L’alinéa 13 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 déclare que « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’État ».
Pourtant, aujourd’hui, l’école publique est en souffrance et notre système scolaire dualiste ne fait qu’encourager la reproduction des inégalités sociales. Les chiffres sont flagrants. Selon le sociologue spécialiste des politiques éducatives Pierre Merle(1), le recrutement social entre les écoles privées et publiques est fortement divergent. En prenant l’exemple des collèges nantais, il dresse un tableau édifiant, rappelant que les élèves d’origines défavorisées sont environ 15,1% dans le privé en 2010 contre 33,4% dans les collèges publics. À Paris, la même année, l’écart est encore plus grand : les collèges privés n’accueillent que 4,2% d’élèves d’origines défavorisées contre 23,8% dans les collèges publics.
Ce constat accablant n’est pas acceptable, car pour que la République sociale remplisse sa promesse d’émancipation, l’école doit pouvoir jouer son rôle. Alors que faire pour lutter contre ces inégalités scolaires ? Comment mettre fin au processus d’évitement des familles les plus favorisées afin de promouvoir la mixité sociale ? Comment réformer notre modèle éducatif afin de renforcer l’égalité, la laïcité et le respect de l’ensemble des valeurs républicaines ?
Arrivé au pouvoir le 21 mai 1981, François Mitterrand a axé sa victoire sur un programme en 110 propositions clés pour la France. L’école est concernée, notamment par la promesse n°90 prévoyant la création d’un « grand service public unifié et laïc de l’Éducation nationale ».
L’objectif est de revenir sur la loi Debré de 1959 contractualisant les rapports entre l’État et les établissements privés, afin d’assurer une certaine liberté d’enseignement et mettre ainsi un terme à la guerre scolaire opposant public et privé. Celle-ci a secoué la France au début du XXe siècle et a pris la forme de débats politiques sur la place de la religion au sein de l’enseignement. Le projet initial de la loi est donc de rapprocher les écoles publiques et privées au sein d’un même service public.
La philosophie réformatrice du gouvernement socialiste est avant tout de convaincre et non de contraindre. Alain Savary, fin négociateur et Premier Secrétaire du Parti Socialiste avant le Congrès d’Épinay est chargé de la réalisation de cette promesse.
L’élaboration et les négociations, qui durent trois ans, s’articulent en trois phases. Selon Marie-Thérèse Frank et Pierre Mignaval(2), une première phase d’approche technique laisse place en 1983 à une phase politique qui se transforme petit à petit en une affaire d’État, faisant remonter des tensions idéologiques profondes.
En réalité, la période de concertation autour du projet ne débute qu’à partir de janvier 1982. Savary est conscient de la difficulté de la tâche, qui doit s’ancrer dans d’autres reformes socialistes telles que la décentralisation administrative. Ses propositions sont portées à partir de décembre 1982 et refusées par les représentants de l’école privée.
Depuis les années 1970 et l’émergence du CNEC (Comité national de l’enseignement catholique), les positions de l’école privée se sont renforcées en France. Ces derniers souhaitent conserver les acquis de la loi de 1959 mais finissent par accepter le dialogue avec le ministère socialiste. Leur souhait le plus profond est de conserver le financement public des écoles privées. En effet, la loi Debré de 1959 instaure un système de contrats entre l’État et les écoles privées volontaires. Cela se traduit par des aides publiques en échange d’une formation de programmes éducatifs communs entre les écoles publiques et les écoles privées sous contrat.
Les positions restent donc figées entre les représentants laïcs, le cabinet ministériel et les représentants du CNEC qui refusent les différentes propositions de Savary en janvier 1983.
Souhaitant faire un geste afin de détendre les positions des deux camps, le gouvernement autorise la création de 15 000 postes de maîtres titulaires dans les écoles privées en 1984. Cela renforce en réalité la défiance des laïcs envers le cabinet Savary. La confiance commence à se rompre entre les différentes parties et la crise politique s’amorce.
Néanmoins, les catholiques souhaitent reprendre le dialogue en 1983 et acceptent la soumission à la carte scolaire afin de garantir une certaine mixité sociale. En contrepartie, ces derniers exigent la liberté de nomination des chefs d’établissements, de la constitution de leurs équipes pédagogiques et des projets éducatifs.
Après ces nouvelles négociations, Alain Savary met sur la table de nouvelles propositions à la fin de l’année 1983, que les rédacteurs Jean Gasol et Bernard Toulemonde décrivent comme un « château de carte » dans lequel « tout est en nuance ».
Le projet se trouve finalement amendé, son paradigme est modifié. Il est finalement voté et adopté à l’Assemblée Nationale le 24 mai 1984. Pourtant, les associations de parents de « l’école libre » se mobilisent et manifestent à Paris le 24 juin 1984 en rassemblant presque 850 000 personnes. Face à la pression populaire, Mitterrand annonce le 12 juillet 1984 le retrait de la loi afin de sortir de la crise politique embryonnaire qui scinde la France en deux. Le gouvernement Mauroy est emporté par le retrait de la loi ainsi que la confiance d’une partie des enseignants envers le Parti Socialiste.
Alain Savary démissionne, déçu, après avoir été broyé par les rapports de forces puissants entre les différentes positions antagonistes.
Cet évènement historique illustre bien les tensions idéologiques et conservatrices qui continuent de traverser la France. Pour autant, les temps changent, le contexte évolue et la rivalité entre école publique et privée a toujours son actualité.
La dualité du système scolaire participe activement à la ségrégation de la société française et au processus d’homogamie. Ce concept sociologique met en avant le cloisonnement de classes entre elles et va ainsi à l’opposé de la mixité sociale. De ce fait, notre système éducatif permet une aggravation des inégalités. Plusieurs études empiriques, à l’instar de celle de Pierre Merle, illustrent cette situation.
Il est important de rappeler que notre société possède un des plus forts taux de scolarisation dans le privé en Europe, avec près de 20% des élèves scolarisés en 2004(3). Il est indéniable que les frais des écoles privées ont un effet dissuasif sur les couches plus populaires, allant ainsi à l’encontre de la mixité sociale et du concept d’égalité des chances, encourageant une forme d’homogamie.
D’autre part, chaque année paraissent les classements des meilleurs collèges ou lycées. Bien souvent, les établissements privés se retrouvent en tête. Il faut néanmoins nuancer le propos. En réalité, cela ne signifie pas une plus grande efficacité de ces établissements. Tout dépend de l’outil statistique utilisé. En effet, pour réaliser ces classements, les statisticiens utilisent généralement l’efficacité brute, à savoir les résultats des établissements aux examens nationaux. C’est un outil biaisé car il ne prend pas en compte le fait que les meilleurs élèves se trouvent généralement dans les couches les plus élevées de la société, qui ont plus souvent recours à l’enseignement privé.
Il est aisé de remarquer que lorsque l’on utilise l’efficacité nette, qui résulte d’une révision de l’efficacité brute en fonction des parcours sociaux des élèves et des politiques de recrutement des établissements, cela tend à montrer une efficacité semblable. En effet, toutes choses égales par ailleurs, les établissements privés ne font pas progresser plus efficacement leurs élèves que les établissements publics.
Ce premier argument met ainsi en garde envers les outils statistiques utilisés dans les différents classements nationaux.
Afin de comprendre en quoi les établissements privés recrutent davantage d’étudiants venant des classes les plus favorisées, il est important de considérer la répartition territoriale. En effet, les établissements recrutent conformément à la carte scolaire française. Il est intéressant de noter que la plupart des établissements privés se trouvent dans les quartiers les plus aisés ou les régions les plus religieuses, c’est-à-dire les endroits dans lesquelles la demande est forte (Grand Ouest par exemple). C’est aussi ce qu’on appelle un « effet de richesse ». En effet, les frais de scolarité des établissements privés sont davantage susceptibles d’être payés par les familles les plus aisées que par les familles issues de milieux plus populaires. Les coûts des établissements privés sont très variables et comportent souvent plusieurs options telle que la section internationale, qui coûte plus cher. Si l’on suit l’exemple de Pierre Merle, le lycée Stanislas à Paris en 2011 demandait une inscription annuelle à hauteur de 1 826€, s’y ajoutant des « études dirigées » à 1 350€.
Ce phénomène de filtrage par les capacités financières est notamment un des facteurs explicatifs de la ségrégation sociale et de la participation de l’école privée à la reproduction des inégalités sociales.
La différence de recrutement entre les établissements publics dans les différentes régions de France est frappante. À Marseille, les établissements publics accueillaient près de 48,7% de collégiens d’origines défavorisées contre seulement 18,7% dans les établissements privés en 2010. La même année, à Nice, les collèges publics en accueillaient 35% contre 9,9% dans les établissements privés.
Ces chiffres sont édifiants concernant le manque de diversité et de mixité sociale dans les établissements privés. D’ailleurs, selon Pierre Merle, ce phénomène tend à s’aggraver. Il conceptualise ainsi la « ghettoïsation par le haut » des collèges privés : cette tendance se renforce, aussi bien dans les établissements ayant un recrutement au sein des classes favorisées que dans les établissements accueillant des classes défavorisées. Ainsi, on assiste à un écartement continu des établissements privés et publics, les uns s’embourgeoisent et les autres accueillent dans une proportion toujours plus grande des classes populaires.
Ce constat montre bien que la mixité sociale ne semble plus être au cœur des priorités de notre système scolaire. Alors, que faire pour lutter contre cette dualité nocive pour notre société de plus en plus ségréguée ?
Plusieurs options sont défendues et s’offrent à nous. Il est tout d’abord important de revenir sur un point étonnant concernant le financement de bourses publiques, qui permettent d’accéder à certains établissements privés. Une grande majorité de personnalités politiques libérales accusent souvent la gauche de « jeter l’argent par les fenêtres » en n’oubliant pas de rappeler « qu’il n’y a pas d’argent magique ». Alors comment expliquer le gaspillage financier que constituent les bourses scolaires permettant d’accéder à l’enseignement privé, alors même qu’un service public gratuit et laïc est à la disposition de tous les élèves en France ?
Sur le point purement financier, il faut également rappeler que le financement public global des établissements privés s’élève en moyenne à 12 milliards d’euros par an, un argent au service d’un creusement des inégalités sociales.
La réouverture de la guerre scolaire peut être une solution pour sortir de cette situation délétère. Il est essentiel de rappeler le fondement de nos valeurs républicaines et l’importance qu’a l’éducation publique dans la transmission de celles-ci. Paul Vannier propose ainsi de stopper le financement public des établissements privés afin de conserver le libre choix d’enseignement. L’objectif serait ainsi de former un grand service public unifié dans lequel les établissements privés rejoindraient les établissements publics.
Une autre proposition pour la mixité sociale et la réduction des inégalités est une révision de la carte scolaire. Il faut que celle-ci s’applique de manière égale aux établissements publics et privés. De ce fait, les établissements privés ne pourraient plus choisir leurs élèves à l’entrée, mettant ainsi fin au filtrage économique. Repenser l’éducation prioritaire et la philosophie de sectorisation des étudiants doit être une priorité afin de lutter contre la ségrégation sociale. C’est notamment ce que propose un éventuel grand plan d’éducation, prévoyant une revalorisation des salaires des professeurs afin de renforcer l’attractivité du secteur, un meilleur accompagnement des élèves ou encore une garantie des financements à hauteur des besoins, humains, notamment dans les quartiers populaires.
Il est également important de modifier les pratiques en place dans certains établissements privés élitistes. La mixité doit être au cœur de la réforme du système scolaire. Ainsi, il est inacceptable de procéder à des classes de niveau ayant pour effet de tirer les meilleurs vers le haut et les plus défavorisés en termes de capital économique et culturel vers le bas. Ces procédés sont extrêmement nocifs en matière de reproduction des inégalités et de déterminisme social.
La comparaison incessante entre les écoles privées et publiques, biaisée par les outils statistiques utilisés, et la grande participation de cette dualité à l’accroissement des inégalités, doivent nous faire prendre conscience de l’urgence de faire évoluer notre modèle scolaire. Le respect des valeurs républicaines, de la laïcité, de l’égalité et un ancrage profond dans la mixité doivent être une priorité afin d’éviter un système scolaire à deux vitesses. Il est peut-être encore temps de s’inspirer du Plan Langevin-Wallon de 1946 défendant l’éducation comme un vecteur de justice et d’émancipation.
Ainsi, n’oublions pas qu’il n’y a pas de grandes réalisations qui n’aient d’abord été utopie.
Références
(1)Pierre Merle, La ségrégation scolaire, Chapitre 5, « L’école privée, une source de ségrégation scolaire », 2012
(2) Marie-Thérèse Frank, Pierre Mignaval, Alain Savary : Politique et Honneur, Chapitre 11, « La loi Savary le regard des acteurs », 2002.
(3)Isabelle Maetz, Public et privé : flux, parcours scolaires et caractéristiques des élèves, 2004
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