Édito

Edito PRIDE : repenser l’hétérosexualité pour faire avancer le féminisme : et si on incluait les lesbiennes ?

« Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Par cette affirmation, Monique Wittig(1) suscite incompréhension mais aussi colère. Pourtant, elle renvoie à une réalité bien ancrée, celle de l’exclusion des LBT(2) du féminisme. La hiérarchisation des luttes a très vite renvoyé la question de la sexualité à la sphère privée, reléguant d’office ces revendications au second plan. Pourquoi cette mise à l’écart des luttes LBT pose-t-elle problème dans le cadre plus large des luttes féministes ?
Pourquoi parle-t-on d’exclusion des luttes LBT du féminisme ?

La notion d’identité sexuelle est récente et désigne surtout les « minorités » sexuelles, l’hétérosexualité n’étant questionnée que depuis peu. Ce n’est qu’à partir du 20e siècle, où la sexualité commence à être un sujet de réflexion, que la question des LGBT comme minorité est abordée, jusqu’alors ils n’étaient considérés que comme « déviants »(1).

Une opposition est alors très vite apparue dans les luttes féministes, entre celles considérées comme prioritaires (avortement ou encore égalité salariale), et celles jugées plus secondaires (mariage pour tous ou encore interdiction des thérapies de conversion).

Au sein même des groupes féministes, le lesbianisme est souvent considéré comme un « style de vie alternatif » puisque l’hétérosexualité détient toujours le statut du modèle relationnel par excellence(2). On parle aujourd’hui de luttes LGBTQIA+ comme d’un ensemble, comme si ses membres se battaient tous pour les mêmes droits et contre les mêmes discriminations. Les lesbiennes sont ainsi perçues comme « la version femelle de l’homosexualité masculine »(3). Pourtant, contrairement à leurs « homologues masculins », elles doivent également faire face au sexisme et à la misogynie.

La violence du patriarcat s’exprime également par l’essentialisation des genres, considérés comme naturels et définitifs et leur conférant des rôles bien définis. Une femme doit donc naturellement faire couple avec un homme. Cette essentialisation renvoie les femmes à leurs capacités reproductives, et insiste sur la division des rôles. Les genres sont alors considérés comme complémentaires. C’est pourquoi la « théorie du genre »(4) est rejetée par une frange du féminisme, souvent rattachée à la droite et l’extrême droite. 

Et si l’on questionnait l’origine de l’exclusion des LBT des luttes féministes ?

Revenons un instant sur la notion d’hétérosexualité. Dans les années 1970, l’hétérosexualité commence à être discutée, d’abord comme une question de préférence sexuelle, renvoyée alors à la sphère privée(5). Les identités sexuelles sont alors principalement envisagées comme une question relevant de la sphère de la sexualité et donc du privé, ceci n’ayant rien à faire dans la sphère publique. On considère également les identités ainsi que les orientations sexuelles comme naturelles et innées, poussant à produire des statistiques reléguant l’homosexualité au second plan car minoritaire. Ainsi, les luttes LBT n’ont pas été considérées comme essentielles ou prioritaires. Mais les identités sexuelles sont-elles réellement privées ?

L’hétérosexualité se présente également comme un système de pensée qui a permis l’organisation de nos sociétés. Ce système s’est appuyé sur l’essentialisation des rôles femme/homme, les rendant complémentaires au sein de la famille. Monique Wittig(6) fait un parallèle avec le Contrat Social de Rousseau, estimant que le système de la famille hétérosexuelle en est une expression. Cela a pris tout son sens lors des manifestations contre la loi autorisant les mariages homosexuels. La Manif pour tous avançait des arguments allant en faveur de la défense de la famille nucléaire traditionnelle (formée d’un couple hétérosexuel avec un ou des enfants). Autant dire que le couple homosexuel, et encore plus lesbien, vient bousculer cet équilibre.

L’hétérosexualité comme système social, voire politique, sert donc de support à des discours patriarcaux en assignant des rôles (inégaux) aux genres. Le patriarcat, qui peut être défini comme un système dans lequel le père est au centre (le « chef de famille »), est fondé par essence sur le couple hétérosexuel, dans lequel l’homme domine la femme (et les enfants) dont il a la propriété. Ce système est combattu par les féministes aujourd’hui, mais ce sont plutôt ses expressions qui sont dénoncées. On peut tirer comme exemples le droit de vote (entrée des femmes comme sujets politiques), le droit à la contraception et à l’avortement (restitution de la propriété de leur corps aux femmes) ou encore le droit de travailler sans l’autorisation du mari (les femmes deviennent des sujets économiques). L’acquisition de ces droits ne vient que contrarier l’expression du patriarcat sans pour autant arriver à le remettre fondamentalement en cause. C’est ainsi que Kathleen Barry(7) parle de l’identification masculine comme acte par lequel les femmes elles-mêmes placent les hommes au-dessus des femmes en leur accordant plus de crédibilité. Ainsi, les interactions entre femmes sont considérées comme inférieures, à tous les niveaux, y compris donc en couple. Les femmes ont intégré la supériorité masculine comme naturelle, et peinent à s’en extraire, ce qui explique également la difficulté de penser les points communs entre luttes féministes et luttes LBT. Par exemple, les lesbiennes et bisexuelles en couple avec des femmes, sont très souvent accusées de « choisir » des femmes par haine des hommes. A. Rich dénonce l’ironie de ce postulat en rappelant que les sociétés patriarcales sont basées sur la haine des femmes, et que cette haine se perpétue jusque dans les discours féministes voire mêmes lesbiens (souvent de manière inconsciente), ce qui témoigne ainsi de son ancrage(8).

Pourquoi marginaliser les LBT questionne les principes du féminisme ?

Dans nos sociétés, l’hétérosexualité est considérée comme une condition naturelle (en sortir nécessite un coming out, donc une déclaration formelle). En témoigne la très récente dépénalisation de l’homosexualité(9). Dans les faits, les discriminations à l’égard des homosexuels sont encore très présentes, que ce soit dans la sphère publique (discriminations à l’embauche, agressions), ou privée (rejet par la famille(10)). Mais alors, quelles sont les revendications des LBT et quel rapport avec le féminisme ? Certaines de ces revendications se retrouvent également chez les hommes homosexuels. La première d’entre elle est naturellement celle de vivre sans peur d’être victimes de discriminations Mais ce qui distingue les lesbiennes des hommes gays, c’est que les premières cumulent les discriminations liées à leur orientation sexuelle ainsi qu’à leur genre. Ce qui est vécu comme une double peine.

L’hétérosexualité ne se limite cependant pas au couple, et forme un système produisant un socle au patriarcat. Wittig considère ainsi que « l’hétérosexualité est au patriarcat ce que la roue est à la bicyclette »(11).  En cause, la façon dont les rapports de genre sont enseignés, pas seulement à l’école et dans les familles, mais également dans la culture populaire, au cinéma, dans la publicité, la pornographie,etc… Malgré l’ancrage actuel du féminisme, les stéréotypes de genre ont la vie dure, les femmes étant encore très souvent dépeintes comme disponibles aux plaisirs masculins. Ce schéma est tellement ancré, qu’il n’est pas seulement défendu par des hommes, mais aussi par des femmes. C’est par exemple l’objet de la tribune publiée dans Le Monde(12), défendant la « Liberté d’importuner », signée par 100 femmes célèbres. Dans ce texte, ces femmes dénoncent la « haine des hommes » se dégageant, selon elle, d’une partie des discours féministes actuels et en particulier le mouvement « Balance don porc ».  

Repenser le modèle de société dans lequel nous vivons, ou du moins prendre conscience de ses socles, pourrait permettre de comprendre un peu mieux les discriminations auxquelles nous faisons face. Considérer l’hétérosexualité au-delà du couple et des choix individuels, c’est réfléchir au système dans lequel nous évoluons en faisant au passage concorder les luttes. Ce système tend à porter également préjudice aux couples s’y conformant car il représente l’absence de choix pour la plupart des individus et les inscrit dans une norme sociale plus que comme un choix conscient. Rich considère que « toute relation hétérosexuelle est vécue dans l’éclairage blafard de ce mensonge »(13) sous-entendu la norme hétérosexuelle. Elle ajoute qu’en « l’absence de choix, les femmes continueront de dépendre de la bonne chance ou de la malchance des relations individuelles ».

Comment et avec quels outils repenser ce système ?

Monique Wittig dans La pensée Straight (1992) développe une vision féministe matérialiste, directement inspirée du marxisme. Il s’agit selon elle de considérer la lutte féministe au prisme de la lutte des classes, les femmes étant comparables aux classes prolétaires, en étant exploitables, corvéables ou encore soumises financièrement. Leurs luttes pour acquérir l’autonomie ainsi que l’égalité renvoie en de nombreux points aux luttes ouvrières. Adrienne Rich, qui rejoint Wittig sur sa pensée matérialiste, considère que « l’incapacité de voir dans l’hétérosexualité une institution est du même ordre que l’incapacité d’admettre que le système économique nommé capitalisme est maintenu par un ensemble de forces »(14). Dans sa pensée matérialiste, Marx considérait la succession des évènements historiques sous le prisme des rapports sociaux, et en l’occurrence de la lutte des classes. Il s’oppose donc à une vision déterministe de la société qui supposerait une succession « naturelle » des étapes de l’histoire, une vision finalement assez proche de la religion. Cette opposition a donc lieu également dans la pensée féministe, l’essentialisme allant à l’encontre de la pensée matérialiste. Les féministes essentialistes considèrent qu’il existe des caractéristiques inhérentes aux hommes et aux femmes (comme l’empathie, la force ou encore la douceur), desquelles découle une complémentarité entre les genres.

Le féminisme matérialiste s’oppose donc à l’essentialisation des genres et à leur complémentarité, en considérant que si le genre est socialement affecté à un sexe, il n’est donc ni naturel ni nécessaire. En effet, les rôles assignés aux genres, dont notamment l’attirance pour le sexe opposé, est fondamentalement excluant d’une réalité beaucoup plus diverse. C’est en ce sens que Wittig affirme que « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Si l’on va au bout de la pensée essentialiste, les femmes sont définies par rapport aux hommes et à la famille hétérosexuelle dans laquelle elles jouent des rôles assignés par la société : ceux de mère et d’épouse (et accessoirement d’aide à domicile). Les lesbiennes par définition ne peuvent rentrer dans ce rôle puisqu’elles ne « complètent » pas un homme, et sortent alors de la définition essentialiste du genre femme. Selon les termes de Wittig, elles seraient des « échappées du patriarcat ».

Wittig se trouve être à l’origine d’une pensée ayant eu un écho important outre atlantique : le lesbianisme politique. Ce modèle vient mettre en lumière les aspirations féminines en les affranchissant de la vision masculine imprégnant notre société. Elle développe une conception des relations humaines permettant de valoriser les interactions entre femmes, non seulement sexuelles ou amoureuses, mais tous types de relations intimes comprenant l’entraide ou encore la sororité. Il s’agit ici de concevoir la société autrement que par le prisme du couple et de la famille, et de donner plus d’importance aux relations entre individus, et en l’occurrence entre femmes. Rich, également à l’origine de cette pensée, introduit le terme de « continuum lesbien »(15), permettant également d’élargir la notion de lesbianisme aux relations entre femmes dans l’histoire, marquées par leur intensité et leur intimité, sans systématiquement inclure du sexe. Il ne s’agit ainsi pas de dicter une orientation sexuelle lesbienne aux femmes, mais plutôt de leur donner une nouvelle lecture de leurs relations, en particulier avec les autres femmes, historiquement minimisées voire moquées, mais qui peuvent néanmoins comporter une réelle puissance y compris politique. Elle parle même de la force dégagée dans les différentes étapes de la lutte féministe, qu’elle appelle résistance (au patriarcat) et qu’elle inclue dans sa vision du lesbianisme.

Il est tout de même important de souligner que la pensée issue du lesbianisme politique a évolué et créé des variantes, notamment extrémistes. A titre d’exemple, les féministes séparatistes prônent la sécession des relations entre les hommes et les femmes. En ce qui concerne les relations de couple, les femmes bisexuelles sont invitées à ne relationner qu’avec des femmes, et les femmes hétérosexuelles à s’abstenir. Ainsi, l’hétérosexualité et la bisexualité sont vues par certaines de ces féministes radicales comme des formes de « complicité avec l’oppresseur »(16). Cette pensée issue du lesbianisme politique dénature le propos d’origine car elle en évacue la dimension matérialiste en essentialisant les genres et en réduisant le lesbianisme aux relations de couple.

Bien sûr, il a existé et existe encore des groupes fondés sur l’exclusion des hommes, qui, en raison des sociétés fondamentalement oppressives dans lesquelles elles prennent forme, peuvent s’avérer salvatrices. C’est le cas des Béguines en Europe du Nord (entre le XIIe et le XVe siècle), dont les combats ont permis à de nombreuses femmes de vivre en autonomie en s’extrayant du mariage et de la pression de l’Eglise. C’est le cas également aujourd’hui du village d’Umoja au Kenya, interdit aux hommes et dédié aux femmes en particulier victimes d’agressions sexuelles et de viol.

Les lesbiennes ne sont pas des femmes, du moins tant que l’on conserve une définition essentialiste et donc un peu datée des genres. La mise en place de la complémentarité femme/homme a permis d’organiser la société et de lui donner un cadre dont les limites excluent ceux qui n’y rentrent pas. Ce cadre c’est le patriarcat, qui permet l’oppression des femmes, et encore plus des lesbiennes, au même titre que le capitalisme qui permet celle des classes.

Références

(1)Podcast « Contraint.e.s à l’hétérosexualité », Camille, Binge Audio

(2) Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et l‘existence lesbienne », Nouvelles Questions Féministes No. 1, 1981

(3) Ibid

(4) Théorie selon laquelle les rôles de genre sont socialement construits, comme par exemple le fait que les petites filles aiment naturellement plus jouer à la poupée qu’aux voitures

(5) Podcast « Contraint.e.s à l’hétérosexualité », Camille, Binge Audio

(6) Monique Wittig, La pensée Straight, 1992

(7) Kathleen Barry, Femal sexual slavery, 1979

(8) Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et l‘existence lesbienne », Nouvelles Questions Féministes No. 1, 1981

(9) 1982 pour la France

(10) L’association le refuge, accueillant les jeunes LGBTQIA+ rejetés par leurs familles, annonce apporter son soutien à plus de 700 jeunes chaque année.

(11) Monique Wittig, La pensée Straight, 1992

(12) Le Monde, « Cent femmes pour une autre parole », 01 septembre 2018

(13) Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et l‘existence lesbienne », Nouvelles Questions Féministes No. 1, 1981

(14) Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et ‘existence lesbienne », Nouvelles Questions Féministes No. 1, 1981

(15) Adrienne Rich, « La contrainte à l’hétérosexualité et l‘existence lesbienne », Nouvelles Questions Féministes No. 1, 1981

(16) Sheila Jeffreys, Love your Enemy ? the debate between heterosexual feminism and political lesbianism, 1994

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