La crise de la « démocratie libérale » n’est évidemment pas spécifique à la France. En Europe, en particulier depuis une quinzaine d’années, la chronique politique se nourrit des succès de l’extrême droite, parfois de la gauche antisystème et plus globalement de ce que la pensée mainstream appelle « populisme ».
Succès en termes de suffrages et, de plus en plus, de sièges : Rassemblement National en France (Présidentielles et dernières élections européennes où il arrive en tête devant tous les autres partis, y compris celui du président), Vox en Espagne, AfD en Allemagne qui marque des points début septembre puis en octobre 2019 aux élections régionales dans quatre Länder de l’ex RDA, Vrais Finlandais en Finlande, Aube dorée en Grèce, PDS Slovène, etc.
Des gains en termes de pouvoir dans des coalitions avec la droite comme en Autriche, avec le centre (Estonie), avec des formations de gauche antilibérales, comme la Ligue avec Cinq étoiles en Italie, etc.
Sans compter les partis de droite extrême déjà au pouvoir en Pologne, Hongrie ou, comme en Slovaquie, y participant au sein d’une coalition hétéroclite.
Le plus spectaculaire cependant est venu de là où on l’attendait le moins, des parrains du néolibéralisme mondialisé : Royaume-Uni et USA.
Le Royaume-Uni du « Brexit » qui place, peu après, en tête des européennes l’UKYP de Nigel Farage.
Les USA avec l’élection de Donald Trump arrivé au pouvoir au nom d’America first et sous les quolibets des « auto-satisfaits du prêt-à-penser politique » pour parler comme Christopher Lasch, grâce au ralliement des électeurs, traditionnellement démocrates, des états industriels de la Rust Belt, en plein désarrois.(1)
Même la « Belle Province » canadienne a apporté sa contribution au « chamboule tout » avec la victoire aux élections provinciales, contre les appareils en place, de la Coalition avenir Québec (CAQ) et l’élection d’un Premier ministre – François Legault – « hors normes ».
S’il refuse l’étiquette de « populiste », constatons qu’il a d’abord été élu contre les appareils en place et sur un programme de renforcement des spécificités québécoises.
Si le « populisme » s’est installé partout, on ne sait pas pour autant quel produit politique cette étiquette désigne. Jusque-là aucune des nombreuses tentatives de définition de ce que pourrait-être son essence n’est convaincante. Aucune soi-disant spécificité du populisme ne se retrouve dans tous ses avatars réels, beaucoup n’étant qu’une variante libérale.
La marque du populisme serait la volonté de fonder sa légitimité sur le peuple. Sauf que c’est le cas de toute démocratie, qu’elle soit libérale ou interventionniste. Quelle force politique, à un moment ou un autre de son histoire n’a pas invoqué la voix du peuple contre ceux qu’elle aspire à remplacer, en un mot, n’a pas fonctionné sur le mode populiste ?
Ainsi, paradoxalement, la Ve République gaulliste, plébiscitaire, autrement dit « populiste » des premières années – ce qui lui fut vivement reproché par les Républicains historiques d’alors – malgré les apparences était nettement plus démocratique que la Ve République crépusculaire actuelle qui n’hésite pas à passer par pertes et profits un référendum dont les résultats pourtant sans appel, lui déplaisent.
La première se préoccupait de problèmes essentiels (décolonisation de l’Algérie, mode d’élection du président de la République, caractère bicaméral ou non du régime…), traités par referendums engageant la responsabilité du chef de l’État.
La seconde oublie soigneusement les questions essentielles, le chef de l’État devenant un as de l’esquive et n’ayant même pas à prendre le risque de dissoudre l’Assemblée nationale, comme le fit Charles de Gaulle, puisqu’il est devenu le chef de sa majorité.
Une sorte de « populisme chic » est même aujourd’hui de rigueur dans la « communication » des responsables politiques néolibéraux, comme celle de Silvio Berlusconi ou dans un genre très différent Emmanuel Macron.
Un résultat que Michael Moore, avait pronostiqué dès les élections des Gouverneurs un peu auparavant.
Le « peuple » des populistes, nous dit-on aussi ne serait, en réalité, qu’une partie du peuple. Pour les populistes « le peuple, ce n’est pas tout le monde mais Nous opposé à Eux(2) ». Ainsi, le Rassemblement National oppose-t-il « Français de souche » aux Français de plus fraîche date. Mais si le constat est valable pour nombre de populismes d’extrême droite, il ne vaut pas pour la plupart de ceux de gauche qui, au contraire militent pour l’égalité et contre la discrimination. En fait, à des degrés divers, la distinction entre « Eux » et « Nous », est une thématique de tous les conquérants politiques réputés populistes ou non : le « peuple de gauche » de François Mitterrand, « ceux qui se lèvent tôt » de Nicolas Sarkozy, « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » d’Emmanuel Macron ne sont-ils pas une manière de trier et de mobiliser ceux au nom desquels on agit ?
L’autre marque du populisme seraient d’être anti-élitiste et anti-pluraliste(3).
Curieux anti-élitisme que celui du fascisme et de tous « les populismes autoritaires » qui de tout temps ont fourni des occasions de carrières sociales fulgurantes. Le culte du chef, du leader, du guide est-il un antiélitisme ? Renouveler les élites n’est pas supprimer l’élitisme.
À contrario, à en juger sur le cas français, le libéralisme centriste a été et reste un terrain fertile pour les carrières et les enrichissements fulgurants. Et puis, à quoi reconnaît-on l’élite : à son portefeuille, sa notoriété médiatique, ses diplômes, ses découvertes scientifiques, sa place dans la hiérarchie publique ?
Quant à l’anti-pluralisme, la plupart des mouvements de gauche qualifiés de populistes y échappe. Leur drapeau est au contraire l’expression des opinions politiques individuelles.
Ainsi, pour Chantal Mouffe, soutien et théoricienne du « populisme de gauche », l’une de ces tâches essentielle est de fournir un cadre institutionnel réglé aux conflits qui sont l’essence même du politique, des conflits qui, pour elle, opposent non pas des ennemis mais « des adversaires entre lesquels existe un consensus conflictuel(4) ».
La première conclusion c’est que « populisme » est un « mot valise » susceptible de transporter n’importe quelle idéologie, n’importe quel projet, même pas un concept. C’est une arme politique, offensive ou défensive, selon les moments.
L’appel au peuple des organisations dites populistes est d’abord fondamentalement une arme dans le combat pour le pouvoir, nullement un programme de gouvernement à vocation d’être appliqué tel quel, même si les programmes sont aussi d’indispensables armes politiques. Désigner l’ennemi dispense du programme précis de gouvernement qui permettrait de répondre aux attentes de son électorat.
Pas étonnant donc, comme le remarquait déjà Polanyi pour le fascisme, que les programmes et le discours populistes(5) évoluent en fonction des circonstances, des affects changeants des cibles populaires visées ou, pour les partis au pouvoir, des alliances.
Si on définit le « populisme » comme l’appel au peuple (imaginaire) pour forcer des systèmes politiques bloqués à régler les problèmes qu’ils ne veulent pas ou ne peuvent pas régler, il faut alors le voir comme un moment dans un processus de transformation des institutions, impossible sans changements profonds.
La seconde conclusion, c’est que – avec le risque d’anachronisme inerrant à ce genre d’exercice la grille d’analyse de Polanyi pour la crise de l’entre-deux-guerres s’applique largement à celle de la crise de la démocratie néolibérale finissante. Comme alors, la situation critique actuelle résulte de la contradiction entre la globalisation du marché, l’application de la concurrence à toutes les dimensions de l’existence humaine et le refus de toute régulation d’origine politique, le système étant réputé autorégulateur.
Dans l’entre-deux-guerres, les conséquences politiques des dysfonctionnements explosifs résultant de cette contradiction furent le mouvement socialiste puis le communisme, les fascismes en général avec l’hitlérisme en particulier puis in fine, la démocratie politiquement libérale mais économiquement et socialement interventionniste.
Le New Deal et ses variantes sociales-démocrates furent alors la seule solution ayant réussi à concilier une économie largement libérale et des institutions démocratiques alors que le fascisme, après avoir sauvé l’économie de marché dans sa phase d’installation, la transformait en économie de guerre dirigée, et surtout extirpait dans le sang et les larmes toutes les institutions démocratiques.
« Le fascisme, comme le socialisme, dit Polanyi, étaient enracinés dans une société de marché qui refusait de fonctionner(6) ».
Pour la faire fonctionner il aurait fallu des interventions de la puissance publique, contraires au credo libéral.
D’où la conclusion de Polanyi : « L’obstruction faite par les libéraux à toute réforme comportant planification, réglementation et dirigisme a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme. »
Les néolibéraux au pouvoir refusent aujourd’hui encore les réformes qui permettraient réellement de mobiliser les ressources financières nécessaires à la relance économique dont dépend le niveau de chômage, préférant continuer à les engloutir dans une machine à laver spéculative transformée en bombe financière à retardement.
Ils refusent les réformes de la répartition de la richesse dont dépend la relance économique par la consommation et toute réduction des inégalités affectant l’oligarchie, comme ils refusent les réformes sociales qui redonneraient confiance en l’avenir.
Surtout, ils ne veulent pas entendre parler de la réforme qui conditionne toutes les autres : la réforme politique qui remplacerait la démocratie de figurants actuelle par une démocratie d’acteurs.
On peut donc douter, contrairement au pronostic de Fukuyama, que les régimes en place aujourd’hui y restent éternellement.
La fragilité de plus en plus grande des systèmes gouvernementaux les plus importants de l’Empire américain, à commencer par le principal, celui des USA, est chaque jour plus évidente. Beaucoup ont du mal à constituer des majorités de gouvernement durables non conflictuelles, partout les mouvements populistes se renforcent, parvenant même au pouvoir, en coalition ou seuls comme en Europe de l’Est.
La démocratie libérale n’assumant plus son rôle, la tentation sera donc forte pour ses actuels bénéficiaires de sauver leurs meubles par une alliance et un compromis avec des formations populistes « libéro-compatibles » qui ne demandent que cela.
Un régime mercantiliste plus ou moins nationaliste et agressif à l’extérieur, porté par un régime autoritaire à l’intérieur, coalisant des libéraux et des populistes de droite, ferait parfaitement l’affaire. D’ailleurs le capitalisme autoritaire, très loin d’être une nouveauté, ressemble fort à ce dont rêve la droite républicaine étasunienne.
En dépit des conflits actuels pour le leadership néolibéral, une partie des libéraux et la plupart des populistes de droite sont d’accord sur l’essentiel : pas question de réintroduire l’État et encore moins la démocratie dans le jeu économique.
Les partisans du Brexit sont loin d’être tous des anti-libéraux. De même que Donald Trump, l’ultra-droite des Républicains et bon nombre de formations qui entendent freiner le libre- échange et l’immigration et restaurer l’intérêt national.
Ils ne remettent pas en question le système, seulement ce qu’ils tiennent pour des excès, des déviances, des conséquences d’une gestion fautive, ou la moralité des dirigeants au pouvoir… Les anciens présidents, péruviens – Alberto Fujimori – ou argentins – Carlos Menem – étaient d’authentiques néolibéraux, comme l’actuel président du Brésil – Jair Bolsonaro -. Sous la houlette de Jean-Marie Le Pen, le FN était libéral et aucunement anti-européen, comme la Ligue du Nord qui gouverna d’abord avec Silvio Berlusconi, néolibéral populiste s’il en fut.
Matteo Salvini, son nouveau leader, malgré ses démêlés avec Bruxelles et son recentrage national n’est pas non plus un antilibéral. Néolibéral aussi le FPÖ autrichien et son leader.
Donald Trump qui refuse de freiner l’endettement, moteur de la croissance américaine, ne fait pas autre chose que la politique de Wall Street etc.
C’est pour sauver le système lui-même que la droite populiste condamne ses dérives.
Sarah Palin et les néoconservateurs du Tea Party américain restent des libéraux convaincus, condamnant seulement ce qu’ils tiennent pour des déviances du néolibéralisme – capitalisme de connivence, sauvetage des banques avec l’argent public, puissance de l’oligarchie financière – tout en prêchant le retour aux valeurs morales et religieuses, et le refus de l’impôt comme les Pères fondateurs rêvés des USA, ce que montre la référence à la « Boston Tea Party ».
Ils participent, par ailleurs, de la nébuleuse libertarienne qui professe, elle aussi, un individualisme radical, anti-état et antifiscal. Que l’institut qui a présidé à la naissance du Tea Party ait été financé par deux milliardaires – les frères Charles et David Koch – n’est pas un hasard non plus. De même que leur proximité avec les églises évangélistes.
L’hitlérisme, aujourd’hui épouvantail anti-populisme d’honneur, n’était pas non plus, à ses débuts, anticapitaliste, même si la logique de « l’État total » dont il rêvait l’y a conduit.
« Jamais ni nulle part, rappelle Polanyi, Hitler a promis à ses partisans d’abolir le système capitaliste. Le trait fondamental à son programme est bien plus sa croyance en un fonctionnement sain du système capitaliste dans l’État nationaliste ». D’où la facilité avec laquelle les intérêts industriels se sont ralliés à lui, les secteurs les plus retardataires (industries extractives et sidérurgie) et ceux qui profitaient de la politique de réarmement (chimie), les premiers.
Ensuite, progressivement, les autres, pourtant défavorables à l’interventionnisme économique de l’État, l’ont fait, pour des raisons politiques : faire barrage au communisme et au syndicalisme si nuisible aux affaires.
Dans ses attaques sporadiques, contre le capitalisme, de rigueur dans la phase de conquête pour se rallier les masses, Hitler n’en distingue pas moins soigneusement le « capitalisme prédateur juif » du « capitalisme créateur de richesse non juif ».
Le pouvoir conquis, les critiques disparaîtront même si, pour lui, fondamentalement, « il n’y a pas d’économie libre dans l’État total ».
Elles eussent d’ailleurs été inutiles, tous les capitaines d’industrie appréciant l’éradication brutale des partis de gauche et des syndicats.
Quant à l’économie dirigée, nécessaire à la guerre, elle était finalement un moindre mal – le mal étant la suppression de la propriété des moyens de production promise par le communisme – avec pour bon côté de fournir des débouchés aux entreprises et rapidement de la main d’œuvre servile quasiment gratuite.
Que tous les populismes ne soient pas anti-libéraux, tant s’en faut, signifie qu’une alternative libérale de droite – et/ou de droite extrême – au libéralisme centriste est tout à fait possible, sinon probable vu ce qui reste de la gauche non libérale sur le continent européen et aux USA.
« L’accession au pouvoir des populistes dans tous les pays d’Europe traduit la défiance des masses et l’épuisement d’un système aveugle à ces grandes remises en cause. En Europe, nous voyons donc l’arrivée concomitante au pouvoir des libéraux autoritaires (…) C’est la nouvelle expression du néolibéralisme(7) ».
Si une telle réorganisation des forces politiques ne réglera rien sur le fond – les raisons structurelles de l’échec du système étant toujours là – reculer pour mieux sauter n’en est pas moins gagner du temps et au moins provisoirement protéger, à moindres frais, les intérêts d’une oligarchie prête à accueillir ses sauveurs, comme elle en a l’habitude.
Comme nous l’avons dit, on ne peut pas ne pas trouver – avec les précautions qu’impose le court XXème siècle(8) qui les sépare – quelques ressemblances entre la situation actuelle et celle de l’entre-deux-guerres telle qu’elle ressort de l’analyse de la réforme fasciste de l’économie de marché par Polanyi.
« On peut, dit Polanyi, décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques ».
Le fascisme est pour lui « la solution catastrophe » à l’incapacité de la démocratie libérale de surmonter la contradiction entre liberté totale du marché et démocratie.
Il n’est en rien une réponse à des problèmes nationaux ou locaux mais une réponse à celui qui tourmente l’ensemble des sociétés libéralisées :
« Si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. En même temps, le caractère destructeur de la solution fasciste était évident. Elle proposait une manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue qui était pour l’essentiel, la même dans un grand nombre de pays, et pourtant, essayer ce remède, c’était répandre partout une maladie mortelle. Ainsi périssent les civilisations ».
Comme l’écrivait Mussolini « seul un État autoritaire peut affronter les contradictions inhérentes au capitalisme(9) ».
Pour Hitler aussi, la cause principale de la crise, c’est l’incompatibilité entre l’égalité démocratique et le principe de propriété privée des moyens de production(10).
Une thèse que l’on retrouve chez le très libéral Von Mises(11), pour qui l’interférence de la démocratie représentative avec le système des prix fait baisser la production, tout en maintenant le principe que seul le libéralisme total est compatible avec la liberté tout court. Reste à savoir de quelle liberté et de qui on parle.
Selon Von Mises « l’insoluble contradiction de la politique des partis de gauche en Angleterre, en France et aux États-Unis est qu’ils s’adonnent à l’économie dirigée, sans se rendre compte que, par-là, ils préparent les voies à la dictature et à la suppression des droits civiques. La confusion de toutes les notions est arrivée à ce point qu’ils se proposent de sauver la démocratie avec l’aide des soviets… Il faut s’en rendre compte : le monde a le choix entre la démocratie politique et le système économique basé sur la propriété privée, d’une part, et de l’autre, l’économie dirigée et la dictature. La démocratie et l’économie dirigée sont inconciliables(12) ».
Se trouve ainsi balayé, commente Michel Foucault, « dans une même critique, aussi bien ce qui se passe en Union soviétique que ce qui se passe aux USA, les camps de concentration nazis et les fiches de la sécurité sociale(13) ».
Il s’agit là d’un couplet pris parmi les nombreux qui se retrouveront sous la plume des ultras et néo libéraux qui monopoliseront progressivement la scène académique et médiatique.
Ce que ne dit pas Von Mises c’est que la dictature et un système économique basé sur la propriété privée sont parfaitement compatibles. L’Histoire a montré qu’en cas de difficultés c’était généralement le choix des propriétaires du système.
Au final, dans l’entre-deux-guerres, nombre de pays préfèreront le fascisme au nom de la sauvegarde de l’économie libérale, confondue avec la propriété privée totale des moyens de production. Entre la solution socialiste à la crise – l’extension de la démocratie à la sphère économique – et celle du fascisme – l’abolition de la sphère politique démocratique pour sauver l’économie libéralisée – ils ont choisi la seconde, explique Polanyi.
Dans la théorie fasciste, le capitalisme organisé en branches de l’industrie devient la seule réalité sociale, laquelle se réduira dans les faits à une économie de guerre administrée. Les êtres humains n’y sont considérés que comme des producteurs, ce qui est parfaitement compatible avec le néolibéralisme.
« Dans cet ordre structurel [fasciste], les êtres humains sont considérés comme des producteurs et seulement des producteurs. Les différentes branches de l’industrie sont reconnues légalement en tant que corporation et on leur accorde le privilège de prendre en charge les problèmes économiques, financiers, industriels et sociaux qui surviennent dans leur sphère. Elles se transforment en dépositaire de presque tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires qui relevaient auparavant de l’État politique. L’organisation effective de la vie sociale repose sur le fondement professionnel. La représentation est accordée à la fonction économique : elle devient alors technique et impersonnelle. Ni les idées ni les valeurs ni le nombre des êtres humains concernés ne trouve d’expression dans ce cadre » .
Les vieilles recettes étant immortelles, constatons que la tentation « corporatiste » existe toujours en France, comme le montrent les tentatives récurrentes de transformer le Sénat en CESE, ou les appels récurrents à l’expression et à la représentation de la « société civile » au nom du renouveau démocratique.
Avant de renoncer à la conception révolutionnaire de la représentation du citoyen en tant que citoyen, c’est-à-dire par-delà ses spécificités, pour la remplacer par une représentation des différences ; avant de remplacer la démocratie représentative – la seule qui ait réussi tant bien que mal à fonctionner – par une démocratie essentiellement consultative et participative, (voire par une démocratie directe dont on ignore qui en serait le maître réel), encore faudrait- il lui permettre de fonctionner correctement, ce qui, on l’a vu, n’est plus le cas aujourd’hui.
Il faut se rappeler ce que dit Sieyès : « Le droit de se faire représenter n’appartient aux citoyens qu’à cause des qualités qui leur sont communes, et non par celles qui les différencient. Les avantages par lesquels les citoyens diffèrent entre eux sont au-delà du caractère civil de citoyen(14) », ce qui signifie que le rôle du représentant est d’exprimer son intime conviction éclairée par le débat, pas de représenter des intérêts et encore moins ceux qui ont financé sa campagne ou le parti qui l’a investi.
Ce qui signifie qu’un système où de fait, et très généralement, les parlementaires s’expriment et votent au nom d’un groupe, d’un parti, ne correspond ni au principe révolutionnaire de la représentation, ni à l’article 27 de la Constitution de la Ve République, ce dont le Conseil constitutionnel, toujours prompt à censurer les élus du peuple, se moque éperdument.
Références
(1)Il est significatif dit James K. Galbraith, que Donald Trump ait « gagné son pari dans les États « oubliés » des États-Unis. (…) Les États qui ont voté pour Trump ont été ignorés par les démocrates depuis des années. D’autres, enfin, ont toujours été conservateurs. » (Audition au Sénat.) Un résultat que Michael Moore, avait pronostiqué dès les élections des Gouverneurs un peu auparavant.
(2)Jean-Yves Camus (Audition Sénat).
(3)Jan-Werner Müller dans Qu’est-ce que le populisme ? Gallimard.
(4)Chantal Mouffe – Agonistique – Beaux-Arts Paris Edition.
(5)Ainsi pour le fondateur du FN accueillir quelques centaines de milliers d’Algériens musulmans en France est une calamité alors que pour le député Le Pen, en intégrer cinq ou six millions, comme il le défendit devant l’Assemblée nationale le 28 janvier 1958, est une chance pour la France : « Ce qu’il faut dire aux Algériens, ce n’est pas qu’ils ont besoin de la France, mais que la France a besoin d’eux. C’est qu’ils ne sont pas un fardeau ou que, s’ils le sont pour l’instant, ils seront au contraire la partie dynamique et le sang jeune d’une nation française dans laquelle nous les aurons intégrés. J’affirme que dans la religion musulmane rien ne s’oppose au point de vue moral à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet… je ne crois pas qu’il existe plus de race algérienne que de race française […] ».
(6)La Grande Transformation, Editions Gallimard, collection Tel.
(7)Martine Orange (Audition sénatoriale)
(8)L’Age des extrêmes, histoire du court XXème siècle, Eric J.Hobsbawn, Ed.Complexe, 1999.
(9)La doctrine du fascisme, 1933
(10)Discours de Düsseldorf.
(11)Economiste libéral américain d’origine autrichienne (1861-1973).
(12)Von Mises, Économie dirigée et démocratie, Aujourd’hui N°10 octobre 1938.
(13)Biopolitique, Editions Gallimard.
(14)Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état, PUF.
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