Dans l’histoire de la pensée, la douceur n’a eu qu’une petite place. Anne Dufourmantelle tente de lui en donner une plus appropriée, plus grande – montre son omniprésence dans tout. En Occident, alors que la pensée grecque érige la puissance virile et guerrière en valeur suprême, l’arrivée du christianisme initie un pouvoir faible, fragile et doux, autour du Christ-enfant et des saints. “Heureux les doux car ils règneront sur le monde”, affirme ainsi Matthieu. Toutes les valeurs de mérite gréco-romaines sont bouleversées par ce changement : Dieu devient la vulnérabilité même. Mais la douceur reste infantilisée. Anne Dufourmantelle puise dans les pensées extra-occidentales ce qui nous aidera à vivre, en respectant davantage la puissance de la douceur. Elle y explique comment, dans la culture védique, celle-ci est plus respectée, associée, notamment, à l’art du raffinement.
La philosophe décrit la douceur des petits et grands gestes, de l’artisanat aux caresses, en passant par l’équitation. Exemple notable du quotidien, le pardon est douceur d’après elle – d’une douceur violente. Et pour cause : le pardon promet la remise en ordre d’un temps perdu. Comme la liberté, la guérison, l’enfance, la musique, le toucher, les secrets, l’intime et autres thèmes abordés par l’autrice, le pardon a cela de doux qu’il contient en son sein son ennemi. La douceur porte donc son opposé. Anne Dufourmantelle montre alors que la culture chinoise pense les transitions et transformations silencieuses ; ce qui ne se voit pas. Là où l’Occident a été capté par le principe des frontières, des dichotomies – des ruptures ? – la douceur, dans la culture chinoise notamment, permet de penser autrement la limite. “Frontalière puisqu’elle offre elle-même un passage”, la douceur réfléchit la relativité de toute chose, en puissance.
La douceur est une intelligence, “de celle qui porte la vie, et la sauve et l’accroît. Parce qu’elle fait preuve d’un rapport au monde qui sublime l’étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement.” Si la pensée européenne a eu l’obsession de la fixité de l’être, de l’Etat et du stable évènement – seuls Deleuze et Bergson se seraient intéressés, d’après l’autrice, à ce qui bouge et devient -, comprendre la douceur implique d’accueillir le mouvement, pas seulement linéaire, ni progressiste. Le livre se fait ainsi plaidoyer de l’acception, dans le champ philosophique occidental, de ce qui mue, tout le temps.
“Douceur de la jonction ciel et mer à Venise. Douceur des ciels d’été, des atmosphères, des nuages. Délicatesse de ces bords non refermés – intérieurs extérieurs, liquides et esthétiques. Douceur des lampes dans la nuit. Le halo et sa limite. Leur précision parfois sur scène. La découpe d’un corps nu. Le pan coupé d’une alcôve. La flamme haute. Tous ces rebords de lumière que l’obscurité délimite et en un sens protège.”
Certaines envolées poétiques ponctuent, fréquemment, le bref essai. Mais comment faire autrement ? Les chapitres sont discontinus, inégaux en longueur, divisés en libres thématiques. Les mots s’enchaînent comme dans un journal intime. Et comme lorsqu’il nous est impossible de séparer nos notes de lectures de nos écrits personnels, au sujet de la douceur : tout se mêle. Impossible à contenir, la douceur dépasse le carcan académique de l’essai, car elle est mouvement en-soi – le geste de la “caresse qui ne saisit rien mais sollicite ce qui s’échappe sans cesse de sa forme”.
Du quotidien au métaphysique, Puissance de la douceur a donc la force des petites choses qui permettent de tout penser, tout réfléchir ; de ces œuvres qui partent d’une petite idée et transcendent tous les sujets, du Petit Prince au film Licorice Pizza. Si la douceur semble convoquer chaque sens, ce livre s’offre comme une nécessaire porte d’entrée : un outil, une aide qui nous accompagne au quotidien dans toutes nos actions. Vers la vie douce.
Avec force, Anne Dufourmantelle nous convainc : la douceur est puissance. Quête impossible, d’ailleurs, que de trouver un autre titre pour cet article que celui de l’ouvrage lui-même. Preuve ultime, s’il en fallait encore une, de son incontestable justesse. Cinq ans après la tragique disparition de son autrice, (re)lire Puissance de la douceur (ré-)insuffle la vie.
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