Édito
Longtemps, parler de décentralisation et de questions territoriales revenait à s’exprimer devant des salles vides, découragées par des considérations abstraites et techniques qu’il fallait beaucoup de courage pour s’évertuer à dire qu’elles étaient fondamentales. En quelques semaines, l’actualité les a rendus palpables.
Lorsque nous évoquions le régionalisme, notamment dans notre dernier livre « La France en miettes », on nous accusait de pessimisme. On prétendait que cela n’arriverait pas, que la France était un îlot de stabilité en la matière. Même en présentant des chiffres, en prouvant grâce à des études internationales ou des statistiques que ce qui se passait en Espagne nous guettait, peu de politiques étaient capables de se projeter au-delà du périphérique, encore moins vers des exemples étrangers… Il a fallu qu’un président de la République, qui aime à reprendre la rhétorique de ses interlocuteurs pour les séduire, parle comme un nationaliste Corse à Ajaccio pour que tous les régionalismes de France s’embrasent. Le jeu de surenchère entre régions a commencé ce jour-là avec la région Bretagne qui a remis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne. La boîte de Pandore est donc ouverte. Ce n’est que le début. D’autres collectivités et élus se sont levés pour dire que leur région n’avait pas moins de dignité que la Corse et avait le droit de réclamer la même chose. Le Président de la République souhaite également inscrire la Corse comme « communauté culturelle ». L’universalisme de la République repose sur l’idée qu’elle ne reconnaît aucune communauté, seulement des citoyens. Si nous reconnaissons une communauté, il faut reconnaître les autres. Si les jeunes de nos banlieues demandent la reconnaissance de leur communauté, leur répondrons-nous positivement, car elle n’est pas moins digne que la communauté corse ? Si c’est le cas, nous devons accepter de basculer vers un État communautariste à l’anglo-saxonne. Si nous leur répondons que leur communauté ne mérite pas d’être reconnue, alors nous hiérarchisons les communautés. Cela s’appelle du racisme. Si nous ne mettons pas un frein à cette idée présidentielle, nous devrons bientôt choisir entre communautarisme ou racisme ; il n’y aura plus de troisième voie.
Pire encore que le régionalisme, il fallait aimer être une voix dans le désert jusqu’à présent pour parler de différenciation territoriale… La loi 3Ds, illisible et technique, n’intéressait personne. Même les élus locaux se montraient indifférents. Pourtant, sur la base de cette loi, Valérie Pécresse et la Région Île-de-France viennent de faire 40 propositions. Premier exemple, un SMIC régional. Il serait plus élevé en Île-de-France, cela peut paraître sympathique. Sauf que, cela impliquerait une baisse relative ou réelle du SMIC dans les régions plus pauvres. Oublions la loi SRU et le logement social. Valérie Pécresse n’est pas une grande fan du logement social, pas plus que de l’Éducation nationale. Elle propose donc des écoles privées avec une totale liberté pédagogique à l’anglo-saxonne pour former des agents économiques. Ces écoles seraient choisies par la région mais, il ne faut pas rigoler, financées par l’État. Voilà ce qu’est la différenciation : une notion technique qui permet de démanteler le service public et les protections sociales. Si nous ne nous mobilisons pas contre cela, nous devrons assumer de vivre dans un pays où l’éducation aura été privatisée et l’inégalité légalisée. Pour l’instant, Valérie Pécresse doit demander l’autorisation. Emmanuel Macron propose cependant d’inscrire dans la Constitution un « droit à la différenciation ». Les collectivités y gagneraient également le droit de « déroger » à la loi. Aucun pays n’a adopté le principe de pouvoir « déroger » à la loi. Imaginez que vous décidiez, au nom de votre singularité, de ne pas vous arrêter à un feu rouge. La différenciation selon Emmanuel Macron, c’est cela. Quand Laurent Wauquiez refuse d’appliquer le zéro artificialisation nette (ZAN), il anticipe sur la réforme voulue par le président. Les partisans de la différenciation ne devraient plus parler et promettre la transition écologique, car cet exemple montre que celle-ci sera impossible.
Il est grand temps de s’alarmer des projets territoriaux du Président. Ces principes peuvent sembler ennuyeux aux rédacteurs de slogans de manif, mais si nous les ignorons, nous devrons vivre dans un pays dénué de politique publique ambitieuse, sans service public, sans véritable protection sociale… encore faudrait-il qu’il y ait encore alors un pays.
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