L’HISTOIRE DE SOULEYMANE, BORIS LOJKINE

Le quotidien de Souleymane est un mélange consternant de silence et de violence. Le silence, d’abord. Le silence de la solitude – une solitude profonde et tragique. La violence ensuite. La violence de l’immigration forcée, clandestine et de son cortège de souffrances. La violence de la désillusion à l’arrivée. Boris Lojkine présente dans son film un concentré de cette vie.

« Comme des millions de Français, je pense que l’immigration n’est pas une chance »[1].

 

Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur, dans son bureau, Place Beauvau à Paris, le dimanche 29 septembre 2024.

 

Il n’a fallu pas plus de huit jours à cet idéologue de carrière, à la suite de sa nomination au gouvernement, pour gratifier la France tout entière de son dernier trait d’esprit – un millésime 2024 se caractérisant, chez toute personne bien constituée, par une envie immédiate de vomir. Plus sérieusement, Bruno Retailleau a ce jour-là, consciemment ou non – les deux hypothèses étant également infâmes –, allongé une immense et retentissante gifle à environ 7,3 millions de personnes vivant en France (2,5 millions ayant acquis la nationalité française), soit environ 10,7 % de la population totale[2]. Autrement dit, à grosso modo une personne sur dix – et je me limite aux principaux intéressés. Belle performance !

 

Je crois ne prendre aucun risque en affirmant que Boris Lojkine, réalisateur de L’Histoire de Souleymane – actuellement en salle, ne partage pas la thèse du ministre. À la recherche d’un jeune Guinéen pour interpréter le rôle principal de son dernier film, il se laisse convaincre et tend la main à Abou Sangare. Un étranger sans papiers, ayant essuyé son deuxième rejet de demande de titre de séjour au moment du casting. Un mécanicien poids lourds par ailleurs, ayant quitté son pays à l’âge de 15 ans pour s’aventurer sur la meurtrière route migratoire traversant la Méditerranée, à destination de la France. Mais alors pourquoi lui ? Pourquoi ce jeune homme qu’on dit silencieux et à la voix d’une rare délicatesse ? Parce qu’il y a une « puissance dans son silence », « quelque chose de cinématographique », « d’extrêmement expressif ». Lojkine le voit : il « accroche la caméra »[3]. L’intuition du réalisateur sera la bonne, le jeune homme devenu acteur est renversant. Le film remporte le prix du jury et Abou Sangare, ovationné, celui du meilleur acteur dans la sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes.

 

Pourtant, dans la catégorie des giflés du 29 septembre, Abou Sangare se trouve en très mauvaise posture, et c’est un euphémisme. Étranger en situation irrégulière, il est sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français. Immigré africain au surplus, il est spécialement dans le collimateur du ministre de l’intérieur[4]. « L’immigration n’est pas une chance » … Qu’a-t-il donc à opposer pour sa défense ? Le fait d’incarner avec talent le personnage principal d’un film français, questionnant notre société et encensé par la critique, n’est sans doute pas un mérite pour ces gens-là. Pas davantage que l’ovation du public cannois, dont il peut être immensément fier. Quand on est con, on est con ! En réalité, il s’agit désormais d’un problème politique.

 

Après avoir rejeté par deux fois ses demandes de titre de séjour, et après l’avoir obligé à quitter le territoire français, décision validée par le tribunal administratif d’Amiens en juillet dernier, le préfet de la Somme va-t-il maintenant nous expliquer qu’Abou Sangare est une chance pour la France et qu’il faut l’accueillir ? Le fera-t-il par une décision fondée en droit ? par une tartuferie machiavélique ? ou mieux, peut-être par les deux à la fois ?! À ce stade, peu importe. On ne peut que l’espérer et le lui souhaiter. D’ailleurs, revenons-en à l’essentiel et commençons par le début.

 

Comme des millions de Français, je pense qu’Abou Sangare n’aspire qu’à une chose : une vie digne. C’est son histoire. Et c’est aussi celle de Souleymane.

 

Le quotidien de Souleymane est un mélange consternant de silence et de violence.

 

Le silence, d’abord. Le silence de la solitude – une solitude profonde et tragique. Le silence du déracinement, de la séparation avec son pays natal et ses proches. Le silence des nuits dans les gymnases-dortoirs de banlieue parisienne. Le silence des nuits dans la rue, ou dans une cage d’escalier quelconque. Le silence d’une file de demandeurs d’asile devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Le silence, enfin, de l’attente.

 

La violence ensuite. La violence de l’immigration forcée, clandestine et de son cortège de souffrances. La violence de la désillusion à l’arrivée. La violence de la lutte permanente et sans merci pour la vie. Non – pour la survie. La violence de la condition de livreur à vélo sans-papiers. La violence des accidents, des interpellations, des altercations avec les clients ou restaurateurs. La violence de son exploitation. La violence, enfin, de la vulnérabilité.

 

L’histoire de Souleymane est celle-là. Celle d’un jeune homme seul, embourbé dans un continuum de violences inouïes. Un continuum, néanmoins bien ficelé par une compagnie d’escrocs, aguerris dans l’art de se gaver sur le dos des migrants. Boris Lojkine présente dans son film un concentré de cette vie. Plus précisément, la situation d’un demandeur d’asile sur le point de passer son entretien avec l’OFPRA, nécessaire et périlleuse étape pour obtenir le titre de séjour tant convoité. Dans un style quasi documentaire et plutôt impartial, le réalisateur suit Souleymane dans les rues de Paris, filmant avec adresse une course à perte d’haleine. Une course truffée d’embûches, mais fort heureusement non dépourvue de solidarité humaine, restituée là aussi avec talent. Une course enfin, dont il est très clair qu’elle se terminera en solitaire. Souleymane face à lui-même et face à son histoire.

 

J’aimerais conclure cette chronique en insistant sur un point. Politiquement, on peut penser peu ou prou ce que l’on veut de la présence en France de Souleymane dans le film, d’Abou Sangare dans la vie même. Je n’ai à titre personnel aucune difficulté avec le fait qu’on puisse apprécier cette question très différemment. L’existence et l’expression de nos divergences politiques et d’opinions est l’honneur de notre société, de notre démocratie. C’est donc tout naturellement qu’il faut pouvoir discuter de la politique migratoire française ou européenne, et de leurs nombreuses limites et insuffisances. Nier la nécessité de ce débat ou vouloir l’esquiver est aussi commode qu’irresponsable. C’est surtout pain bénit pour toutes celles et ceux qui font des migrants les boucs émissaires de tous nos maux et échecs.

 

Mais ce faisant, gardons toujours à l’esprit que l’honneur de nous autres bipèdes en quête de sens réside dans notre dignité. Par conséquent, pour rester humains dans ce monde à la dérive, commençons par rester dignes. À bon entendeur salut.

 

L’héritage d’un film tel que L’Histoire de Souleymane ou du très grand film de Mohammad Rasoulof, Les Graines du figuier sauvage, est de nous ramener à ce devoir, à cette prémisse irréductible.

 

Le cinéma, le vrai, n’est-ce pas celui qui nous fait voir qui nous sommes, ce que nous sommes ?

Références

[1] https://x.com/LCI/status/1840427826094260445.

[2] Chiffres de l’INSEE pour l’année 2023, v. : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212#:~:text=En%202023%2C%207%2C3%20millions,2%20%25%20de%20la%20population%20totale.

[3] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/comme-personne/abou-sangare-jeune-guineen-sans-papier-prime-a-cannes-2535684

[4] « Les gens qui viennent et notamment l’immigration africaine, ce sont des gens qui n’ont pas la même culture que nous, ce sont des gens qui viennent non pas pour être français, mais souvent pour profiter des droits sociaux français. Donc le problème est que ces gens ne souhaitent pas s’assimiler ». Extrait de l’émission « L’hebdo » du 22 février 1997, avec Bruno Retailleau, cf. : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/rxc07020508/extrait-de-l-emission-l-hebdo-bruno-retailleau.

 

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