La Vème République nous a déshabitués à faire du Parlement l’organe principal de notre démocratie. Le présidentialisme propre à notre système constitutionnel, initialement fondé sur la légitimité charismatique du général de Gaulle, ne s’est pas essoufflé à la mort de ce dernier.
En ce sens, les élections législatives de l’été 2024 ont constitué un bouleversement politique et culturel dans une France qui avait pris pour habitude de tenir en hostilité toute forme d’instabilité, marquée par le souvenir malheureux de la IVème République et des « coups d’épingle permanents » du Parlement (c’est à cette idée, en somme, que Michel Debré, présentant son projet de Constitution devant le Conseil d’Etat, réduisait la fonction du pouvoir législatif).
Pourtant, la situation post-2024 nous offre l’occasion de croire à nouveau dans la force gouvernante du Parlement. Elle nous donne l’opportunité, également, de rappeler à quel point ce dernier joua un rôle déterminant dans l’affermissement de la République en France. Sous la IIIème République, il était le cœur battant de la Nation, d’où se faisaient et se défaisaient les collations, les alliances et les oppositions. Organe vital de notre démocratie, le Parlement fut à l’origine de progrès sociaux majeurs et parvint, de multiples fois, à endiguer les dangers qui menaçaient le régime républicain.
Après la crise de 1877, qui mit fin à toute velléité présidentielle de dissoudre l’Assemblée, les gouvernements ne tenaient que par la confiance des deux Chambres. Le président du Conseil n’existait qu’à travers sa majorité ; il pouvait tomber sur un amendement mal négocié ou un discours bien ajusté. La vie politique se jouait dans l’hémicycle, pas dans les couloirs feutrés de l’Élysée, où désormais la coulisse pèse davantage que l’estrade. Les décisions étaient le fruit de discussions, de compromis parfois, mais elles reposaient sur l’interaction de représentants de la Nation aux poids politiques immenses, soit qu’ils étaient chefs de partis, rédacteurs en chef de grands journaux, avocats ou syndicalistes. Par comparaison, le centre de gravité des institutions, sous la Vème République, a fait basculé le poids politique en dehors de l’enceinte parlementaire.
Sans l’idéaliser, ce régime avait ses grandeurs. Les figures politiques y gagnaient leur autorité au contact direct des débats, sans majorité assurée : Gambetta façonnant un opportunisme républicain capable de concilier idéaux et réalisme ; Léon Bourgeois plaçant le solidarisme au cœur de la philosophie sociale ; Émile Combes, par la loi, affranchissant l’école de la tutelle cléricale… La plupart des grandes réformes qui, aujourd’hui, irriguent notre contrat social, furent arrachées dans ce creuset parlementaire.
Les pessimistes, de bonne foi sûrement, rappelleront l’échec final de la IIIème en 1940, alors que sourdait le péril de la guerre. Mais comme l’indique Benjamin Morel dans son dernier ouvrage « Le Nouveau Régime, ou l’impossible parlementarisme », cet échec est sûrement davantage dû au contexte international qu’aux failles intrinsèques du régime – la Vème République n’a pas eu à « gérer » de conflits géopolitiques touchant aussi directement l’intérêt vital de la France. Ce rappel n’exonère pas la IIIème République de ses responsabilités, mais il empêche de réduire son histoire à un récit téléologique où l’instabilité parlementaire mènerait naturellement et par nécessité à la défaite. D’ailleurs, c’est ce même régime qui avait permis à la France de gagner la Première Guerre mondiale…
En somme, notre vie politique contemporaine ne s’écrit pas sur une page blanche. De ce constat, nous déplorons l’habitude qu’ont prise certains acteurs, institutionnels, politiques ou intellectuels, de porter un regard favorable sur le passé, sur notre passé. Sortons du complexe d’Orphée qui nous frappe et nous empêche d’apprécier tout le génie de la IIIème République. Car, comme l’indiquait si bien Jaurès, le culte du passé n’a pas à être réactionnaire, ni même conservateur. A Barrès, qui considérait que seul le passéisme faisait honneur au passé, il répondait dans la Chambre des députés : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».
A travers notre ouvrage, Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République, publié aux éditions du Bord de l’Eau avec le soutien de la Fondation Jean Jaurès, nous avons souhaité mettre en valeur certains de ces personnages, trop souvent méconnus, qui peuvent encore inspirer une pratique parlementaire aujourd’hui. Retrouvez cet ouvrage dans les librairies dès le 22 août !