La mort de Jean-Luc Godard et les nombreux hommages qui l’ont suivie, notamment venus de l’étranger, rappellent l’influence qu’il a eu en Europe et dans le monde. La nouvelle vague française a déferlé sur toute l’Europe et s’est déclinée, entre autres, en Tchécoslovaquie dans les années soixante. L’une des œuvres de ce mouvement, Les Petites Marguerites (Sedmikrásky), est actuellement à l’affiche dans les cinémas parisiens, en version restaurée.
Réalisé en 1966, le chef-d’œuvre de la réalisatrice tchèque Věra Chytilová est une comédie surréaliste qui a grandement contribué au développement du cinéma féministe. Les deux actrices Jitka Cerhová et Ivana Karbanová tiennent les rôles principaux, Marie I et Marie II. Elles s’ennuient dans le Prague conformiste des années 60, et décident de devenir des malfaiteurs. Bijoux de la nouvelle vague tchèque, le film est une œuvre d’art, et en devient presque une œuvre plastique, grâce à l’importance sans pareil de l’esthétique des plans. Les Petites Marguerites présente aussi certaines inspirations godardiennes, voire des clins d’œil ? Les visages noircis des deux femmes rappellent le visage coloré de Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou.
Les Petites Marguerites est un film en mouvement. Les sonorités, parfois répétitives, de la bande originale correspondent aux élans exaltés des deux femmes. Les thèmes musicaux de marches impériales viennent renforcer l’intensité singulière de l’œuvre. Aux plans coupés courts et saccadés succèdent des superpositions d’images et des avances rapides. On est emporté dans ce mouvement grâce au motif récurrent des trains, avec les départs et les arrivés, et aux plans larges sur les rails. Mais ce mouvement et cette rapidité sont contrebalancés de scènes plus lentes où les deux femmes nonchalantes se prélassent au soleil et sur leur lit.
Věra Chytilová a mis l’accent sur l’esthétisme des plans et la composition des images. Elle démontre une grande liberté quant à son travail de réalisation. Le choix des couleurs et la résonnance des teintes, le vert de la chambre des Marie par exemple, en témoignent. Le film passe d’images en noir et blanc à des scènes en couleur entrecoupées de plans monochromes. Le peu de dialogue ainsi que les discussions abstraites et absurdes sont caractéristiques des films de la nouvelle vague (particulièrement dans certains films de la nouvelle vague française). Ce silence permet de renforcer l’indifférence des deux femmes face à leurs méfaits et à leurs conséquences.
Les Petites Marguerites est un film de chaos, marqué dès la première scène par les images d’archives des bombardements de la seconde guerre mondiale, faisant allusion aux turbulences qui précèdent le Printemps de Prague. Ce chaos est présent dans l’intrigue mais aussi dans la réalisation : Věra Chytilová mélange des techniques cinématographiques liées à la couleur de l’image, au son et à la narration. Son scénario s’affranchi de toute linéarité où la transition des plans permet aux deux protagonistes de changer de repère, quand bien même celui-ci serait fictif – elles changent de monde. La structure narrative du film est construite de l’assemblage de vignettes épisodiques. Au montage, la réalisatrice découpe ces plans et les superpose pour donner une impression de corps en morceaux et de scènes en papier.
Les Petites Marguerites, réalisé par une femme et dont les personnages principaux sont deux femmes, est féministe avant l’heure et se place dans le contexte d’une société patriarcale. Le film vient renverser l’ordre établi de l’époque en mettant en scène deux femmes qui s’en rebellent, à tel point qu’il sera censuré dès sa diffusion et Věra Chytilová interdite de réaliser. D’une portée universelle, Chytilová est aussi moderne dans sa représentation physique de la femme : par les choix vestimentaires (sous-vêtements, maillots de bains deux pièces, robes taillées et courtes), l’eye-liner fortement marqué et la couronne de marguerites, qui peut faire référence au mouvement hippie.
Dans son œuvre, Chytilová brise le male-gaze : ce n’est plus les trois regards de l’homme (personnage fictif, réalisateur, spectateur (1)) qui enferment la femme et la sexualisent, mais ceux de femmes à travers les deux protagonistes et la réalisatrice (female-gaze). Les corps de celles-ci ne sont pas sexualisés, bien qu’elles jouent deux séductrices. Empreinte d’une vraie sororité, les deux Marie utilisent et moquent les hommes et ne veulent jouir que de leur liberté. Une scène en est le paroxysme : lors d’un appel d’un amant, les deux femmes découpent en morceaux tout aliment de forme phallique. Sur fond de déclaration amoureuse, elles détruisent l’élément qui incarne la masculinité – cela évoque naturellement la castration, et ainsi l’indifférence et l’inintérêt majeur qu’elles portent vis-à-vis des hommes.
Transgressif dans la représentation des codes sociaux liés au genre, Les Petites Marguerites l’est aussi dans l’appréhension des rapports de classes. En effet, Marie I et Marie II proviennent d’un milieu plutôt populaire et n’ont pas les codes de la bourgeoisie tchèque. Pour autant, elles utilisent leur ingéniosité pour profiter des privilèges qui leurs sont inaccessibles. Elles séduisent les hommes bourgeois pour s’offrir un couvert dans les grands restaurants et s’enivrent dans un café dansant. Des motifs reviennent tout au long du film, la pomme par exemple, mais aussi la nourriture au sens plus large. Marie I et Marie II cherchent à séduire pour manger, elles mangent comme des gloutonnes et cela en devient grotesque. La scène du banquet où elles dévorent et détruisent tout le repas en est l’apogée. Le son de la mastication et de la déglutition rend son visionnage absolument insupportable. Marie I et Marie II rejettent tout raffinement et valeur traditionnelle et refusent toute forme de conformisme.
Věra Chytilová avec Les Petites Marguerites nous offre une pépite du cinéma tchécoslovaque. Elle brise les codes du cinéma classique et apporte une voix innovante à la représentation de la femme de l’époque. D’une grande absurdité, le film se clôture avec la dédicace suivante : « Ce film est dédié à ceux qui s’énervent sur un seul lit de laitue piétiné. »
Références
(1)ZAPPERI Giovanni, « Regard et culture visuelle », Encyclopédie critique du genre
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