« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

Par Gurvan Judas Stéphanie Roza est historienne des idées, philosophe politique et chargée de recherche au CNRS. Elle a récemment publié La Gauche contre les Lumières, livre dans lequel elle analyse les ressorts de la désaffection croissante d’une partie de la gauche pour le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle revient ici sur l’héritage des Lumières et sur la nécessité actuelle de faire converger combats sociaux et combats sociétaux.
Comment définiriez-vous la gauche aujourd’hui et dans l’histoire ? Quel est son lien intrinsèque avec les Lumières ?

J’ai décidé d’utiliser le mot gauche mais j’aurais pu utiliser les termes « tradition socialiste». À mon sens, le terme « gauche» est plus pratique pour désigner l’ensemble des mouvements d’émancipation sociale mais également d’émancipation des femmes, des minorités de genre, pour la décolonisation ou la lutte contre l’esclavage. Et le lien de la gauche avec les Lumières mais également avec la Révolution Française, tient à l’héritage qui nous a été légué et que l’on trouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais c’est également un lien critique puisque quand il s’agissait pour certains révolutionnaires, comme Babeuf, de condamner l’inachèvement des droits proclamés dans la Déclaration, de faire en sorte que la Révolution aille a son terme, quand elle se réalise totalement. En d »autres termes, il s’agit pour Babeuf de rompre avec le formalisme des droits pour arriver a leur réalisation totale et concrète. Et cette volonté se poursuit dans l’histoire de la tradition socialiste, de la gauche, à travers l’inclusion de catégories de la population auparavant exclues, à travers la création de nouveaux droits : droits à l’éducation, droit à la subsistance etc.

Quels sont les différents courants au sein des Lumières ?

Il faut rappeler que les Lumières sont au départ une suite de débats assez violents avec des oppositions marquées comme sur les progrès, sur le luxe ou la liberté de commerce (qui est rejeté pour certains et rapproche les peuples pour d’autres). Il y a, par exemple, des débats importants sur la libéralisation du commerce des farines et des grains. Sur des sujets importants les Lumières sont opposées. Mais ce qui les rapproche c’est, d’une part, le goût pour le débat argumenté et, d’autre part, des cibles communes comme les préjugés, les dogmes et l’absolutisme monarchique. Il y a un esprit des Lumières, critique et auto-critique. Et si les droits de l’Homme sont un pur produit de l’esprit des Lumières, il existe néanmoins des Lumières modernes et des Lumières radicales qui ne sont pas toujours les mêmes. Certains sont des athées radicaux mais modérés sur l’égalité sociale et inversement. La radicalité n’est pas toujours sur tous les terrains.

Pourquoi ne pas inclure la tradition libérale dans l’héritage de la gauche ?

La tradition libérale au départ fait partie de la gauche sous la Révolution française. Dans la gauche du roi dans l’Assemblée Nationale en 1789, au moment du véto royal, il y a Robespierre, on y retrouve également des gens comme Sieyès et Barnave qui sont des libéraux au sens où on l’entend aujourd’hui. Non seulement ils sont anticléricaux, ils veulent affaiblir l’emprise de l’Eglise catholique sur la société, sur les moeurs mais ils sont également des défenseurs des droits politiques, même si au départ cela passe selon eux par un suffrage censitaire. Et leurs positions évoluent au cours du temps : d’abord partisans d’une monarchie constitutionnelle, ils défendent par la suite un système représentatif.

Au départ, la gauche libérale et la gauche radicale sont liées. Elles se séparent et se relient à de nombreuses reprises notamment au XIXème siècle comme au moment de l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui encore des alliances ont lieu, notamment sur les questions liées à l’islamisme. On peut s’allier ponctuellement à la gauche libérale, elle fait partie de notre histoire. Cependant, il y a une ligne de démarcation stricte entre elle et nous : nous nous sommes séparés au cours de l’histoire politique française parce que nous ne sommes pas d’accord sur le fait que les droits de l’Homme ne sont pas seulement des droits politiques et civils mais également des droits sociaux. Cette démarcation s’est faite également au cours du temps au sujet de l’abolition de la propriété privée. Cependant, la gauche libérale et la gauche radicale viennent historiquement d’une matrice commune.

Comment des anti-universalistes, anti progressistes inspirés de Sorel ou Heidegger et qui ne sont pas de gauche de ce point de vue, se retrouvent aujourd’hui classés à gauche sur l’échiquier politique ?

Ils viennent de la gauche, comme Jean-Claude Michéa, mais si vous leur dites qu’ils sont de gauche ils sont furieux et le réfutent. C’est le cas également de certains décroissants et technophobes qui viennent également de la gauche mais qui ne le revendiquent plus, au contraire. Cela s’explique avant tout par un besoin de radicalité. Depuis les années 1960 d’anciens intellectuels de gauche ont théorisé le fait que le seul moyen de retrouver un surcroît de radicalité, dans un moment où une partie de la gauche était encore empêtrée dans le stalinisme ou dans le soutien au colonialisme, c’était s’en prendre au fondement même de la gauche qu’est l’héritage des Lumières. Mais c’est une impasse. Ils font alors une critique de la gauche qui a des points communs avec celle des conservateurs.

Pouvez-vous approfondir ce point : comment ce retournement idéologique a t’il été possible ?

Le premier retournement a lieu dans les années 1960-1970 dans un contexte ou le stalinisme est encore dominant à gauche. Une partie des intellectuels est déçue de la classe ouvrière qui, selon eux, accepte la société capitaliste et s’est embourgeoisée. Ils se déplacent donc vers les marges, les colonisés, les immigrés etc.

Vient la première vague du discours anti-Lumières avec des intellectuels comme Foucault pour qui la gauche traditionnelle est en retard sur les droits des minorités, des « marginalisés» (prisonniers, homosexuels …). Les partis traditionnels n’ont effectivement pas su se préoccuper suffisamment de ces luttes alors considérées comme « subalternes». Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, où certains acteurs de ces luttes se sont radicalisés en-dehors de la gauche et de son héritage, comme les indigénistes. Désormais, le progressisme est, faussement, associé à ces militants, qui s’inspirent largement des arguments du débat américain, rejettent toute forme d’universalisme, et se font les partisans de l’essentialisme. Ce rejet est particulièrement observable sur les réseaux sociaux, qui caricaturent les positions des uns et des autres.

La situation actuelle peut-elle pour autant se résumer à un choix entre luttes sociales et luttes sociétales ? Ne peut-on pas imaginer une convergence possible ?

Faire converger les combats au lieu de les opposer est absolument nécessaire d’un point de vue stratégique pour sortir de l’impasse. La capacité du combat social à être un lieu de rassemblement n’est pas entamée. Et une gauche républicaine et sociale se doit d’assumer également les combats sociétaux.

Le recours à certaines grandes figures de gauche peut, peut-être, représenter un moyen intéressant de restructurer le clivage droite-gauche, faire resignifier la gauche. Je pense notamment à J.Jaurès.

Oui, il incarne une gauche sociale et républicaine qui oeuvre en faveur des droits de l’Homme. Et sa trajectoire est également intéressante car elle n’est pas sans erreurs. Au départ Jaurès n’est pas opposé à la colonisation, il parle de la mission civilisatrice de la France, et est plutôt anti-Dreyfusard. Mais, grâce en partie à l’héritage des Lumières, il évolue, bifurque, change de camp. Pour des raisons stratégiques nous avons besoin de figures tutélaires. Pour que la gauche ne meure pas de ses divisions internes, il faut se retrouver dans un creuset commun. Faire appel à cette figure fondatrice pour se retrouver dans ses principes fondateurs.

Il y a cependant des points de blocage importants, comme sur la question du rationalisme. La raison est aujourd’hui persona non grata au sein de certains discours à gauche.

La première raison est philosophique. Certains philosophes post-structuralistes, comme Foucault ou Derrida, ont délégitimé la raison, la transformant en un outil de l’impérialisme occidental. La critique de ce que Derrida appelle le phallogocentrisme, pour dire que le discours rationnel est masculin et blanc, se retrouve désormais chez certaines féministes, certains intersectionnels et les indigénistes. La seconde tient à l’influence de l’ultra-libéralisme qui transforme les gens en consommateurs, c’est-à-dire en enfants capricieux et insatiables, en auto-entrepreneurs d’eux-mêmes à travers le développement personnel et la figure de l’homo economicus. A la fois narcissique et ultra- individualiste, l’individu contemporain n’est plus capable d’encaisser la moindre parole désobligeante. Quand une féministe dit : « Je ne suis pas là pour t’éduquer» par exemple, je suis effarée. Pour que la cause féministe avance il ne suffit pas de crier « sale macho, je suis offensée» etc. Il faut éduquer, expliquer. Il en est de même pour la lutte contre le racisme qui doit se déployer à travers un antiracisme de conquête et de conviction. Et non à travers une attitude narcissique et un peu puérile qui consiste à traiter tout le monde de raciste sans beaucoup d’arguments. Pour résumer, ce qui explique que le sentiment a pris le pas sur le rationalisme, c’est la conjonction entre post structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme, dans un contexte global d’affaiblissement de la gauche en France et à travers le monde.

Afin de défaire cette alliance entre post-structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme s’agit-il donc de revenir à la source de la gauche, c’est-à-dire, comme nous le disions plus haut, à l’héritage des Lumières et de la Révolution française ?

Oui bien sûr, il s’agit d’essayer de se retrouver sur cet héritage. C’est notre ADN commun qui fait de nous la même espèce politique. Mais les moyens stratégiques et politiques pour y parvenir, j’aimerais les connaître. En outre, en se regroupant sur cette base commune, nous aurions encore à résoudre un certain nombre de problèmes. Par exemple, l’usage des réseaux sociaux : qu’est un usage de gauche, un usage socialiste des réseaux sociaux ? Faut-il laisser tomber certains réseaux qui poussent à la polémique plus qu’à la discussion ? Comment nous adresser aux classes populaires aujourd’hui, qui ne sont plus les mêmes que dans les années 1970 ? Un débat sur l’éducation et l’école serait également nécessaire. Enfin, comment avoir une position de gauche sur les problèmes liés au changement climatique ? Car il ne touche pas tout le monde de la même manière.

Certains militants de gauche semblent un peu perdus. Par exemple au moment de l’affaire Adama, beaucoup ont manifesté car ils étaient légitimement contre les violences policières et le racisme, mais certains finissent par reprendre des concepts comme le privilège  blanc, qui est source de divisions entre les opprimés. La gauche aujourd’hui est sous pression de la gauche libérale américaine intersectionnelle (je ne rejette pas le concept mais l’utilisation qui en est faite par certains militants) et indigéniste. Face à cette pression, il faut être ferme et argumenté de notre côté tenir cette exigence, avoir confiance en nos valeurs, principes et arguments. Mais il faut également accepter qu’on ne puisse pas convaincre tout le monde. Le confusionnisme a fait des ravages. Il faut sans doute reprendre certaines choses à zéro, revenir aux bases : l’éducation populaire est une nécessité et une urgence.

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