Le consentement au cœur de la définition pénale du viol : une réforme féministe ?

Le 29 octobre dernier, le Sénat a définitivement adopté la proposition de loi modifiant la définition pénale de viol. Alors qu’auparavant, les quatre critères pouvant définir un viol étaient la violence, la contrainte, la menace ou la surprise, c’est désormais l’absence de consentement à un acte sexuel qui prime. Cette décision fait suite à la signature de la Convention d’Istanbul par l’Union européenne en 2023, qui impose à l’ensemble de ses membres d’introduire le critère de non-consentement dans la définition pénale de viol. Présentée comme une avancée progressiste, cette modification fait pourtant des remous parmi les rangs féministes. Esther Martin, doctorante à l’Ecole de Droit de Sciences Po Paris, nous éclaire sur les enjeux d’une telle réforme.

« Le mot « consentante », Mouglalis a essayé de le prononcer […]. Je ne connaissais pas [ce terme] aussi couramment que lui […] et ça m’a fort étonnée de l’entendre. Mais le débat aujourd’hui ne se fait que sur le consentement. C’est pour cela que je veux vous expliquer que nous n’avons jamais été consentantes ».

Ces mots, ce sont ceux d’Anne-Marie Tonglet, lors du procès très médiatisé d’Aix-en-Provence en 1978. Défendues par Gisèle Halimi, les deux victimes obtiennent gain de cause et leurs agresseurs, parmi lesquels M. Mouglalis, sont jugés et condamnés pour viol. Alors que le critère de non-consentement vient d’être introduit dans la définition pénale de viol en France, on peut s’étonner de l’exaspération de cette victime. Comment se fait-il que celle-ci se plaigne qu’on parle de consentement au tribunal, alors que c’est précisément pour mieux défendre les victimes que cette notion vient d’être introduite dans la loi ?


Pour mieux comprendre, il faut se remettre dans le contexte de l’époque : au moment où se déroule le procès d’Aix, le viol est défini par la jurisprudence comme un « coït illicite avec une femme que l’on sait ne pas consentir ». Le consentement est donc bien présent dans la loi, mais pas dans le sens qu’on lui attribue aujourd’hui : il ne s’applique qu’aux femmes, dans le cadre de relations sexuelles « illicites » – c’est-à-dire en dehors du mariage. Ainsi, durant tout le procès d’Aix, le débat portera sur le consentement présumé des victimes, alors même que ces dernières sont les victimes « idéales » au regard de l’image stéréotypée du viol : elles se sont violemment débattues et sont allées porter plainte le jour-même. Au vu de la teneur des débats d’audience, on peut comprendre pourquoi Gisèle Halimi, alors avocate de Madame Tonglet, s’est activement battue pour que le consentement n’apparaisse pas dans la définition pénale du viol. L’absence de la notion de consentement dans la définition française était donc le résultat du combat féministe mené par Gisèle Halimi dans les années 1980.


Encore aujourd’hui, le consentement cristallise un certain nombre de désaccords dans les mouvements féministes. À l’instar de Catharine MacKinnon, certains plaident pour son effacement de la loi pénale, pour des raisons tant juridiques que théoriques. Sur le plan des idées, la notion de consentement est ambiguë : étymologiquement, elle renvoie au fait de sentir ensemble, à l’unisson dans un même mouvement (cum sentire, « sentir avec » en latin). Mais son usage contemporain semble induire la présence d’un individu actif qui propose des actes sexuels, et d’un individu passif qui consent ou non à les recevoir. Alors qu’il y a moins de cinquante ans, le consentement s’appliquait seulement aux femmes du point de vue légal, on peut légitimement se demander si l’introduction de cette notion dans la loi ne va pas renforcer une conception binaire de l’acte sexuel : véritablement désiré par les hommes, les femmes ne feraient que consentir à ce dernier sans participation réelle de leur volonté.
De plus, la notion de consentement masque les rapports structurels d’inégalités entre les genres qui entravent la liberté des sujets. Hommes et femmes ne peuvent pas consentir de la même manière dans un monde où ils ne sont pas à égalité. Le consentement prolonge l’illusion néolibérale d’un individu autonome et indépendant, capable de prendre librement des décisions indépendamment du contexte social dans lequel il est ancré. Qu’elle soit physique ou sociale, l’inégalité peut pourtant être un moyen de coercition. Les agresseurs peuvent mettre en place des stratégies de manipulation qui reposent sur les inégalités en présence pour faire plier leurs victimes devant des demandes sexuelles qu’elles n’auraient pas choisies au départ. La capacité à consentir requiert de connaître ses limites et de pouvoir les communiquer à autrui. Acquérir cette aptitude nécessite un apprentissage à la sexualité, dont toutes les victimes n’ont malheureusement pas bénéficié.


Dernière limite théorique du consentement : il repose sur une conception de l’individu séparé d’autrui, souverain dans ses désirs, qui n’est pas influencé par la perspective de l’autre dans ses décisions sexuelles. Pourtant, c’est l’enjeu de tout un pan des luttes féministes de mettre en avant la façon dont les personnes morales sont façonnées par leur rapport à autrui. L’usage extensif de la notion de consentement ne permet pas de mettre en lumière une conception relationnelle du sexe, défini par la relation qui se tisse à travers les actes intimes. Dans cette perspective, une agression sexuelle ne se caractérise pas par une absence de consentement, mais plus simplement par une absence de connexion à autrui. Pour pallier ce défaut conceptuel, plusieurs autrices proposent une définition relationnelle du consentement – mais cette pirouette rhétorique permet-elle réellement d’occulter les fondements de la tradition libérale dans laquelle s’ancre la notion de consentement ? Vouloir combattre le viol avec la notion de consentement reviendrait peut-être à instaurer une république en conservant les titres de noblesse de l’aristocratie.

Pour revenir au plan strictement judiciaire, le consentement a aussi des effets contrastés sur la machinerie judiciaire. En faisant porter le regard de la justice sur la victime, il invite à remettre en cause son récit plutôt que celui de la défense. Cela mène les juges à porter une attention redoublée à son témoignage, alors même qu’il est régulièrement discrédité dans les cours de justice. Introduire la notion de consentement dans la définition légale du viol incite à questionner les victimes sur leur consentement, et non les accusés sur les potentiels actes criminels commis. Pourtant, la crédibilité des victimes de violences sexuelles est constamment mise en doute en raison de préjugés sociaux et d’attentes contradictoires à leur égard. En effet, si la « victime idéale » doit faire le témoignage le plus cohérent possible, on attend aussi d’elle qu’elle apparaisse à la barre traumatisée par une agression intime. Ainsi, si la victime est traumatisée sans être cohérente, ou cohérente sans être traumatisée, sa crédibilité pourra être mise en doute. Le problème central est que la voix des personnes violées n’est pas audible dans les cours de justice aujourd’hui. Vouloir faire reposer toute l’accusation de viol sur cette voix inaudible n’est pas une méthode efficace pour résoudre ce problème. Elle risquerait au contraire d’invisibiliser ce crime.


Cette notion de consentement s’intègre également mal aux dynamiques légales déjà en place. Démultiplier les critères peut avoir comme effet pervers de rendre moins précise une définition, faisant ainsi baisser le taux de condamnation. De plus, on peut aussi faire valoir en droit une définition objective et une définition subjective du consentement. Cela permet une double-défense aux accusés. D’une part, ils peuvent plaider que la victime était consentante (définition objective). Si la procédure judiciaire révèle que cela est faux, ils peuvent toujours faire valoir qu’ils croyaient que la victime était consentante (définition subjective). Ainsi, l’élément intentionnel du crime peut être plus difficile à prouver lorsqu’on fait intervenir la notion de consentement. Cela explique peut-être pourquoi même absent de la définition légale de viol, le consentement restait la principale défense des accusés. C’est ce qui fait dire à Catharine MacKinnon que le consentement est la version légale du « elle en avait envie », permettant de légitimer un acte sexuel. En définitive, c’est bien l’absence de consentement de la victime qui définit désormais le viol. Or il est toujours plus difficile de prouver l’absence d’un élément que la présence effective d’un autre – comme la violence, la menace, la contrainte ou la surprise, les quatre critères précédemment retenus pour la définition de viol.


Ces hésitations dans les débats féministes ont des effets concrets sur les définitions pénales de viol dans le monde. Il en existe aujourd’hui une pluralité à l’international, parfois contradictoires entre elles. La convention d’Istanbul de 2014, ratifiée par l’Union européenne en 2023, impose à tous les pays membres une définition du viol qui prenne en compte le critère de consentement. À l’inverse, les statuts de la Cour pénale internationale, autre texte de droit international, ne mentionnent pas le consentement dans la définition du viol.

Ces deux textes contradictoires sont l’aboutissement de luttes féministes ayant mené à des résultats inverses. Elles montrent la virulence des débats actuels sur cette question. Dès lors, pourquoi vouloir imposer une définition unique à l’échelle de l’Union européenne ? Ne devrait-on pas plutôt laisser ouverte la possibilité d’une pluralité de définitions, en accord avec les mouvements féministes de terrain ?

Ainsi, l’introduction du consentement dans la loi n’est peut-être pas si progressiste qu’elle y paraît. Reste à voir les effets concrets qu’elle aura sur les procédures de justice. Ces dernières ne sauraient être égalitaires tant que les juges eux-mêmes n’auront pas été sensibilisés sur la manière dont leurs biais sociaux influencent leurs jugements. À l’inverse d’une réforme législative, ce projet d’ampleur nécessiterait des moyens financiers dont manque aujourd’hui cruellement la justice.

Esther Martin


Pour aller plus loin :

CHRISTIE, Nils. (1986). « The ideal victim ». in From crime policy to victim policy: Reorienting the justice system (pp. 17-30). London, Palgrave Macmillan UK.

FRAISSE, Geneviève. (2007). Du consentement. Paris, Seuil.

FRICKER, Miranda. (2007). Epistemic injustice: Power and the ethics of knowing. Oxford university press.

GARCIA, Manon. (2023). La Conversation des sexes. La philosophie du consentement. Flammarion.

HALIMI, Gisèle. (1978). Viol, le procès d’Aix. Paris, Gallimard.

MACKINNON, Catharine. (2023). Le viol redéfini. Vers l’égalité, contre le consentement. Paris, Climats.

SERRA, Clara. (2024). La doctrine du consentement. Paris, La fabrique.

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