Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Les sociétés à mission, avatar du capitalisme ou outil de transformation de la société ?

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

La création des “sociétés à mission” par la Loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) de 2019 a renforcé la “confusion des genres”[1] entre les entreprises capitalistes et les structures de l’économie sociale et solidaire. Plus loin que la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), les sociétés à mission ont pour objet de “redéfinir la raison d’être des entreprises”, avec une entreprise qui ne serait plus guidée par ses intérêts économiques mais perçue comme un lieu de création et de partage de sa valeur.

Alors que des modèles alternatifs existent depuis le XIXe siècle, en réaction aux dégâts engendrés par le capitalisme et la révolution industrielle, qu’est ce qui a donné naissance aux “sociétés à mission” ? Est-ce un modèle transitoire vers un fonctionnement plus vertueux, écologique et social ?

Les sociétés à mission, héritières du social business

Face aux défaillances engendrées par l’économie de marché, le capitalisme, acculé d’être sa propre perte, a dû se reformuler afin de repousser le risque d’intervention étatique.

Ainsi, la perspective du « capitalisme à but social » est née pour répondre d’une certaine manière au darwinisme de marché, marché qui n’a ni conscience, ni miséricorde. Herbert Spencer (1820-1903), précurseur de la doctrine sociopolitique du darwinisme social au XIXe siècle estime que la sélection naturelle pensée par Darwin serait applicable au corps social. D’après le Darwinisme social, l’exploitation humaine (colonisation, capitalisme, ..) serait légitime car considérée comme « naturelle » et par voie de conséquence, ce qui est naturel est acceptable. Cette idéologie contemporaine de Darwin est au fondement de l’ultralibéralisme qui lutte contre toute forme d’Etat-Providence et pour la réduction des services de l’Etat qui ne peuvent-être privatisés qu’au strict minimum (santé, éducation).

Le néo-libéralisme et l’ultralibéralisme créent donc des inégalités importantes en raison de la concentration des richesses et des moyens de production qu’ils opèrent, et cela ne pose pas de problème fondamental puisque cette accumulation est légitimée au nom du mérite. Pourtant, des auteurs, tel que John Rawls, élaborent une philosophie de justice sociale découlant d’une pensée libérale. En effet, selon Rawls, l’égalité parfaite ne peut exister mais il ne peut être toléré que certains soient toujours dans la pauvreté. Il reste à distinguer les inégalités inacceptables qui doivent être corrigées par l’Etat, des inégalités acceptables qui sont le fruit du mérite des individus.

D’autres sensibilités émergent pour tenter de corriger les défaillances du marché. La sensibilité sociale libérale développée par la gauche modérée va s’approprier l’idée que régulation sociale et libéralisme, que liberté et redistribution sont compatibles tandis que la gauche révolutionnaire considère que les exigences d’égalité et de justice sociale sont au sommet des priorités et ne peuvent faire l’objet d’une concurrence avec le marché.

C’est ainsi qu’est développée l’idée du social business par Muhammad Yunus[2], dans une approche découlant à la fois du néo-libéralisme et de la recherche d’une justice sociale.

Mais la notion reste ancrée dans une philosophie utilitariste et individualiste du monde social. Le bonheur individuel prime sur les exigences collectives, dans l’idée que la société accomplie est le résultat de l’agrégat des bonheurs individuels. Hayek développe ainsi « un homme ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de l’humanité. La philosophie individualiste ne part pas du principe que l’homme est égoïste ou devrait l’être. Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société tout entière ».

Social et greenwashing ?

La crise des subprimes en 2008 fait ressortir le concept de social-business comme une réponse aux défauts du capitalisme. Il est désormais urgent de répondre aux problématiques sociales. En France, la crise financière a fait plonger plus de 1 million de personnes dans la pauvreté. Partout les inégalités ne cessent de se creuser[3], renforcées dans ces dernières années par la crise du COVID-19. Dès lors, les aspirations à l’ascension sociale deviennent de l’ordre du rêve. Les pauvres restent pauvres tandis que les riches continuent d’accumuler des richesses.

En ce sens, le développement de la RSE dans les années 2000 a été une première étape pour faire reconnaître la conciliation d’une utilité sociale avec la recherche d’un intérêt économique. Mais cette RSE est loin d’être normative, et vise davantage à la mise en avant de quelques actions bénéfiques qu’à un réel bilan global des externalités de l’entreprise et à son rôle dans la société.

La RSE qui couvre les matières sociales et environnementales n’est pas séparée de la stratégie et des opérations commerciales : il s’agit d’intégrer ces préoccupations sociales et environnementales dans les stratégies, mais nombreuses sont celles qui tombent dans le socialwashing ou le greenwashing.

Par exemple, Carrefour pour qui la RSE détaille dans sa politique « Act for people » une « rémunération et des salaires décents pour nos collaborateurs », précisant « respecter les législations et des réglementations locales ou régionales en matière de rémunération dans l’ensemble des pays Carrefour et franchisés ». Finalement, il ne s’agit ici que de respecter le minimum légal imposé par la loi et la réglementation en vigueur ; et omet de préciser les centaines de licenciements qu’elle a opérées alors que le bénéfice de l’entreprise était en hausse.

Cela se rapproche de stratégies de social-washing que des sociétés comme Adidas pratiquent. Pendant que la firme participe au travail forcé des Ouïghours en Chine, elle indiquait sur son site « Bien que l’ensemble des droits humains et des libertés fondamentales doivent être respectées et doivent se maintenir, une attention particulière est donnée aux groupes les plus vulnérables, minorités ou ceux qui dans d’autres circonstances sont exploitées ou dont les droits sont abusés. C’est la raison pour laquelle nous avons développé un programme spécifique et des initiatives qui traitent du travail des enfants, du travail des migrants, du trafic ou du travail forcé, et des droits des femmes ».

Les sociétés à mission ne sont soumises à aucune contrainte juridique. La loi n’impose que des obligations de moyens et non de résultats. La RSE, au même titre que les “sociétés à mission”, sont pour beaucoup un pur outil de communication et de marketing, notamment à l’heure où 71% des consommateurs affirment être davantage fidèles aux marques dont ils épousent les valeurs, telles la solidarité, l’ouverture d’esprit ou la protection de l’environnement[4].

De nouveaux modes de management pour le bien-être des travailleurs ?

Dans l’ouvrage collectif, Entreprises à mission et raison d’être, les auteurs montrent que la recomposition des pratiques visant à faire participer les salariés ou les parties prenantes sont nées de la faillite managériale[5]. Or, ainsi que l’exprime Gary Hamel[6], la condition à l’innovation d’une entreprise est la conséquence de son innovation managériale propre.

Pour innover, il faut se réinventer, et cela passe par de nouvelles pratiques managériales, dont la “marque employeur” en est d’ailleurs le symptôme.. La participation et la collaboration ne sont alors que des modalités d’innovations dans l’entreprise, alors qu’elles sont des conditions essentielles dans les structures de l’ESS. « L’essor des start-ups a montré de nouvelles organisations plus transversales et agiles davantage propices à l’innovation et aux aspirations sociétales des jeunes générations »[7]. En ce sens, 3 niveaux de transformations sont élaborés : les ateliers collaboratifs qui permettent de faire participer les parties prenantes à un sujet, les techniques participatives notamment issues de l’éducation populaire (design thinking, hackaton, réseau apprenant, co-développement, ..) et enfin, le dernier niveau et le plus abouti, une modification des formes organisationnelles.

L’innovation managériale concurrence la démocratie en usant de ses outils participatifs. Les
moyens à l’usage pour les entreprises, sont les finalités dans l’ESS. Donc, les sociétés à missions restent des sociétés dont la gestion ne vise pas la répartition du pouvoir mais l’innovation.

Et le changement du modèle de gouvernance ?

Les sociétés à mission décident pour la plupart, selon l’Observatoire des Sociétés à Mission, de se doter d’un Comité de mission avec un nouvel équilibre des parties prenantes pour ne plus prendre en compte uniquement les désirs des actionnaires dans les politiques de l’entreprise. La question de la gouvernance est primordiale, tout comme celle de la propriété, car elle induit des stratégies qui répondent à des intérêts. L’entreprise appartient-elle à ses salariés ou à ses consommateurs ? L’entreprise appartient-elle à des actionnaires ? Selon la réponse, la poursuite des intérêts recherchés diffère, et les stratégies de développement également.

C’est parce que les structures de l’économie sociale et solidaire ont pour fondement deux règles inhérentes, qu’elles sont considérées comme profitables à la société : gouvernance partagée et répartition des richesses. Selon Jean-Louis Laville, “[les] statuts légaux [des mutuelles, associations et coopératives] se traduisent par une forme particulière de capitalisation qui n’offre d’avantage individuel ni sur le plan des décisions, ni sur celui de la redistribution des surplus »[8]. Les statuts sont donc le garde-fou des décisions des structures qui ne peuvent être guidées par des intérêts individuels.

C’est pourquoi, le statut de la société à mission ne fonctionnera que si elle amène à remettre en cause un modèle de fonctionnement capitaliste et libéral pour encourager les entreprises à changer leur modèle de gouvernance et de répartition des richesses. La sincérité de la démarche n’est rien si elle ne débouche pas sur une transformation profonde du modèle de l’entreprise et de la sphère capitaliste.

Références

[1] Jérôme Saddier, Président d’ESS France, Appel à tous ceux qui font l’Economie Sociale et Solidaire : “pour que les jours d’après soient les jours heureux”, 4 mai 2020.

[2] Muhammad Yunus, Pour une économie plus humaine. Construire le social–business, 2011.

[3] Article Alternatives Economiques “Entre riches et pauvres français, l’écart s’est crausé en vingt ans”, juin 2020.

[4] Enquête OpinionWay

[5] François Dupuy, La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2015.

[6] Hamel Gary, The future of Management, Haward Business Press, 2007.

[7] David Autissier, Entreprises à mission et raison d’être, Dunod, 2020

[8] Jean-Louis Laville, L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories et débats, Seuil, page 286.

 

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