Jacquelines Costa-Lascoux

La Mosaïque européenne

« Parce qu’ils affirment la liberté de conscience et se réclament des Droits de l’Homme, les Etats de l’Union européenne se rattachent à une sécularisation affranchie des théocraties »

« Un pays laïque est un pays où l’on peut naître juif polonais et devenir l’un des premiers prélats catholiques de France » déclarait Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris. En Grande Bretagne, Tony Blair a dû attendre la fin de son mandat de Premier ministre pour se convertir au catholicisme, non sans avoir déclenché la polémique. En droit français, la liberté de conscience est celle de croire, de ne pas croire et de changer de religion, sans craindre l’opprobre ou la condamnation pour apostasie. Quant au blasphème, les personnes sont protégées contre les insultes et la diffamation, en revanche, la critique des idées est libre (1) . Au Danemark, la publication des caricatures de Mahomet avait fait surgir le débat sur un article du code pénal tombé en désuétude, le délit de blasphème. Celui-ci est toujours inscrit dans la majorité des droits européens (2). Dès lors, la France laïque serait-elle une exception comme certains se plaisent à le dire ? Cet article a initialement été publié dans le rapport de la Fondation Jean Jaurès « Que vive la laïcité ! 50 contributions pour les 120 ans de la loi de 1905 ».

Le paysage contrasté des religions en Europe

 

L’Europe est diverse dans sa composition religieuse. Au nord, les pays protestants notamment luthériens, au sud, les pays catholiques et la Grèce orthodoxe. Dans l’entredeux, la Bavière, l’Autriche et la Pologne avec des populations principalement catholiques. A l’ouest, la Grande Bretagne partagée entre le catholicisme à sa périphérie et le protestantisme anglican de l’establisment anglais – en guerre pendant trente ans, en Irlande (1968-1998). N’oublions pas l’Islam dans les pays anciennement sous califat ottoman ni les identités nationales attachées à l’orthodoxie, à l’est de l’Europe.

Or ce paysage ne cesse de se transformer selon quatre tendances :

  • la sécularisation croissante de plusieurs pays européens, plus de la moitié de la population se dit « indifférente à la religion ». La France est ici distancée par les démocraties nordiques et la Grande Bretagne – ce n’est pas la laïcité qui éloigne le plus de la religion ! D’après l’Eurobaromètre de 2018, seuls 19 % des Norvégiens « croient que  dieu existe ». C’est la proportion la plus faible des pays occidentaux ;
  • l’installation en Europe de cultes liés à l’immigration : l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme ;
  • des mouvements intégristes, certes minoritaires, mais visibles et parfois violents jusqu’au terrorisme, et pratiquant l’entrisme dans les institutions (3);
  • des phénomènes sectaires en expansion, souvent liées au complotisme.

Nos visions stéréotypées sont sans cesse à réinterroger, mais il reste un point commun : le paysage religieux est inévitablement redessiné par le politique.  L’Etat et les cultes, se confortent, se maintiennent à distance ou se séparent. Et, au-delà des principes, fussent-ils inscrits dans la Constitution, les réalités diffèrent souvent. L’évolution des mœurs et l’évolution du droit n’avancent pas toujours au même rythme.

Des systèmes à géométrie variable 

 

Parce qu’ils affirment la liberté de conscience et se réclament des Droits de l’Homme, les Etats de l’Union européenne se rattachent à une sécularisation affranchie des théocraties. Cependant, les différences restent notables en fonction des contextes nationaux. Plusieurs systèmes peuvent être distingués, parfois en se combinant partiellement : la laïcité, la pilarisation, les religions reconnues ou établies, la religion d’Etat.

a)- La laïcité

Trois pays sur vingt sept ont inscrit une forme de laïcité dans leur Constitution : la France, le Portugal et la Belgique. Mais chacun a inventé une laïcité à sa manière en fonction de ses réalités sociologiques. Ainsi, au Portugal, l’immense majorité de la population est catholique (81 % de la population),  les musulmans ne sont pas plus de 15 000 et les juifs environ 2000, alors que le Portugal avait accueilli un grand nombre de juifs fuyant le nazisme. De nos jours, le problème majeur auquel fait face le Portugal est la montée des sectes venant du Brésil et des témoins de Jéhovah. Leur nombre est en constante augmentation.

En Belgique, on parle de « laïcité organisée » pour désigner l’ensemble des associations et organismes qui — sur la base d’une philosophie athée ou agnostique  — regroupent des individus ne se réclamant d’aucune religion. De fait, le degré d’organisation des laïques est élevé en raison de la « pilarisation » dans laquelle il a pris sa place.

b)- La pilarisation

Si la Constitution belge se rapproche du système de « pilarisation » à la néerlandaise, elle reconnaît la laïcité comme un des piliers de la société à côté du pilier catholique, du pilier protestant, du judaïsme. La Constitution belge (art.19 à 21) consacre les principes fondamentaux de liberté de conscience et liberté des cultes, le principe selon lequel l’Etat n’a pas le droit d’intervenir ni dans la nomination, ni dans l’installation des ministres d’un culte. Par ailleurs, le mariage civil doit précéder la bénédiction nuptiale. L’Etat se veut « le gestionnaire du pluralisme » et il lui « appartient de garantir le traitement équitable de toutes les tendances idéologiques reconnues ». Malgré ces préceptes constitutionnels, la religion catholique continue à bénéficier d’une situation privilégiée. Ce qui a amené récemment un groupe de parlementaires à demander la séparation effective des Eglises et de l’Etat, le fait religieux étant renforcé par la partition linguistique : la partie flamande reste le bastion des catholiques. Le combat laïque s’appuie notamment sur la loi du 21 juin 2002 qui reconnaît une « communauté philosophique non confessionnelle » par province ainsi qu’au niveau national un « Conseil central laïc ». De fait, il existe un grand nombre d’associations laïques qui constituent une alternative aux aumôneries dans les hôpitaux, les prisons, à l’armée ou dans la cité. Des associations organisent des cérémonies célébrant les moments clés de l’existence : le parrainage (à la naissance d’un enfant), la fête de la jeunesse laïque, le mariage laïque, les funérailles laïques. Pour certains, ce statut public assimile la laïcité à une sorte de « culte reconnu ». Par ailleurs, l’Islam a acquis un véritable pouvoir local, comme à Molenbeek, bastion du communautarisme.

c)- Les religions reconnues ou établies

Tout en affirmant la liberté de conscience, des Etats accordent une place organique à certaines religions inscrites sur une liste limitative : catholicisme, églises protestantes, judaïsme. Ainsi, en Allemagne, l’Etat contribue financièrement aux hôpitaux et organismes sociaux gérés par les communautés religieuses. Les jours fériés chrétiens sont constitutionnellement protégés. Dans la plupart des Länder, les élèves des écoles publiques suivent des cours de religion. Un impôt au bénéfice des Eglises est prélevé à la source sur le revenu (8 à 9%), sauf si le citoyen abjure sa confession d’origine (4). Or, depuis quelques années, les autorités publiques cherchent à intégrer les cultes non-reconnus, notamment l’Islam. La grande question a été l’enseignement islamique à l’école. L’instauration en 2006 d’un cours d’éthique obligatoire a avivé la polémique. Par ailleurs, la loi de neutralité berlinoise, votée en janvier 2005, a exclu le port de signes religieux chez le personnel éducatif, ainsi que dans l’ensemble de la fonction publique. Malgré la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015 stipulant que l’interdiction générale des expressions d’appartenance religieuse est contraire à la Loi fondamentale et que le port du foulard à l’école par les enseignantes est autorisé, le Land de Berlin a fait savoir qu’il n’avait nullement l’intention de modifier sa loi de neutralité religieuse. Contrairement à la quasi-totalité des Länder, le cours de religion à Berlin reste une matière facultative. Ce statut dérogatoire a été maintenu après la réunification de l’Allemagne, de sorte que l’enseignement religieux y est, aujourd’hui encore, facultatif et du seul ressort des autorités religieuses accréditées.

L’introduction du cours « Développement personnel– Éthique – Culture religieuse », en discussion dans le Brandebourg dans les années 1990, tout comme les cours d’éthique ou de philosophie institués dans le Schleswig-Holstein, en Mecklembourg-Poméranie et en Rhénanie du Nord-Westphalie a conduit le SPD berlinois à s’opposer à la requête des Églises chrétiennes d’un enseignement religieux obligatoire. Lors de son congrès en juillet 1994, le SPD berlinois, soucieux de prendre en compte la non-appartenance confessionnelle d’une grande majorité de la population berlinoise, a demandé le maintien du statut dérogatoire de Berlin (la clause de Brême). C’est un véritable bras de fer qui s’est ainsi joué entre les Églises chrétiennes et les sociaux-démocrates.

La reconnaissance de la Fédération islamique berlinoise (IFB) comme «communauté religieuse» par la Cour administrative d’appel de Berlin en novembre 1998 est alors venue télescoper les débats en cours. L’octroi du statut de «communauté religieuse» – au terme d’une bataille judiciaire qui a duré près de vingt ans – à la Fédération islamique berlinoise (IFB) a permis à cette dernière de dispenser un enseignement religieux islamique sous sa seule responsabilité au sein des écoles publiques. Mais ce jugement a suscité un tollé de la part des associations islamiques non représentées, qui ont contesté la représentativité de l’IFB, et les inquiétudes des services de renseignements allemands et du Sénat berlinois, du fait des liens attestés entre l’IFB et Milli Görus, groupe turc qualifié d’organisation nationaliste radicale. Par ailleurs, la question des abus sexuels sur mineurs, les polémiques sur le mariage des prêtres, sur l’homosexualité, ont accentué les dissensions entre l’Eglise catholique allemande et le Vatican. Aujourd’hui, un nombre croissant d’Allemands se déclare « sans religion ». Daté historiquement, le système des religions établies montre ses lacunes et ses incohérences.

d)- La religion officielle ou de l’establishment

Plusieurs Constitutions européennes font référence à la religion du Roi ou à une tradition, héritée d’un régime monarchique. Ainsi, le roi du Danemark doit appartenir à l’Eglise évangélique luthérienne, religion d’Etat, le prince consort est invité à se convertir. Mais, de fait, dans les pays nordiques, l’appartenance à la religion est d’abord culturelle et la pratique religieuse très faible.

Le Roi d’Angleterre est le chef de l’Eglise anglicane, qui dispose d’une représentation constituée de 26 ecclésiastiques au Parlement. Aujourd’hui, cependant, les chrétiens représentent à peine une minorité de la population. Moins de 44% des habitants d’Angleterre et du Pays de Galles se disent anglicans, catholiques ou membres d’une autre église chrétienne (5). Selon l’enquête British Social Attitudes, les anglicans représentent moins de 19% de la population, contre plus de 44% trente ans plus tôt. Les catholiques sont à un peu plus de 8% et les autres chrétiens à près de 16%. Les personnes se déclarant de religions non-chrétiennes – musulmans, juifs, hindous, bouddhistes –  représentent 7,7% de la population anglaise et galloise. Les variations entre régions sont importantes. Londres présente la plus faible proportion de sans religion, ce qui s’explique par une importante population immigrée. A l’opposé, le pays de Galles, qui a une population plus homogène, affiche la plus forte proportion de personnes sans religion (près de 60%). Plus généralement, la pratique religieuse est en chute libre pour les cultes anciens – moins de 9% des anglicans se disent pratiquants réguliers – mais soutenue pour les « nouveaux cultes ». Ceci explique que, pour la première fois dans l’histoire de la monarchie, le roi Charles III ait déclaré représenter « les religions du Royaume dans leur diversité ».

En Grèce, la Constitution républicaine de 1975, a gardé l’expression antérieure de la « Sainte trinité, consubstantielle et indivisible ». L’orthodoxie est la religion officielle et même s’il n’existe pas d’impôt cultuel, le gouvernement paie les salaires, les retraites et la formation religieuse du clergé, finance l’entretien des églises et accorde une reconnaissance particulière au droit canon orthodoxe. Par contre, l’enseignement religieux n’est plus obligatoire et, depuis août 2008, il n’est plus nécessaire d’invoquer la liberté de conscience pour demander que les enfants ne reçoivent pas un enseignement religieux (art. 5 de la Constitution Grecque de 1975).

Les pays de l’ancienne Europe de l’Est, quant à eux, sont marqués par un net retour du religieux. Ainsi la Pologne a signé, en 1993, un concordat avec le Vatican. Depuis, l’Union Européenne a fait pression pour que la Constitution Polonaise votée en 1997 comporte le respect des droits de l’Homme et « l’égalité de toutes les religions ». Mais, dans les faits, le concordat et la situation politique donne un grand pouvoir à l’Eglise catholique. Certains députés avaient même projeté de soumettre tous les projets de lois élaborés au Parlement au contrôle préalable de l’Eglise. Plus marquée encore, aux frontières de l’UE, la ligne de partage avec les pays orthodoxes souligne désormais des fractures politiques que Jean-François Colossimo analyse dans son dernier ouvrage La cruxifiction de l’Ukraine.

L’Europe des religions est devenue un kaléidoscope dont les morceaux issus des différentes traditions se recomposent au gré des évènements. Rien n’est figé et à l’intérieur même d’un Etat national, les dérogations sont nombreuses (6),  mêlant les traditions culturelles aux aléas de l’histoire.

L’avenir de la laïcité

 

Pour qualifier la laïcité, René Rémond avait coutume de parler « d’une antériorité française, à l’instar de la Déclaration de 1789 pour les Droits de l’Homme ». Le dénigrement de la laïcité par ignorance ou par résurgence d’un passé mythifié n’est plus de mise. Une distanciation s’opère dans l’Union européenne entre les Eglises et l’Etat, les citoyens voulant affirmer leur liberté de choix dans leurs convictions. Par ailleurs, tous les Etats sont confrontés aux difficultés d’intégration de cultes « venus d’ailleurs » et de courants intégristes agressifs. Parce qu’elle garantit l’égale dignité des personnes et l’égalité des droits sans considération de religion, la neutralité de l’Etat et du service public, la mixité de genre indépendante des tabous et des interdits sexuels, la liberté de la recherche et de la création sans censure, la laïcité est désormais l’enjeu majeur du développement des démocraties.

Jacqueline Costa-Lascoux, Directrice de recherche honoraire au CNRS

Notes

(1) Selon la loi de 1881, critiquer, et même injurier une religion n’est pas un délit ni un crime en soi

(2) Cf Art. 166 du Code pénal allemand, art. 188 du Code pénal autrichien, art. 1er du Code pénal finlandais, art. 140 du Code pénal danois qui prévoit la possibilité de détention de celui qui, publiquement, ridiculise ou insulte le dogme ou le culte d’une communauté religieuse. Traditionnellement, le droit pénal des Etats du Sud de l’Europe (Espagne, Italie, Grèce) n’ont pas aboli le délit de blasphème.

(3) Cf Frères musulmans et islamisme politique en France, Rapport au Gouvernement, 2025.

(4) Une affaire a défrayé la chronique : un résident français qui avait rempli le formulaire d’autorisation de séjour, à Berlin, en cochant la case « sans religion » s’est aperçu qu’un impôt religieux était prélevé sur son salaire au bénéfice du diocèse. Les autorités catholiques avaient  enquêté auprès du diocèse de naissance, en France, pour confirmer que ce résident avait été baptisé. Il fallut que celui-ci  abjure la foi catholique, par écrit, pour ne plus payer d’impôt religieux.

(5) Des tabloids ont titré : « L’Angleterre n’est plus chrétienne »

(6) En France, n’oublions pas les statuts particuliers de l’Alsace/Moselle, de la Guyane, de Mayotte.

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