Mon camarade de la chronique cinéma voudra bien me pardonner, mais je souhaiterais moins ici présenter le film d’Alain Resnais que le scénario de Marguerite Duras. C’est à travers la transcription des dialogues, compilés dans un Folio poche très accessible, que j’ai découvert cette merveille pleine de poésie. Le réalisateur n’en pensait pas moins, lui qui disait à la future Prix Goncourt « Faites de la littérature. Oubliez la caméra ».
Car bien qu’André Malraux, alors ministre de la Culture, ait qualifié « Hiroshima, mon amour » de « plus beau film que j’ai jamais vu », il peut paraître à bien des égards un brin monotone, ou à tout le moins contemplatif. Se concentrer uniquement sur les dialogues, ce qu’offre le livre, permet de faire un pas de côté sur la mise en scène. Ils mettent en lumière le fond du film, le fond de divers problèmes abordés par nos deux protagonistes.
Le premier, un architecte japonais dont toute la famille a été tuée par la bombe nucléaire, rencontre une actrice française venue tourner un film sur Hiroshima. A première vue, rien ne les rapproche, et pourtant, les confessions de la seconde créent au fil de l’eau une convergence de vues. Son adolescence, qu’elle vécut à Nevers, est marquée par un bombardement allié dans sa ville qui provoqua la mort de 163 personnes. Parmi elles, un Allemand, son Allemand, son premier amour qu’elle aimait éperdument. Dans la chambre d’hôtel, le Japonais et son Allemand se confondent, lorsqu’elle voit la main du premier, c’est celle du second, ensanglanté par le bombardement américain, qui ressurgit à sa mémoire. A la Libération, celle qui s’était épris de l’ennemi héréditaire est tondue, marque de la honte dans tout son village. Alors lorsqu’elle apprend, quatorze ans plus tard, qu’à Hiroshima les cheveux des femmes tombaient par poignées, elle comprend.
Elle comprend que, de Nevers à Hiroshima, c’est la même histoire. Les amours déchirées par la guerre, quel que soit le camp. Et l’autrice de confirmer : « Nous avons voulu faire un film sur l’amour. Nous avons voulu peindre les pires conditions de l’amour, les conditions les plus communément blâmées, les plus répréhensibles, les plus inadmissibles. Un même aveuglement règne du fait de la guerre sur Nevers et sur Hiroshima ». Pourtant, entre victimes de la barbarie, victimes de la mort de l’être ou des êtres aimés, un fossé mémoriel reste à combler. L’architecte japonais fait comprendre à l’actrice française, et ce à de multiples reprises, qu’elle ne comprendra jamais.
ELLE
— J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont ressurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.
LUI (il lui coupe la parole).
— Tu n’as rien vu. Rien. Chien amputé. Gens, enfants. Plaies. Enfants brulés hurlant.
…
ELLE (bas)
— Ecoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué.
LUI
— Rien. Tu ne sais rien
Elle ne sait rien parce qu’elle n’y était pas. L’indicible tient lieu de tentative de parole, tentative mélodramatique qui systématiquement échoue. Il est impossible de témoigner, impossible de parler, et quand elle s’y essaye, son amant japonais lui fait comprendre que, non, elle ne le peut. L’on retrouve cette même mémoire traumatique, mutique surtout, chez les survivants de la Shoah. Les survivants sont, finalement, condamnés à témoigner de l’impossibilité de témoigner.
Chaque protagoniste, en s’essayant à sa propre narration, accouche de sa propre histoire. Ou plutôt, de sa propre mémoire, car les images ne reviennent pas dans un ordre chronologique, historique, mais selon ce qui se déroule, pour chacun des protagonistes, au présent. Ici mémoire et histoire se croisent sans s’embrasser. La mémoire fait figure de troisième protagoniste. Sans l’oubli, elle serait bien trop lourde à porter. Mais avec l’oubli, le drame peut recommencer.
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