Détroit : plongée dans les ruines du rêve américain
Dans son ouvrage La Ville d’après. Detroit, une enquête narrative, Raphaëlle Guidée se demande comment la ville de Detroit, aux États-Unis, centre mondial déchu de l’industrie automobile, stimule les histoires de catastrophe de toute sorte. Crise économique et sociale, bouleversements écologiques, mutations politiques à venir seraient tous contenus dans l’histoire de cette ville, symbole du progrès capitaliste et désormais ruine géante.
Quelques chiffres et dates permettent en effet de raconter un déclin spectaculaire : quatre millions d’habitants en 1950 et 700 000 aujourd’hui, 30% de taux de pauvreté, une espérance de vie inférieure de sept ans à la moyenne nationale, des services publics moribonds (les canalisations d’eau fuient, une école publique sur deux a été fermée dans la décennie 2000) et une déclaration de faillite en 2013. Ces données soutiennent et inspirent une profusion de discours pour faire de la ville « un filon littéraire, cinématographique et photographique où convergent les amateurs de désastres et de métaphores » selon l’expression de Raphaëlle Guidée.
En 2010 déjà, les photographies de Romain Meffre et Yves Marchand avaient fait la Une de grands journaux nord-américains et européens. Elles mettaient en lumière le délabrement de la ville à travers des images de son théâtre gothique, magnifique sous les amoncellements de gravats ou encore de la gare de dix-huit étages toute taguée et creuse derrière ses dizaines de fenêtres.
Detroit : la ville qui renaît de ses cendres…par la grâce des industriels
Dans son ouvrage, Raphaëlle Guidée démontre qu’à travers les photos, pubs et livres publiés sur Detroit se cache toujours le même discours eschatologique : il s’agit à chaque fois de raconter la chute de Detroit pour dire comment, en fait, la ville renaîtra plus forte qu’avant. Seul le ton de ce discours varie quelque peu : tantôt capitaliste (la destruction y est alors considérée comme condition de l’innovation et de la croissance), tantôt religieux (la chute n’étant qu’une étape de la régénération divine).
Et si la ville s’accommode si bien de ce providentialisme économique et religieux c’est parce qu’il fait partie de son ADN. Sa devise, énoncée après un incendie dévastateur en 1805, en est une manifestation éclatante : « Speramus meliora, resurgent cineburus » (« Nous espérons des jours meilleurs, elle se relèvera de ses cendres »).
Les industriels ont d’ailleurs bien compris qu’il était dans leur intérêt de rejouer cette histoire quasi-biblique de Detroit : Chrysler, l’une des entreprises qui a largement déserté la ville, produit en 2011 un spot publicitaire pour le Superbowl qui raconte la résurrection de l’industrie automobile grâce à ses travailleurs (« le cœur et l’âme des hommes et des femmes qui travaillent à la chaîne ») et retrouve le mythe de Detroit en Motor City.
On mesure alors toute la violence de ces discours pseudo-rédempteurs : chômage, expulsions locatives, déclin social et économique des classes moyennes (en grande majorité afro-américaines) étaient inéluctables avant le retour de la grandeur de Detroit.
Retrouver la véritable histoire de Detroit et de ses habitants
Dans l’immensité des productions culturelles sur la ville, et lors de nombreuses rencontres, Raphaëlle Guidée part à la recherche des formulations qui échappent à l’alternative entre régénération du même et fin sans futur. La tâche n’est pas facile car comme on l’a dit, la ville subit une vraie profusion de storytellings (à tel point que la mairie a engagé un chief storyteller en 2017).
Pourtant des initiatives citoyennes se démarquent : un blog compare par exemple les photos Street View de certaines rues avant et après 2008. On y découvre les conséquences de la crise immobilière et d’une loi spécialement sévère envers les personnes qui n’ont plus pu rembourser leurs crédits : la disparition plus ou moins totale des maisons après l’expulsion de leurs habitants, détruites ou recouvertes sous la végétation. Dans ce même blog se trouvent également des plans de la ville où les maisons hypothéquées après le krach spéculatif sont coloriés en rouge.
Autre initiative marquante, Raphaëlle Guidée raconte l’histoire de Linda Gadseen, une travailleuse sociale retraitée, qui, avec d’autres habitants, a transporté dans un jardin partagé des plantes laissées à côté de leurs maisons par ceux qui en avaient été chassés. Ces plantes sauvages ne sont pas les déchets d’un monde disparu, ou pas seulement. Placées en face d’une école, elles deviennent le support du souvenir de ceux qui les avaient plantées et « du soin que les anciens habitants mettaient à embellir leur environnement ». Le blog comme le projet végétal de Linda Gadseen permettent de découvrir ainsi la véritable histoire des habitants de Détroit, loin des discours économico-religieux des grands industriels de l’automobile.
Référence du livre : « La Ville d’après. Detroit, une enquête narrative », de Raphaëlle Guidée, Flammarion, « Terra incognita », 320 p., 23 €, numérique 16 €.
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