Après la crise du Covid-19, une transformation des biens échangés
Si les années 1990 et 2000 sont marquées par une forte croissance des échanges commerciaux, la mondialisation connaît une phase de « normalisation » après la crise de 2008 selon Aymeric Lachaux, l’auteur de la note pour la DG Trésor[1]. L’une des raisons de cette normalisation, c’est-à-dire du développement selon un même rythme de la production économique et des échanges commerciaux, tient à la réorientation de la croissance chinoise dès 2010. Pékin a effectivement favorisé le développement de sa production nationale au détriment de la croissance de ses échanges commerciaux avec le reste du monde[2].
La crise du Covid-19 marque bien évidemment une rupture dans les échanges internationaux. Entre décembre 2019 et mai 2020, le volume des échanges de biens a baissé à raison de -14%. Les capacités de consommation des différents pays ont été impactées au même titre que les capacités de production. Des restrictions au commerce mondiale apparaissent également (197 selon l’OMC).
Une différence doit tout de même être soulignée, selon Aymeric Lachaux, entre les effets de la crise du Covid-19 sur l’économie mondiale et ceux de la crise des Subprimes. La baisse de la production et des échanges mondiaux suivent un même rythme dans le cas de la crise sanitaire tandis que le commerce mondial se rétracte plus largement lors de la crise de 2008.
La reprise économique, notamment le commerce de biens, ne se fait pas attendre et dès décembre 2022 le volume des biens échangés est 7% plus haut que celui d’avant crise (5% pour la production industrielle). Les transformations de l’économie mondiale ne relèvent donc pas de la quantité des biens échangés mais bien de la nature de ces biens.
La reprise post-covid est marquée par un rebond plus important du commerce de biens par rapport au commerce de services. Naturellement, les produits pharmaceutiques, les semi-conducteurs, les métaux et les ordinateurs portables connaissent une croissance importante des échanges mondiaux tandis que le tourisme ou encore les matériels de transports éprouvent des difficultés à retrouver leur niveau d’avant-crise (expliquant en partie la hausse des prix du fret).
A la faveur de la reprise post-Covid, la Chine a vu son excédent commercial augmenter entre 2021 et 2022. A contrario, le déficit commercial des pays de l’Union européenne vis-à-vis de Pékin s’est creusé. En 2022, celui-ci atteint un niveau record de 390 milliards d’euros.
En raison d’une fin de première vague de covid plus précoce dans l’Empire du milieu que dans d’autres régions du monde, les exportations chinoises retrouvent un niveau élevé dès avril 2020 tandis que les exportations européennes et américaines chutent[3].
Cette hausse des exportations chinoises post-covid explique qu’il n’y ait pas de raccourcissement des chaînes d’approvisionnement. La géographie des échanges et les distances parcourues par les biens importés évoluent peu. Cette faible évolution reflète d’ailleurs selon Aymeric Lachaux le ralentissement de la mondialisation des échanges. Le commerce mondial, y compris dans un contexte de crise sanitaire internationale, emprunte les mêmes routes, à défaut d’en trouver de nouvelles.
La dépendance accrue des chaînes de valeur aux tensions géopolitiques
L’un des premiers facteurs de réorganisation des échanges mondiaux n’est autre que l’invasion russe de l’Ukraine. Si le volume de marchandises échangées continue d’augmenter en 2022 (+3,5%), les échanges commerciaux se structurent différemment.
Du fait des sanctions économiques et commerciales des pays alliés de l’Ukraine, la Russie a vu ses exportations vers l’Europe, le Japon et les Etats-Unis baisser de 80% et ses importations depuis ces pays diminuer de 47%. A l’inverse, ses échanges avec les pays émergents croissent tout particulièrement. Ces derniers sont multipliés par 5 avec l’Inde et augmentent de 75% avec la Chine. Cependant, la valeur globale des échanges russes avec le reste du monde chute de 27%
Néanmoins la situation à la frontière russo-ukrainienne n’est pas le seul facteur de transformation des chaînes de valeur mondiales. Les tensions commerciales s’exacerbent et les échanges économiques constituent de plus en plus un instrument de pression politique entre pays. La note de la DG Trésor fait notamment mention des mesures de rétorsions chinoises frappant les exportations lituaniennes, et les exportations de produits européens contenant des intrants lituaniens, à la suite du rapprochement diplomatique entre Taïwan et la Lituanie.
Il faut également rappeler les mesures protectionnistes prises par les deux géants dans la guerre économique et commerciale qui les opposent. Si l’administration Biden a considérablement durci les conditions d’accès des entreprises chinoises aux technologies américaines avancées, la Chine n’a pas tardé à lui répondre. Après avoir fortement conditionné l’exportation de deux métaux stratégiques (gallium et germanium) à l’autorisation du pouvoir central, Pékin a franchi un cap supplémentaire dans la guerre commerciale qui l’oppose aux Etats-Unis en stoppant l’exportation de technologies permettant l’extraction et la séparation des terres rares[4].
Quant à l’OMC, elle est désormais considérée par certains acteurs économiques comme une coquille vide dans la mesure où les Etats-Unis et la Chine prennent des décisions en dehors de cette institution depuis plusieurs années.
La sécurisation des approvisionnements : un enjeu crucial pour les entreprises
Selon la note de la DG Trésor, la montée des tensions géopolitiques et par conséquent des incertitudes quant à l’approvisionnement en matières premières ou produits mondialisés pourrait inciter les entreprises à diversifier leurs chaînes de valeur et à « privilégier des pays plus alignés politiquement plus stables économiquement ou plus proches géographiquement que par le passé ». Le constat est donc relativement proche de celui de Pascal Lorot dans son ouvrage « Le choc des souverainetés » analysé dans l’article suivant :
https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/01/18/le-choc-des-souverainetes-nouvel-horizon-du-xxie-siecle/
Ces modifications n’interviennent en revanche que lorsque les entreprises anticipent des chocs pouvant avoir des répercussions durables sur leur activité économique. Délocaliser une partie de l’appareil productif ou modifier la chaîne d’approvisionnement entraînent effectivement des coûts significatifs.
Au-delà de ces coûts, la modification d’une partie de la chaîne d’approvisionnement peut avoir des répercussions importantes sur les autres maillons de la chaîne (compatibilité entre les différents éléments, rythme de production etc…)
Quelle place pour les pouvoirs publics dans la sécurisation des chaînes d’approvisionnement ?
Face à cette augmentation des risques en matière d’approvisionnement et aux enjeux de sécurisation des chaînes de valeur, les pouvoirs publics peuvent intervenir selon deux modalités complémentaires : l’incitation (subventions et réduction de droits de douane par exemple) et la contrainte (hausse des droits de douane, filtrage des investissements, etc…).
Dans la période post-covid, les mesures visant à favoriser la production nationale (soutien des marques made in France notamment) ou dans les pays proches géographiquement ou politiquement se sont effectivement accrues. Elles visent principalement les matières et produits nécessaires aux transitions écologique et numérique de l’économie. A l’image de l’Inflation Reduction Act aux Etats-Unis ou du Critical Raw Materials Act dans l’UE.
La sécurisation des approvisionnements en métaux stratégiques se fait d’autant plus urgente que selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande mondiale en technologies à faible émission carbone pourrait être multipliée par 7 d’ici 2040 en raison notamment de la croissance de la production de véhicules électriques et d’éoliennes offshore (soit 2 millions de tonnes par an contre 280 000 tonnes en 2022).
Peu à peu certaines chaînes de valeur auparavant très concentrées commencent à se diversifier. A l’image du secteur des semi-conducteurs (dont la production est encore aujourd’hui majoritairement assurée par Taïwan et la Corée du Sud) qui connaît désormais des investissements massifs dans les capacités de production japonaises, américaines ou encore européennes.
Néanmoins un travail important d’acculturation des dirigeants économiques, notamment français et européens, aux enjeux de vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement des entreprises reste à faire.
On regrette à ce titre que la note de la DG Trésor ne fasse pas mention des différentes stratégies d’acteur sur ces enjeux. Si Pékin, à travers la fusion des intérêts militaro-civiles, les nouvelles routes de la soie, la route de la soie numérique, l’initiative pour la sécurité mondiale et la stratégie de circulation duale, déploie une stratégie redoutable de sécurisation de ses approvisionnements et de ses débouchés économiques il n’en est pas de même de l’Union européenne.
Certes la Commission européenne et le Parlement européen commencent à s’emparer du sujet de la sécurité économique des Etats-membres (voir à ce sujet l’article : Guerre commerciale et technologique : L’UE avance sur sa stratégie de sécurité économique – Le Temps des Ruptures) mais le chemin reste encore long. Au-delà de l’approvisionnement en métaux stratégiques, la dépendance de certains pays de l’UE en matière d’infrastructures est, à bien des égards, alarmante : 100 % du réseau RAN 5G de Chypre est composé d’équipements chinois, le chiffre est de 59 % pour l’Allemagne.
Le difficile verdissement des chaînes d’approvisionnement
Au-delà des tensions géopolitiques un autre événement majeur a d’ores et déjà des conséquences sur les chaînes d’approvisionnement mondial : la crise climatique. A ce titre, nombre de productions agricoles vont être touchées par le réchauffement climatique et la forte dépendance de certains territoires aux importations de denrées alimentaires accentue considérablement les risques de crise agricole.
Certes quelques instruments commencent à voir le jour afin de « verdir » les chaînes de valeur mondiales. A ce titre, l’UE compte exercer son pouvoir normatif à travers des outils tels que le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) qui soumet les produits importés à la même tarification carbone que les produits européens. Mais les manifestations actuelles d’agriculteurs européens, et notamment français, face à l’augmentation des normes environnementales sur les productions agricoles européennes et l’importation de produits extra-européens hors normes pose la question de la cohérence des politiques publiques menées en la matière.
Références
[1] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/10b15671-f665-448d-8a3e-070b5696fb69/files/d008115f-8432-41b8-8089-bf684ef47c83
[2] L’augmentation de sa production s’est donc révélée plus forte sur la période 2010-2019 que l’augmentation de ses échanges.
[3] A noter néanmoins que les exportations baissent au cours du second trimestre 2022 en raison du renforcement des politiques zéro-covid.
[4] Loin d’être anodines, ces deux annonces auront des répercussions importantes sur le marché mondial. Le gallium (dont les ressources sont détenues à 94% par la Chine) est un élément indispensable pour le développement des technologies LED, des panneaux photovoltaïques et des circuits intégrés. Le germanium (dont 83% de la production mondiale est assurée par la Chine), est incontournable pour les fibres optiques et l’infrarouge. Quant aux technologies d’extraction et de séparation des terres rares, l’interdiction de leur exportation vise surtout à retarder le développement des Etats-Unis dans ce secteur.