La « démocratie libérale » est ligotée parce que le pouvoir y a été confisqué par l’oligarchie qu’elle a laissé s’installer aux postes de commande. « L’Etat prédateur » étasunien, sorte de « République-entreprise » régulé par une coalition des lobbies de la finance, du numérique, de la communication et de ce qui reste de la grande industrie américaine, évoqué plus haut, en est un bon exemple. La boussole de ses politiques monétaire, fiscale, sociale, extérieure, c’est l’intérêt de groupes d’intérêts. Pas étonnant si les inégalités de revenus et de patrimoines ont explosé et si les services publics tombent en ruine.
Mais la « prédation » n’est pas le seul moyen pour l’oligarchie d’instrumentaliser le pouvoir politique à son profit, il suffit de le désarmer. C’est ce qui s’est passé en France où, au terme d’un demi-siècle d’évolution, un Etat fort selon les manuels de droit constitutionnel, mais désarmé et empêtré, domine un Parlement de figurants.
Si le pouvoir de décision appartient pour l’essentiel aux présidents de la République, les vagues de libéralisations qu’ils ont eux-mêmes orchestrés, les ont privés des moyens réels d’agir. Faute de pouvoir le faire directement ils ont dû faire appel à la sphère privée ; l’oligarchie administrative, un pied dedans un pied dehors, jouant le rôle de trait d’union. Au final s’est installé un système où la limite entre intérêt public et intérêts privés est devenue indiscernable, un système collusif où le Parlement, et a fortiori le bon peuple, occupent la place des spectateurs. Spectateurs sporadiquement grognons pour le premier et remuant pour le second, mais impuissants.
En cinquante ans, le « parlementarisme rationalisé », autrement dit le parlementarisme sous contrainte des débuts de la Vème République évoluera vers une forme de monarchie républicaine plébiscitaire puis, faute de monarque républicain crédible, à une forme originale de Consulat électif. L’élection du président de la République au suffrage universel direct (1962), le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral qui transforme le chef de l’Etat en chef réel de la majorité parlementaire (2000) et quelques autres réformes constitutionnelles mineures, comme le droit pour celui-ci de s’exprimer devant le Parlement réuni en congrès (2008), en marqueront les principales étapes.
Un Président que, jusqu’à présent, le mode de scrutin majoritaire à deux tours a mis à l’abri de la désaffection des électeurs.
Ainsi, comme on l’a vu, en 2017 Emmanuel Macron élu par seulement 43,6 % des électeurs inscrits au second tour peut-il disposer d’une majorité introuvable à l’Assemblée nationale dont la moyenne des députés n’a pas rassemblé plus de 20% des inscrits.
La monarchie plébiscitaire gaulliste qui permettait à un président de gouverner sans le Parlement en s’appuyant sur le peuple, s’est ainsi transformée en un système où, disposant d’une majorité parlementaire automatique, le Président peut gouverner, pendant cinq ans, sans le peuple et sans rendre de comptes à personne, pas même à la justice pour des délits de droit commun.
Cette concentration du pouvoir politique à l’Élysée ne pouvait que s’accompagner d’un double mouvement. Un mouvement de politisation des sommets de la haute fonction publique par le biais des nominations au tour extérieur dans les grands corps et par la sélection des membres des cabinets élyséen et ministériels devenus passages obligés pour les hautes responsabilités. Et un mouvement de bureaucratisation des sommets politiques de l’Etat.
À en croire une tribune de hauts fonctionnaires anonymes, publiée quelques mois après la formation du nouveau Gouvernement(1), une étape nouvelle aurait été franchie avec l’élection d’Emmanuel Macron. Du pouvoir d’influence de l’oligarchie administrative exercé à travers l’appartenance aux cabinets élyséen ou ministériels, on serait passé à une oligarchie administrative s’assumant comme politique par l’exercice direct du pouvoir. À une pratique marginale, aurait succédé une vague de fond significative de ministres choisis par le Président de la République et son Premier ministre parmi les directeurs et directrices de la haute administration.
Les chiffres laissent, en effet, rêveur : « Parmi les quatorze ministres ou secrétaires d’État qui pourraient être considérés comme venant de la « société civile », la plupart d’entre eux avaient auparavant exercé de très hautes responsabilités administratives, le plus souvent de direction d’administration centrale ». Ce n’est plus le ministre qui choisit les directeurs d’administration mais les directeurs d’administration qui deviennent ministres. La réversibilité entre les fonctions politique et administrative est devenue ainsi totale.
Paradoxalement le mouvement de libéralisation des appareils économiques et financiers du pays rendra indispensable cette bureaucratisation des sommets de l’Etat. C’est, en effet, l’oligarchie administrative qui fera le lien entre le pouvoir politique et un pouvoir économico- financier devenu énorme et indépendant. Un rôle d’autant plus naturel pour elle qu’au fil des privatisations une bonne partie des hauts fonctionnaires, pour beaucoup installés à la tête des grandes entreprises et des banques par les nationalisations des premières années Mitterrand, survivant aux vagues de privatisation, y étaient restés ! D’autant plus naturel que l’ordolibéralisme régnant appelait la mise en place d’Autorités administratives « indépendantes » (AAI) pour assurer le bon fonctionnement du marché. Les « grands corps » (Conseil d’Etat, Cour des comptes, Inspections générales des finances) seront le vivier des futurs responsables de ces AAI.
Le pli étant pris, on va voir se multiplier les conseils, les comités, agences de ceci ou de cela, nommés, dont la seule légitimité est censée être la compétence à moins que ce ne soit leur capacité à deviner, en toute indépendance, ce que souhaite l’exécutif et/ou les milieux dont ils doivent assurer la régulation. Ainsi, lors de la Covid-19, l’opinion publique se frottera les yeux en découvrant le corporatisme et les liens multiples de ces organismes publics avec les grands laboratoires et fabricants de médicaments.
Cette double évolution antidémocratique réduira le Parlement, sauf circonstances exceptionnelles, au rôle de chambre d’enregistrement. Le partenaire obligé de l’Exécutif, c’est désormais l’oligarchie administrative devenue un véritable pouvoir politique.
La réduction significative du champ d’intervention de l’Etat, effet de la privatisation de l’appareil de production et du système financier public, est clairement la conséquence directe du choix libéral et européen.
En privatisant le système bancaire et en s’interdisant de le réglementer, la France s’était déjà privée de la maîtrise de sa monnaie scripturale et des possibilités de financement de son économie qui vont avec.
L’interdiction européenne des aides sectorielles aux entreprises au nom de l’équité concurrentielle, la prive en outre de toute possibilité de politique industrielle.
En intégrant la zone euro, la France perd, tout pouvoir en matière monétaire. Comme on l’a dit, elle ne peut plus « battre monnaie » donc financer ses déficits, sa dette et son économie par ce moyen, comme tous les pays souverains. Ce pouvoir appartient désormais aux marchés, autant dire aux spéculateurs sous le joug desquels elle s’est placée volontairement. Jusqu’au passage à l’euro, les autorités monétaires françaises étaient tétanisées par le taux de change Franc/Mark ; après, ce sera par le « spread » français(2), nouvelle forme de la suprématie allemande. On mesure le progrès !
S’agissant de la monnaie banque centrale, le pouvoir d’émission appartient évidemment à la BCE qui ne l’utilisera ni pour financer la dette publique, ni l’économie ni même ponctuellement une relance de l’économie réelle.
La France perd aussi toute possibilité de jouer sur le taux de change de sa monnaie. Condamnée à subir un euro trop fort pour la gamme de produits qu’elle exporte mais trop faible pour l’Allemagne, ainsi favorisé, elle doit supporter un déficit quasi permanent de sa balance extérieure.
Membre de la zone euro, après la crise de 2008 qui fera exploser la dette publique et la crise grecque, condamnée avec la plupart des pays de la zone, à une diète perpétuelle, la France sera de plus interdite des politiques budgétaires indispensables à la redynamisation de son économie et donc à toute lutte sérieuse contre la chômage.
L’Etat se rétractera toujours un peu plus, réduisant, budgets après budgets, les effectifs de la fonction publique non oligarchique, multipliant les AAI, les agences et autres démembrements de l’Etat, facilitant les départs des fonctionnaires qui le souhaitent vers le privé ; laissant fondre sa capacité d’expertise ; transférant aux collectivités locales la charge des services publics de proximité les plus coûteux et une bonne partie de l’aide sociale ; nouant des Partenariats Publics Privés (PPP), chargeant des opérateurs privés d’équiper le pays au frais des consommateurs (opérateurs du numérique ou de téléphonie mobile, gestionnaires d’autoroutes etc.) ou simplement réduisant les moyens ou les aides nécessaires au bon fonctionnement des services publics « non rentables » : hôpitaux, transports…
En attendant de pouvoir être complètement privatisés, les entreprises et les services publics marchands qui ne le sont pas encore, sont soumis aux règles de la concurrence et les services publics non marchands progressivement réorganisés selon les principes managériaux en l’honneur dans le privé.
Empêtré dans les jeux de pouvoir des hiérarques disposant de celui de retarder éternellement et même de faire capoter n’importe quelle réforme ou décision qui leur déplait. A moins que ce ne soient dans le faisceau des recommandations « désintéressées » des hauts fonctionnaires amateurs du revolving doors, autrement dit, du pantouflage et rétro- pantouflage.
Empêtré dans les opérations de séduction ou d’intimidation des puissances que sont devenues les grands « investisseurs » ou les multinationales. Si, seuls les investisseurs peuvent créer des emplois, comme dit Emmanuel Macron, on n’a pas d’autre choix que de leur donner satisfaction. Difficile aussi de ne pas courtiser les banques dont dépend le placement de la dette publique, de ne pas répondre à leurs cris d’orfraie dès que pointe à l’horizon le moindre projet de réglementation défavorable au business.
Empêtré, comme l’a bien montré la crise sanitaire actuelle dans le corporatisme des multiples acteurs en charge de la santé publique, dans les intérêts des laboratoires pharmaceutiques et de leurs obligés.
Empêtré dans les opérations de sous-traitance, de plus en plus sophistiquées, des actions qu’il n’a plus les moyens de réaliser lui-même : délégations, marchés, contrats, partenariats public- privé (PPP), autorisations d’exploitation du domaine publique comme celles accordées aux opérateurs téléphoniques privés, etc.
Empêtré dans les jeux d’influence de grands corps qui se targuent pourtant de n’avoir aucune action politique : Conseil d’Etat grâce à son réseau au sommet de l’Etat, Cour des comptes particulièrement. Les nominations successives de deux politiciens socialistes à la présidence de la Cour des comptes par un président de droite puis gauche-droite ne manquent pas de saveur(3).
Ainsi, l’apparition en majesté, sous les feux et les fleurs médiatiques du président de la Cour des comptes, par ailleurs président du haut conseil des finances(4), dénonçant rituellement le peu d’entrain à la rigueur budgétaire du gouvernement, n’aurait rien de politique. Pas plus que le ballet bien réglé des critiques de la Cour envers le gouvernement qui lui permettent de justifier à l’opinion publique le purgatoire budgétaire imposé à la Nation au nom des engagements français, ou celles du gaspillage permettant de justifier la suppression d’organismes aussi utiles que la MIVILUD ou l’Eprus(5).
La même démonstration pourrait être faite pour le conseil d’Etat dans l’exercice de son rôle de conseiller du gouvernement.
Empêtré enfin dans la jurisprudence ou l’avis des multiples AAI et API, Agences, conseils et hauts conseils, comités et hauts comités de ceci ou de cela(6).
Au final on ne sait plus qui est responsable de quoi. Si tel était le but du pouvoir, c’est réussi mais pas étonnant que l’opinion publique en reste perplexe.
Que, dans le système politique français le Parlement ne joue qu’un rôle de second plan est, évidement conforme à la logique du « parlementarisme rationalisé ». Une logique du « tout ou rien » où une décision du Gouvernement ne peut être empêchée tant qu’une nouvelle majorité parlementaire ne se décide pas à le renverser. D’où l’accumulation de dispositions nombreuses, minutieuses et complexes, sur le détail desquels il serait inutile de revenir ici. Pour l’essentiel : les mécanismes du vote bloqué – art.49, alinéa 3 de la Constitution, dit « 49- 3 » -, de la motion de censure, la maîtrise de l’ordre du jour des Assemblées par le Gouvernement(7), la liberté laissée à lui seul de réunir les commissions mixtes paritaires, la procédure des ordonnances, l’article 40 interdisant toute proposition parlementaire ayant un impact financier, la réduction du champ d’intervention du Parlement (séparation de la loi et du règlement), la possibilité pour le Gouvernement de déclarer « l’urgence » et donc de faire adopter ses projets de loi en une seule lecture (aujourd’hui le texte le plus insignifiant est devenu urgent), etc.
L’usage du référendum, pour de Gaulle permettait au chef de l’Etat de vérifier la légitimité démocratique des décisions ainsi imposées au Parlement. Après l’échec malheureux de 2005 plus aucun président ne risquera l’aventure. En régime de consulat électif, la légitimité du détenteur de l’essentiel des pouvoirs ne sera plus vérifiée que tous les cinq ans.
Si la logique des institutions poussait à cette évolution anti démocratique, elle n’aurait pu être aussi profonde sans la conversion au néolibéralisme des partis de gouvernement.
Toutes les coalitions politiques, de centre gauche, de centre droit ou d’extrême centre qui alterneront au pouvoir seront d’accord sur l’essentiel : préserver l’ordre libéral, la construction européenne qui lui donne une forme d’idéal, et les institutions de la Vème république crépusculaire qui lui conféraient une légitimité historique. Les divergences portaient seulement sur les moyens d’apaiser la sécession populaire qui menaçait l’ordre établi : carotte, bâton ou les deux mais selon quel dosage ?
Très logiquement la République se mettant en marche, l’interopérabilité du personnel politique s’imposa : le Premier ministre venu de la droite puis dans l’ordre des préséances, un ministre d’Etat, ministre de l’intérieur venu de la gauche, difficile de faire mieux.
Ainsi se mit ainsi en place une étrange machine législative : plus le Parlement s’affaiblissait politiquement, plus il légiférait et moins il débattait au fond des textes proposés. Il appartenait au gouvernement et à ses relais à l’Assemblée nationale, ainsi qu’au Sénat quand la majorité le soutenait, de fixer ce dont il était licite de parler. Etrange système où le Parlement peut débattre sans fin de questions subalternes relevant parfois clairement du règlement, donc du seul gouvernement, et se voir interdit de parole sur des questions essentielles, au nom de l’article 40 ou 4561 selon la mode du moment.
Jean-Louis Debré, peu soupçonnable de défiance envers la Constitution, alors président de l’Assemblée nationale, relevait lui-même l’inflation des textes et leur allongement au fil des années : le recueil des lois, dit-il « est passé de 380 pages en 1964 à 560 en 1978, 1020 en 1989, 1300 dix ans plus tard, 1600 en 2002 », à 2350 pages en 2004 ! Et d’ajouter « Depuis de nombreuses années, nous votons sous forme de loi bon nombre de dispositions de nature réglementaire : pas une loi, en particulier, sans qu’un ministre se voit gratifier d’un comité, d’une conférence, d’une commission… et je ne me prononce pas sur leur utilité ».
Inutile de préciser que le résultat de cette inflation ce sont des textes de plus en plus illisibles, inapplicables et la réduction du contrôle réel de l’activité gouvernementale.
Comme si l’activisme législatif était devenu pour le Gouvernement une manière de l’occuper, donc de le domestiquer. La méthode dont usa Louis XIV avec ses « Grands » adversaires avec le succès que l’on sait.
Si par hasard, avec l’accord du Gouvernement, était voté un texte froissant les intérêts privés, le Conseil Constitutionnel, une fois admis la prévalence sur la loi des règles(8), pouvait l’annuler s’il était saisi par voie de Question Prioritaire de Constitutionnalité(9) (QPC).
Ainsi, en novembre 2013, a-t-il censuré une disposition parlementaire prévoyant que les schémas d’optimisation fiscale, spécialité de certains cabinets d’avocats d’affaires, soient soumis à Bercy avant d’être mis à la disposition de leurs clients. Le 21 novembre 2016, c’est au tour d’un décret de Michel Sapin instituant un registre public des trusts dans les paradis fiscaux. Le 8 décembre 2016 c’est au tour de l’article 137 de la loi Sapin visant à réduire les avantages fiscaux tirés de l’installation de sièges sociaux fantômes dans les paradis fiscaux d’être censuré.
Le 29 décembre 2017, c’est la taxe dite « Google » votée avec la loi de finances 2017 qui passe à la trappe. Motif : non-respect du principe d’égalité des citoyens devant l’impôt ! Etc.
La QPC est devenue, selon l’expression de Xavier Dupré de Boulois, un « supermarché des droits fondamentaux(10) ».
Ainsi, explique-t-il «la configuration actuelle de la QPC a permis le développement d’une pratique des sociétés commerciales consistant à soulever des moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels dont elles ne sont pas titulaires pour obtenir du juge qu’il abroge une disposition législative qui nuit à leurs intérêts économiques. La catégorie des droits constitutionnels devient alors un vaste supermarché où les opérateurs économiques puisent des ressources argumentatives au gré de leurs besoins. Quitte pour cela à détourner ces droits de leurs finalités initiales. »
Le plus étonnant c’est que cette marginalisation politique du Parlement soit largement le produit de l’organisation interne des Chambres et de son consentement, comme si la volonté du Gouvernement étant assurée de prévaloir, on gagnait du temps à choisir d’emblée le moindre mal, sans autre combat que de forme.
L’organisation hiérarchisée des Chambres, répartissant les responsabilités et les moyens d’expression en fonction des effectifs partisans, permet, par ailleurs – au nom de l’équité – d’éviter tout risque de contagion des idées hétérodoxes.
La Constitution peut bien prévoir que « tout mandat impératif est nul » – article 27 alinéa 1 – signifiant par là qu’un parlementaire ne peut s’exprimer et n’agir qu’en son nom, la réalité – à laquelle le Conseil constitutionnel n’a jamais rien trouvé à redire – c’est que dans la discussion générale qui ouvre l’examen de tout texte soumis au parlement, les temps de parole étant attribués aux groupes a proportion de leur taille, il s’exprime essentiellement au nom de ceux- ci ou avec leur accord.
Ce qui signifie accessoirement que les débats n’ont pas lieu à armes égales et explique qu’ils soient remplacés par des discours parallèles largement répétitifs, sans intention même de convaincre. Si on continue à parler de « débats parlementaires », c’est par habitude.
Ainsi se trouvent justifiées les restrictions récurrentes – au nom de la modernisation des institutions parlementaires – des temps de parole consentis aux parlementaires et la transformation, trop souvent, du Parlement en chambre de muets ou de bavards.
Un règlement pointilleux, démocratiquement voté, sous surveillance du Conseil constitutionnel donne un semblant de légitimité à cette neutralisation du Parlement, l’administration omniprésente des chambres et plus encore la routine sécurisante faisant le reste.
L’origine de cet état de fait, c’est le caractère faussement démocratique du fonctionnement des groupes, qui dans les parlements en général et en France en particulier ont le pouvoir réel ainsi que des partis majoritaires dont ils sont l’émanation.
La maxime favorite de Jean-Claude Gaudin, longtemps Vice-président du sénat – « Vous pourrez me convaincre ; vous ne pourrez pas modifier mon vote » – est significative.
Significative aussi, cette explication de Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat lors de l’examen, a vitesse accélérée, des amendements au projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquence de l’épidémie covid-1965 : « Tout est dans l’ordre ! Les socialistes ne veulent pas de dérogation au code du travail ; la droite en veut. La commission des affaires sociales, dominée par la droite, va dans le même sens et, inspirés par la même philosophie, nous reprenons sa proposition ».
Tout cela n’est qu’affaire de routine, inutile de discuter sur le fond, on soutient le camp auquel on appartient !
Au final, à quelques exceptions près, quelles que soient leurs convictions, intimes ou exprimées, les membres des groupes majoritaires se plient à la discipline de groupe, sauf exception – examen de textes à portée éthique (IVG, fin de vie, PMA …) -, ceux de l’opposition devant se contenter de la fonction tribunicienne.
Le véritable interlocuteur, comme au théâtre n’est pas sur la scène mais à l’extérieur de l’hémicycle.
On ne débat plus, on communique.
On communique, parce que les média sont devenus l’une des scènes essentielles du théâtre politique, des scènes dont sont propriétaires une dizaine d’oligarques dont cinq font partie des dix premières fortunes françaises. Dix milliardaires dont la fortune est issue de l’industrie de l’armement, du commerce de luxe, du BTP, de la téléphonie et de la banque, détenant 90% de la diffusion de la presse écrite, contrôlant plus de 50 % de l’audience télévisuelle et 40 % de l’audience radiophonique.
Des médias qui n’ont rien du quatrième pouvoir indépendant nécessaire au bon fonctionnement de toute démocratie véritable comme le veut la légende urbaine, le type même du pouvoir d’influence.
Pour reprendre l’analyse de Blaise Magnin et Henri Maler, leur pouvoir se résume à sélectionner les problèmes méritant d’être débattus par l’opinion publique, à fixer les termes et les problématiques de ces débats, à valider les opinions acceptables en passant les autres sous silence, les caricaturant ou les déformant au besoin.
« Les médias ne fabriquent pas, à proprement parler, le consentement des peuples, mais ils sont parvenus, en quelques décennies, à réduire considérablement le périmètre du politiquement pensable, à reléguer en les disqualifiant les voix contestant l’ordre social et à imposer la centralité et la crédibilité des thèses et des solutions néolibérales. Ce faisant, ils ont construit jour après jour, par un unanimisme savamment organisé, un consensus qui tient pour évidentes et naturelles une doctrine sociale, une organisation économique et des options politiques qui protègent et favorisent les intérêts des dominants(11) ».
On est bien loin du journalisme idéal d’Albert Londres, ni faire plaisir, ni faire tort mais « porter la plume dans la plaie ».
Les média sont devenus la plaie et le couteau des sociétés contemporaines.
Leur fonction n’est pas tant de former des opinions que d’empêcher la diffusion de celles qui pourraient avoir un effet dissolvant sur le consensus dominant. Parmi les méthodes utilisées : perdre les curieux par l’accumulation d’informations et « d’avis autorisés » contradictoires, souder une majorité contre un ennemi désigné.
Si l’extrême droite a joué ce rôle dès qu’elle put apparaître comme un danger électoral, c’est aujourd’hui le « populisme » qui la remplace. Que personne ne sache exactement quel produit désigne cette étiquette importe peu, au contraire, un épouvantail aux habits flottants est encore plus inquiétant.
Pour les média et les ligues de vertu libérales, le populisme, clairement ou insidieusement est partout, se nichant là où on l’attendrait le moins. Tout esprit libre qui par malheur jouit d’une notoriété durable auprès du public est un populiste à neutraliser. Ainsi, le professeur Didier Raoult en désaccord public avec la manière dont les pouvoirs publics et leurs « dépendances- indépendantes » ont géré la crise sanitaire, s’est-il retrouvé récemment populiste d’honneur(12).
Mais c’est évidemment dans le combat pour le pouvoir que l’ennemie immonde est le plus utile, qu’il le soit ou non n’a pas à être démontré parce que c’est sans importance. Aujourd’hui se présenter en rempart du populisme, pour un candidat libéral à la présidence de la République, est un placement sûr. Le dernier élu en date n’y a pas échappé.
La démarche politique que j’ai initiée, confie Emmanuel Macron à Médiapart, deux jours avant le second tour des présidentielle, « a créé cette polarité réelle entre un parti d’extrême droite, réactionnaire, nationaliste, anti-européen, antirépublicain, et un parti progressiste, patriote, pro-européen, qui réconcilie la gauche de gouvernement, une partie de la droite sociale, pro- européenne, une partie d’ailleurs du gaullisme, et le centre(13).
On va voir que la recette est de moins en moins efficace.
Références
(1)Le Monde, 21 février 2018.
(2)Différence entre le taux accordé par les financiers à l’Allemagne présumée être le débiteur le plus sûr et celui consenti aux autres pays.
(3) Didier Migot par Nicolas Sarkozy et Pierre Moscovici par Emmanuel Macron.
(4) L’œil de Bruxelles.
(5)La MIVILUD est l’organisme interministériel qui était chargé de la lutte contre les dérives sectaires, l’Eprus, l’Etablissement public en charge de la constitution et de la gestion du stock national de médicament et du matériel permettant de faire face aux épidémies. Créé en 2007, progressivement privé de budget, aucune épidémie n’ayant affecté l’Europe, il sera supprimé en 2016. La pandémie de la Covid-19 montrera la limite de ce court-termisme comptable.
(6) Autorité administratives ou Autorité publique Indépendante, sans compter celles qui en font fonction sans en avoir le titre. Quant au nombre des Agences, il a explosé, passant de 103 en 2012 à quelque 1200 en 2019. La formule est censée permettre de dégager 10 Md€ d’économie, ce qui évidemment s’avéra faux.
(7) Ce qui explique qu’au moins 95% des textes examinés sont des projets de loi d’origine gouvernementale. A part ça, les parlementaires disposent du droit d’initiative !
(8)S’agissant de de l’article 40, la notion de « dépense publique » s’entend non seulement de celles de l’État mais de celles au sens de Maastricht – les traités prennent ainsi valeur constitutionnelle. L’article 45, dit de « l’entonnoir » limite le droit d’amendement en deuxième lecture d’un texte.
(9)Jurisprudence du 10 juin 2004
(10) Une grande avancée démocratique, selon Nicolas Sarkozy auquel on doit cette innovation constitutionnelle censée faire un bond en avant formidable aux libertés. (réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008).
(11)RDLF 2014, chron. n°2 Xavier Dupré de Boulois est professeur de droit publique à Paris I.
(12)20 mai 2020
(13)ACRIMED 19 mars 2018
Si vous aimez notre travail, c’est par ici !
C’est encore mieux version papier.