La langue grecque fournit certes l’étymologie du mot laïcité, qui provient de l’adjectif λαϊκός (laikos), « qui appartient, se rapporte, s’adresse au peuple ». Pour autant, l’influence hellène sur le concept de laïcité – dont l’histoire et un peu d’étude comparative nous enseignent qu’il est assez strictement français – s’arrête ici, tant il est vrai que la Grèce semble aux antipodes du modèle laïc français.
Les premières pages de la Constitution de la Grèce, proclamée au demeurant « Au nom de la Trinité Sainte, Consubstantielle et Indivisible », le démontrent avec évidence puisque son article 3 pose le principe suivant, encore en vigueur aujourd’hui : « La religion dominante en Grèce est celle de l’Église Orthodoxe Orientale du Christ ». Sans préjudice des diverses interprétations constitutionnelles de cette clause, la religion et l’Église orthodoxes bénéficient donc incontestablement d’un statut privilégié.
Cette situation est d’abord le fruit de l’histoire singulière de la nation grecque. Elle n’est néanmoins ni parfaitement consensuelle ni intangible, ce qu’ont bien montré les dernières décennies, périodiquement marquées par diverses tensions et tentatives de réformes. En dépit de ces dernières, la séparation de l’Église et de l’État demeure en Grèce un projet inachevé.
La place prépondérante et la grande influence de l’Église orthodoxe en Grèce résulte en effet d’abord du fait qu’elle est un des éléments constitutifs de la nation grecque, et se présente comme l’héritière de la tradition byzantine. Tandis qu’ailleurs, l’Église a régulièrement été une puissance concurrente de l’État, ici, religion et nation sont intimement liées. Cette intrication se lit encore aujourd’hui dans la Constitution qui énonce que l’instruction, mission fondamentale de l’État, a notamment pour but « le développement d’une conscience nationale et religieuse » (article 16). Plus largement, Guy Haarscher relève que l’orthodoxie aurait joué le rôle de garante de l’identité du peuple grec sous la domination ottomane, puis pendant la guerre d’indépendance (1821-1829)[1]. Dans la foulée de l’indépendance, en 1833, l’Église grecque, appuyée par le pouvoir politique, se proclame unilatéralement autocéphale, c’est-à-dire indépendante vis-à-vis du patriarcat de Constantinople. Placée à l’origine sous l’égide du ministère de l’Éducation et des Affaires religieuses, elle a progressivement organisé son autonomie, tout en préservant des liens étroits avec l’État grec. Ainsi, aujourd’hui encore, l’Église bénéficie-t-elle d’une série d’avantages juridiques et fiscaux, à l’image de la subsistance d’un clergé fonctionnaire, rémunéré par l’État. De fait, et au-delà de la question du statut de l’Église, la religion orthodoxe demeure un point de repère central dans la société grecque. Et par-delà même des questions de foi, l’orthodoxie y joue un véritable rôle culturel et social.
Cela dit, en dépit de leur proximité, l’Église et l’État grecs n’ont pas échappé au phénomène de sécularisation, charriant avec lui son lot de conflits politiques et idéologiques, mais aussi et surtout de conquêtes libérales. Ainsi, tandis que la première s’est progressivement libérée de la tutelle du pouvoir politique, le second s’est efforcé, petit à petit, au gré des alternances politiques des dernières décennies, d’affirmer sa centralité dans la gestion des affaires humaines. Sous l’impulsion des socialistes du Pasok – Mouvement socialiste panhellénique –, d’importantes réformes législatives sont mises en œuvre durant les années 1980, à rebours des positions de l’Église orthodoxe : légalisation du mariage civil pour les couples hétérosexuels et dépénalisation de l’adultère en 1982, légalisation de l’avortement en 1986. Le début du XXIe siècle est marqué par un affrontement spectaculaire autour du projet de suppression de la mention obligatoire de l’appartenance religieuse sur les cartes d’identité grecques, qualifié de « crime contre la nation » par l’archevêque Christodoulos. Une pratique discriminatoire, finalement abolie à l’issue d’un bras de fer entre l’Église et le gouvernement grecs. De même, en 2008, les cours de religion, jusqu’alors obligatoires dans l’enseignement public et portant essentiellement sur la religion orthodoxe, deviennent facultatifs. En 2015, l’arrivée aux pouvoir du parti de gauche Syriza, emmené par le futur premier ministre Alexis Tsipras, est l’occasion de nouvelles avancées, dont l’extension du PACS aux couples de même sexe, ou la possibilité pour ces derniers d’accompagner des enfants en tant que famille d’accueil. Plus spécifiquement, le gouvernement grec s’engage alors dans une vaste réforme constitutionnelle ayant pour but la séparation de l’Église et de l’État, une promesse de campagne du candidat Tsipras[2]. Alors qu’un accord historique est trouvé fin 2018 entre le premier ministre et l’archevêque Ieronymos, prévoyant notamment la suppression du statut de fonctionnaires des membres du clergé, la hiérarchie orthodoxe rejette pour l’essentiel le projet du gouvernement – lequel préconisait encore la révision de l’article 3 de la Constitution et l’affirmation de la neutralité religieuse de l’État. Toutefois, introduites dans un contexte électoral, ces propositions seront finalement rejetées à la suite de la victoire des conservateurs et de leur chef de fil Kyriakos Mitsotakis, celle-ci arrêtant net l’entreprise historique de séparation de l’Église et de l’État en Grèce.
Si l’orthodoxie et l’identité grecque semblent consubstantiellement unies, force est de constater que la première sert régulièrement de prétexte à l’Église pour intervenir dans la sphère publique, peser sur la politique et in fine la société. Son opposition, ferme et quasi-systématique quant aux progrès des droits et libertés individuelles ne peut être ignorée. Ce fut encore le cas en 2024, avec l’adoption du mariage homosexuel porté par la majorité conservatrice[3]. Or, comme le dit très justement Guy Haarscher, « la question ne consiste pas à critiquer la religion devenue lien culturel et mémoire partagée : il s’agit bien plutôt de dénoncer une politisation de la religion[4] ». C’est sans doute la raison pour laquelle, bien qu’une très grande majorité de Grecs soient des chrétiens orthodoxes, l’essentiel de la population se dit aujourd’hui favorable à la séparation entre l’Église et l’État (70% selon une vaste enquête de 2024[5]). Et s’il ne saurait être question d’écarter les religions de l’espace public, il apparaît bien nécessaire de les empêcher de peser sur la politique, et de bien distinguer le rôle de l’Église et celui de l’État. La tâche est irréductiblement complexe. Aristide Briand le soulignait déjà en 1905 en énonçant que « la séparation est un de ces problèmes irritants qui sont le plus propres à passionner les masses ».
En Grèce, l’occasion manquée de 2018 ne devrait toutefois pas conduire à abandonner cette ambition qui, moyennant un courage politique certain, est porteuse de pluralisme et tolérance. On notera en tous cas, que l’ancien premier ministre Tsipras, un des plus fervents défenseurs de la séparation en Grèce, semble préparer son retour sur le devant de la scène politique[6].
Références
[1] Voir sur le cas de la Grèce Guy Haarscher, La Laïcité, Presses Universitaires de France, 2021, p. 68 à 72.
[2] Cf. https://www.radiofrance.fr/franceculture/en-grece-la-separation-progressive-de-l-eglise-et-de-l-etat-6145400.
[3] Cf. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/en-grece-le-mariage-homosexuel-porte-par-la-majorite-conservatrice-8903557.
[4] Guy Haarscher, op. cit., p. 70.
[5] Cf. https://www.courrierinternational.com/article/le-chiffre-du-jour-en-grece-l-eglise-orthodoxe-reste-omnipresente-mais-le-nombre-de-croyants-diminue.
[6] Cf. https://www.lemonde.fr/international/article/2025/11/24/avec-son-livre-ithaque-l-ex-premier-ministre-grec-alexis-tsipras-prepare-son-retour_6654581_3210.html.