements mêmes de leur métier. L’éthique professionnelle se réduit alors à une façade d’indépendance, une liberté sans contrepartie. Ce glissement ne clarifie pas le débat politique ; il normalise, par défaut, l’absence de règles. En affaiblissant le sens du politique, ils affaiblissent aussi celui de leur profession. Le journaliste, devenu acteur, renonce à son rôle de contradicteur, pour s’aligner sur les impératifs du spectacle.
Cette déstructuration de l’information ne se déploierait pas pleinement sans l’intervention de l’algorithme. Le faux hasard codé impose ses règles, choisit en silence ce qui circule et ce qui reste en marge. Il pousse les journalistes à adopter sa logique, jusqu’à ce que leur pratique entière s’y conforme.
Conclusion
Aujourd’hui, pris dans le tourbillon des critiques, le journalisme politique doit faire son examen de conscience. En abandonnant les principes élémentaires qui constituaient la déontologie originelle de sa profession, il a laissé ses adversaires issus des plateformes étendre leur emprise. Les mouvances d’extrême droite rendues maîtres dans l’art de désinformer et de manipuler, sont d’ailleurs les nouveaux ingénieurs du chaos[14].
Les responsabilités sont multiples, mais celle de la classe politique est centrale. A travers ses communicants et son addiction aux « petites phrases », elle alimente la caricature des débats, encourage la logique des plateformes et conforte un système qui cède tout à la mise en scène.
Face à ces constats, on pourrait se demander si la fin d’une époque n’annonce pas celle d’un métier. Peut-être que la société du divertissement n’a plus besoin de ses journalistes. Ils incarnent une profession assiégée, livrée à l’ère du vide, où le journal existe sans les journalistes, où le contenant a remplacé le contenu. L’influenceur et le relayeur de dépêches partageant le poids d’un rôle vidé de sa substance. « Devenu « journalisme de communication », le journalisme vit sous la double contrainte des verdicts du marché et de la routinisation des pratiques »[15]. Jusqu’à présent, le journaliste n’a fait que suivre ou ajuster sa trajectoire en fonction des changements imposés.
[1] « L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique », Sylvain Bourmeau, 24/06/2024, AOC
[2] Ibid
[3] Parole non-attribuée visant à protéger la source
[4] Guy Debord, « La société du spectacle », Buchet-Chastel, 1967
[5] Nicolas Truong, « La société du commentaire », Editions de l’Aube, 2022
[6] Le Monde, « Le commentariat étend son influence, des réseaux sociaux aux chaînes d’info en continu » 21/10/2021
[7] Interview d’Umberto Eco, L’Obs, « L’ordinateur est proustien, spirituel et masturbatoire », propos recueillis par Elisabeth Schemla, 17/10/1991
[8] Lisa Guillemin, « L’enquête : Toutologues, les faux experts de l’info », L’Humanité, 2024
[9] The Canadian journalism foundation
[10] Chantal Francoeur, « Convergence : comment le travail des journalistes gravite autour des professionnels de la communication », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2017
[11] Rachid Laïreche, « Il n’y a que moi que ça choque ? Huit ans dans la bulle des journalistes politiques », Les Arènes, 2023
[12] « Une étrange victoire : l’extrême droite contre la politique », Etienne Ollion et Michaël Foessel, Le Seuil, 2024
[13] Hartmut Rosa, « Rendre le monde indisponible », La Découverte, 2018
[14] « Les ingénieurs du chaos », Giuliano Da Empaoli, Gallimard, 2019
[15] Note de lecture de Jean-François Tétu sur « L’emprise médiatique sur le débat d’idées. Trente années de vie intellectuelle (1989-2019) », Rémy Rieffel, Presses universitaires de France, 2022
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