Le Retour de la question stratégique

S’expliquer avec Saint-Just

« Ni Soboul, Ni Furet ». Voilà le cri lancé par Miguel Abensour aux esprits dogmatiques qui voudraient enfermer l’événement Révolution française dans l’alternative stérile entre apologie naïve et « préfiguration du totalitarisme ». Abensour, aidé en cela par l’œuvre de Remo Bodei, propose une nouvelle lecture de l’événement révolutionnaire, et de l’action des jacobins, en le confrontant aux écrits de Spinoza. Parmi les éléments souvent passés inaperçus, la compréhension fine des passions politiques développée par les jacobins, et l’un de leur principal représentant : Saint-Just. La théorie des institutions qui en ressort n’est certes pas dénuée de contradictions, voire d’idéalisme, mais en poursuivant dans la direction donnée par Remo Bodei et Miguel Abensour, il est possible de retrouver le « coup de génie » de Saint-Just.
L’instution comme production immanente du social

La notion d’institution n’est pas sans connaître certaines évolutions dans la pensée de Saint-Just. Celui-ci l’utilise tout d’abord dans l’acceptation courante de l’époque, c’est-à-dire comme « l’établissement, la création d’un ordre ; l’objet pour lequel un ordre a été institué ; enfin l’éducation ». Mais il existe également un emploi spécifique qui apparaît dès son discours du 10 octobre 1793 (« Pour un gouvernement révolutionnaire ») et trouve sa forme la plus aboutie dans le discours du 9 Thermidor ainsi que dans les Fragments sur les institutions républicaines. Ici l’institution est mise en opposition avec d’autres notions, notamment celles de loi et de contrat, et se définit, comme le note Miguel Abensour, comme « recherche d’une positivité républicaine ».

L’institution est envisagée directement à partir des tâches à accomplir : elle est l’instrument révolutionnaire qui doit, à partir des antagonismes sociaux tels qu’ils se présentent à l’époque, faire passer la France de l’état sauvage à la cité de droit social »

En d’autres termes, l’institution est envisagée directement à partir des tâches à accomplir : elle est l’instrument révolutionnaire qui doit, à partir des antagonismes sociaux tels qu’ils se présentent à l’époque, faire passer la France de l’état sauvage à la cité de droit social (2). C’est cet emploi de la notion d’institution qui nous intéresse ici dans la mesure où il offre deux points de rapprochement, et de confrontation, avec le spinozisme : l’institution est analysée comme produit de la conflictualité du social et non comme production transcendantale ; cette origine sociale débouche chez Saint-Just comme chez Spinoza sur une conception spécifique du pouvoir politique comme mobilisation des masses/de la multitude à travers la production d’affects communs.

Au sein du Traité politique est posée la question de savoir d’où l’Etat (les institutions) tire sa souveraineté. La réponse est simple : du corps social lui-même ou plus précisément de ce que Spinoza nomme la puissance de la multitude ; c’est-à-dire d’un conglomérat de puissances individuelles (3) qui surpasse chacune d’entre elles et qui possède la capacité de s’auto-affecter collectivement.  En d’autres termes la souveraineté (l’imperium) dans la pensée spinoziste n’est rien d’autre qu’un droit-puissance supérieur composé des droits-puissances individuels et qui repose en dernière instance sur sa capacité à soumettre lesdites puissances individuelles à travers la production d’un affect commun.

Certes Saint-Just n’a pas la profondeur philosophique de Spinoza et semble ignorer le concept de multitude. En revanche l’Etat se présente également chez lui comme un produit immanent du corps social et constitue le moyen pour celui-ci de persévérer dans son être en assurant les deux tâches essentielles que sont son indépendance et sa conservation. Le monde social de Saint-Just est en cela proche de celui de l’auteur du Traité politique et prend la forme d’un jeu de forces d’où émerge l’institution. L’un et l’autre se séparent nettement d’une vision contractualiste de la société pour développer une philosophie de l’immanence d’où il ressort que l’Etat se constitue d’abord comme appareil de capture des puissances individuelles.

Cela ne manque pas d’avoir une influence sur la façon dont l’action politique est conçue chez Saint-Just comme chez Spinoza. L’un et l’autre envisagent le pouvoir politique comme emprunt si bien que la phrase d’Alexandre Matheron au sujet de la philosophie politique de Spinoza pourrait très bien s’appliquer également à celle de l’auteur des Fragments des institutions républicaines : « Le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets »(4). Le gouvernement révolutionnaire, tout comme le souverain dans la doctrine spinoziste, est envisagé uniquement comme détenteur d’une puissance dont il n’est pas originaire.

Plus encore que ses préoccupations théoriques c’est la pratique du pouvoir par Saint-Just qui incarne le mieux cette idée. Dans les derniers mois de l’année 1793 Saint-Just, amère, affirme que la révolution est glacée, le mouvement populaire manque d’impulsion, la question se pose alors de savoir comment retrouver le dynamisme révolutionnaire. Et sans abandonner le terrain de la raison, Saint-Just se penche sur les passions. « Je pense que nous devons être exaltés, cela n’exclut point le sens commun ni la sagesse (5)». La cité de droit social est également une « cité ardente ». Tout comme Spinoza, il fait voler en éclat l’opposition entre la raison et les passions. C’est par la production d’affects communs que la révolution pourra être « dégelée ». Certes le corps social est encore chaud, il remue, mais les premiers signes de cristallisation se font jour alors même que l’œuvre révolutionnaire n’est pas terminée. Il y a encore un décalage entre un Etat désormais républicain et des Français aux mœurs encore profondément monarchiques. Il revient au gouvernement révolutionnaire de mobiliser le corps social à travers des mécanismes affectifs.

Tout comme chez Spinoza, les affects jouent donc un rôle primordial dans le déroulement des crises dans la pensée de Saint-Just. Ils sont cet élément nécessaire au dynamisme révolutionnaire, l’instrument qui permet d’introduire une trajectoire séditieuse. »

Tout comme chez Spinoza, les affects jouent donc un rôle primordial dans le déroulement des crises dans la pensée de Saint-Just. Ils sont cet élément nécessaire au dynamisme révolutionnaire, l’instrument qui permet d’introduire une trajectoire séditieuse. Si dans la philosophie spinozienne la crainte et l’espoir sont les affects politiques les plus essentiels et ceux que l’on retrouve dans chaque complexion institutionnelle, ce rôle est joué par la terreur et la vertu dans la pensée de Saint-Just. C’est peut-être ici d’ailleurs que l’Archange de la révolution se fait plus rigoureux que l’Incorruptible.

Là où Robespierre fait de la vertu le ressort du gouvernement populaire en temps de paix et de la terreur un simple instrument de la vertu lorsque survient une révolution, Saint-Just maintient tout du long la tension dialectique entre les deux termes et en fait deux principes distincts à disposition permanente du gouvernement. Il ne peut y avoir de vertu sans terreur de même que chez Spinoza il ne peut y avoir d’institution sans mobilisation tantôt de la crainte tantôt de l’espoir.

Mais Saint-Just ne verse pas dans ce qui serait une forme de spontanéisme avant l’heure. La mise en mouvement du corps social par les affects collectifs ne peut pas se produire à n’importe quel moment. Il faut avant tout que des « nœuds affectifs » se produisent, que des seuils de tolérance soient dépassés pour que le corps social sorte de son inertie et que des passions séditieuses voient le jour. « Sans doute, il n’est pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l’on fait est un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand, pour que l’opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt »(6).

Difficile ici de ne pas penser au concept d’indignation que Spinoza définit dans le Traité politique comme ce quant-à-soi qui fait dire « pas au-delà de ça, tout plutôt que ça » et qui correspond au point de non-retour, à la limite, du pouvoir d’affecter d’une institution sur le corps social. Ici se trouve certainement le génie de Saint-Just : loin de verser dans une conception miraculeuse ou volontariste de l’événement révolutionnaire comme certains le font encore de nos jours, il est attentif au rythme du social et fait habilement dialoguer les dimensions synchronique et diachronique des sociétés humaines.

Le droit naturel de Spinoza contre l’institutionnalisme naïf de Saint-Just

Cependant, la théorie des institutions de Saint-Just ne va pas sans poser problème. Là où Spinoza (7) fait de la conflictualité du social un horizon indépassable et où toute institution n’est jamais qu’un affect commun voué à dépérir sous les coups d’affects plus puissants, Saint-Just se révèle incapable de penser ce dépérissement de manière aussi nette. Il y a une forme de schizophrénie dans sa pensée, ou tout au moins de contradiction. D’une part il fait des institutions républicaines un horizon indépassable réalisant l’harmonie du corps social ; d’autre part son attachement indéfectible au droit exclusif du peuple à l’insurrection montre qu’il n’est pas insensible à l’idée que des situations d’indignation (dans le sens que donne Spinoza à ce concept) puissent se produire alors même que les institutions républicaines sont déjà en place.

Dans la pensée de Spinoza, la bifurcation vers une trajectoire séditieuse n’a rien de fatal mais elle n’a rien d’impossible non plus. L’institution n’est jamais qu’une stabilisation temporaire des rapports de force présents au sein du corps social. Si ces rapports se déséquilibrent, l’affect de reconnaissance de l’autorité institutionnelle et d’obéissance à ses commandements (l’obsequium) pourrait bien être remis en cause et créer une crise institutionnelle.

La politique n’existe que par la présence de conflit au sein du social. Une fois atteint une situation non conflictuelle et unitaire de la cité les relations politiques n’auront plus lieu d’être ; « alors, le social non brisé, non brimé par le politique, pourra laisser jouer à fond sa spontanéité créatrice »

Rien de tel chez l’auteur des Fragments sur les institutions républicaines. Saint-Just est conscient de la situation de conflictualité qui règne dans le corps social. Il combat d’ailleurs ce qu’il appelle le fédéralisme civil, mais il en fait une situation provisoire que l’événement révolutionnaire doit résoudre. Dans la mesure où la vie sociale précède le politique chez lui, la société n’est pas immédiatement politique, elle l’est en revanche accidentellement. Les institutions ont pour fonction de faire passer la société de l’état sauvage, aussi dénommé état politique, à la cité de droit social qui est une cité non politique. La politique n’existe que par la présence de conflit au sein du social. Une fois atteint une situation non conflictuelle et unitaire de la cité les relations politiques n’auront plus lieu d’être ; « alors, le social non brisé, non brimé par le politique, pourra laisser jouer à fond sa spontanéité créatrice ».

Dans le conflit qui oppose Spinoza à Hobbes au sujet de la fin de la politique, Saint-Just se serait retrouvé certainement du côté du second. Il est un institutionnaliste rêveur dans la mesure où il considère que le droit est en capacité de stabiliser une bonne fois pour toutes le corps social. Comme le note Miguel Abensour son « indéterminisme économique, exprimé à plusieurs reprises, le renvoie vers la pensée d’une formation sociale à contre-courant de l’évolution économique, vers la petite production agraire ou artisanale, résultat de la décomposition du mode de production féodal. » (8) Pourtant, cette pensée de l’institution républicaine comme libération définitive du social et suppression de la politique n’est pas aussi homogène qu’on veut bien le croire. Saint-Just est également un penseur du droit exclusif du peuple à l’insurrection ; un droit qu’il veut sauvegarder y compris après l’installation des institutions républicaines.

Au-delà de l’idée selon laquelle la positivité républicaine et la cité unitaire seraient constituées d’un monde où l’ensemble des antagonismes sociaux auraient disparu, Saint-Just fixe deux autres impératifs que doivent remplir les institutions républicaines : elles doivent être la garantie du gouvernement d’un peuple libre contre la corruption des mœurs ; elles doivent être la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement.

Dans une France totalement républicaine l’Etat aurait certes était réduit au maximum au nom de l’extinction des relations politiques, mais un gouvernement continuerait d’exister, et il n’est pas improbable aux yeux de Saint-Just que ce dernier soit corrompu. Saint-Just n’est donc pas insensible à l’idée de dépérissement mais il ne la conçoit que dans le domaine des mœurs et du gouvernement et non dans celui des institutions. Bien sûr cela ne manque pas d’étonner. (9) Mais une fois passé ce premier sentiment il est possible de voir toutes les implications pratiques d’une telle idée. Tout comme chez Spinoza il n’y a pas d’abandon des droits naturels au moment de l’entrée dans la cité de droit social et aucune aliénation de ces droits n’est possible. Plus pertinent encore, les institutions républicaines justifient le recours à ces droits naturels, lorsque la situation l’impose, à travers le droit à l’insurrection.

Tout se passe donc comme s’il y avait deux Saint-Just : l’un met fin à la politique, et à l’histoire, en pensant pouvoir atteindre un corps social harmonieux ; l’autre la maintient à travers l’idée que rien ne peut empêcher la dynamique collective des affects de pencher du côté de la révolte. La confrontation de son action avec l’œuvre de Spinoza fait pencher la balance du côté du second Saint-Just ; et ouvre la voie à une nouvelle lecture du jacobinisme, certes encore embryonnaire, mais déjà rafraichissante.

Références

(1) Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, Sens et Tonka, 2019

(2) La loi et le contrat correspondent dans la pensée de Saint-Just à une conception individualiste du droit : la loi se manifeste comme volonté générale et le contrat comme concours de volontés particulières. L’un et l’autre entretiennent un rapport d’extériorité vis-à-vis du peuple. A contrario l’institution « porte en elle l’idée d’œuvre unitaire et collective à accomplir, tend à abolir cette extériorité en faisant appel à la participation du peuple, à son adhésion, et en s’imposant par la persuasion ». Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, Sens et Tonka, 2019 p.118

(3) Dans la pensée de Spinoza, le conatus désigne l’effort déployé par chaque chose pour persévérer dans son être, chez l’être humain le conatus est d’emblée désirant mais sans objet. Il trouve donc ses affections dans les choses extérieures. Dans la mesure où il évolue la plupart du temps au sein d’un corps social il est affecté par celui-ci et par les autres êtres humains qui le composent. Ce sont ces conatus en tant que puissances désirantes qui forment collectivement ce que Spinoza appelle la puissance de la multitude.

(4) Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, éditions de Minuit, 1988.

(5) Saint-Just, Fragments sur les institutions républicaines, Torino Einaudi, p.52.

(6) Saint-Just, Fragments sur les institutions républicaines, Torino Einaudi, 1959, p.52

(7) Et de nos jours le structuralisme des passions tel que le développe Frédéric Lordon notamment dans Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, 368p.

(8) Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, op. cit.

(9) Miguel Abensour pense trouver la source d’une telle originalité dans la volonté pratique de Saint-Just de maintenir le lien entre les sans-culottes et le jacobinisme. Lien rompu en mars 1794 lorsque les jacobins se séparent des sociétés populaires

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