Au cours de l’été 1989 Francis Fukuyama annonçait au monde, sous les applaudissements des esprits éclairés, le triomphe de la « Grande Transformation » néolibérale engagée depuis les années 1970, autrement dit la victoire définitive du capitalisme financiarisé et de la démocratie libérale, sur toute autre forme d’organisation économique et politique : « La fin de l’Histoire et le dernier homme(1) ».
En clair, l’organisation économique, financière et politique néolibérale dont avait fini par accoucher le XXe siècle, devenue universelle, marquait l’aboutissement de l’évolution de l’humanité et fermait les portes de l’Histoire. Une eschatologie qui donne une idée de la lucidité des propagandistes néolibéraux et de leur capacité à faire face aux convulsions d’une Histoire dont la seule chose que l’on puisse assurer, c’est qu’elle ne prendra fin qu’avec l’Homme.
Il faut, cependant, reconnaître à leur décharge que les évolutions mondiales de l’entre-deux siècles – « perestroïka » et « glasnost » soviétiques, « modernisations » de Deng Xiao Ping en Chine, démocratisation de l’Europe de l’Est, fin du rideau de fer avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 – semblaient donner raison à Fukuyama. Se trouvait ainsi définitivement effacée la tâche d’infâmie et de sang laissée par le naufrage du premier Titanic libéral(2) d’où sortirent émeutes et révolutions, les fascismes et l’hitlérisme, la Grande crise de 1929-1930 et finalement la Seconde Guerre mondiale. Se trouvait aussi
définitivement refermée la courte parenthèse de l’État-providence interventionniste des «Trente glorieuses ».
Se trouvait surtout réalisée l’utopie politique libérale : la réorganisation de la société dans toutes ses dimensions, par le marché et la concurrence. Les officiants et gérants du système libéral occidental semblaient pouvoir d’autant plus dormir sur leurs certitudes qu’il était entendu par tous les économistes et experts ès finances, en tous cas par ceux qui avaient une présence médiatique, recevaient les prix de la Banque de Suède et régentaient la science officielle mitonnée sur les fourneaux des écoles de Chicago et du MIT, que l’on savait désormais éviter les crises systémiques ; que l’on savait maîtriser par le calcul et la modélisation le risque spéculatif sans règlementer des marchés, « autorégulés » par le simple jeu de la concurrence libre et non faussée. Certes, quelques réfractaires, comme Hyman Minsky, continuaient à penser que les marchés financiers, étant par essence instables et volatiles, ne pouvaient être maîtrisés ou, comme Benoît Mandelbrot(3), que s’ils l’étaient, ce ne serait pas par les formules des charlatans Main Stream, « l’équivalent financier de l’alchimie ».
Moins de vingt ans plus tard l’Histoire était de retour avec dans ses bagages une série de crises financières puis économiques, devenant progressivement faute de traitements appropriés, sociales puis politiques, un peu partout dans le monde. Après le naufrage du Titanic libéral de la première mondialisation, sombré dans les convulsions politiques et financières de l’entre deux-Guerres puis de la Seconde Guerre mondiale, était venu le tour du Titanic II néolibéral de heurter des icebergs et d’affronter des tempêtes à répétition. Pour beaucoup était aussi venu le temps des désillusions, celui du doute dans le progrès infini et de la perte de confiance dans les vertus du système néolibéral. Régulé par les marchés et la mondialisation de la concurrence, il était pourtant censé faire mieux que l’État interventionniste en matière de croissance économique et d’emploi, au moins aussi bien que l’État-providence en matière sociale – quoique par d’autres moyens. Le progrès social ne passait plus par la redistribution confiscatoire mais par l’agrandissement du gâteau. La richesse produite par les entreprises performantes dirigées par des premiers de cordée entreprenants et inventifs ruissellerait sur tous ; les métropoles dynamiques serviraient de locomotive aux wagons poussifs du reste du territoire.
En plus de l’assurance qu’elle apporterait plus de bien-être que l’État interventionniste, la révolution libérale avait fait miroiter des horizons radieux nouveaux, « modernes » : la dépolitisation du gouvernement des nations et son remplacement par un management dont le seul guide serait l’efficacité, et en Europe, le dépassement de la démocratie conflictuelle dans une démocratie raisonnable apaisée, le dépassement de la Nation « moisie(4) » aux horizons étriqués, dans une Europe sociale ouverte sur le monde. Le temps des illusions et des balivernes intéressées renvoyé aux poubelles de l’Histoire, est venu celui de la lucidité et de l’action. De la lucidité pour comprendre comment fonctionne le néolibéralisme financiarisé, quelles sont les forces et les intérêts qui le dominent, où se trouvent le ou les pouvoirs qui comptent dans ce système tentaculaire mondialisé. Pour évaluer les plus probables diversions qu’il inventerait pour assurer sa survie et sauver ses intérêts vitaux.
Le temps de l’action face au naufrage inéluctable quelles que soient les réformes de détail issues du jeu de chaises musicales habituel entre « libéraux européistes du centre droit », de « l’extrême centre », ou du « centre gauche ». Rapiécer un habit usé jusqu’à la corde permet seulement de gagner du temps. L’Histoire, jamais avare de mauvaises surprises, elle n’attendra pas. Nous la ferons ou elle nous fera. Comme dit, un expert en catastrophes, Jean Pierre Dupuy, « Il s’agit de faire comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cour(5) ».
Références
(1)Francis Fukuyama était alors professeur de sciences politiques à Stanford (Californie). « La fin de l’Histoire et le dernier homme » est édité en France par Flammarion (Champs essais).
(2)L’expression est de Joseph Stiglitz, fin 2009 : « Personne ne veut regarder les choses en face. Nous sommes en train de préparer le terrain pour d’autres crises, aussi violentes que celle que nous traversons. Elles détruiront des millions d’emplois à travers le monde. Depuis le début de la crise, on s’est contenté de déplacer les fauteuils sur le pont du Titanic ».
(3)« Une approche fractale des marchés », dont la première édition a été publiée en 2004 aux USA. La seconde édition et sa publication chez Odile Jacob datent de 2009.
(4)La France moisie est le titre d’une tribune du post-moderne Philippe Sollers dans Le Monde du 28 janvier 1999. Parmi les nombreuses perles de culture qu’elle recèle, cet hommage à Édouard Balladur, quelques mois avant l’élection présidentielle de 1995 qui l’opposera à Jacques Chirac : « Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne de Montboudif. » Ainsi va l’élite culturelle française.
(5)« Pour un catastrophisme éclairé » Editions du Seuil.
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