Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine. Publié en 1956, ce roman s’ancre dans une Afrique en pleine transformation post-coloniale. Considéré comme le premier roman écologiste, nombreuses analyses ont déjà exploré ce volet de l’œuvre. Mais face à la « crise générale des majuscules » (Debray), j’ai pensé que cette chronique pourrait être l’occasion de mettre à l’honneur la « certaine idée de l’Homme » que l’auteur insère à son personnage.
L’histoire se déroule dans les vastes plaines africaines où un personnage fascinant, Morel, se lance dans une croisade pour la protection des éléphants, symboles de liberté à ses yeux. Romain Gary peint un portrait saisissant de ses motivations, montrant comment son apparente facétieuse passion pour la défense de ces animaux majestueux transcende les frontières culturelles et politiques. Mais Morel n’a pas d’affection particulière pour les éléphants en tant qu’ils sont des éléphants ; simplement ils incarnent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes…
La référence à la première phrase des Mémoires du général de Gaulle n’est ainsi pas fortuite, et Romain Gary lui-même pousse la comparaison tout au long de son roman. C’est ce parallèle Morel/de Gaulle qui m’intéresse au plus haut point. Alors que les éléphants sont encombrants, inutiles, improductifs, et que tous les voient comme archaïques, il se trouve un homme, Morel, qui contre vents et marées voue sa vie à leur protection. Affleure de la plume du double prix Goncourt cette magnifique phrase : « Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants ».
Le grand Charles, en 1940, alors que toute la France, des politiques aux militaires, s’avoue vaincue, choisit de poursuivre la lutte contre l’envahisseur allemand. « Le plus illustre des Français » (Coty), en 1940, c’est un peu, à sa façon, Morel et les éléphants. Nos démocraties contemporaines, obnubilées par la rentabilité et l’utilité, comprennent mal ce genre de proclamations têtues et désintéressées de dignité et d’honneurs humains. Ce que Morel défend, avec ses éléphants, « c’était une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté ».
Morel arbore d’ailleurs tout au long de l’œuvre une croix de Lorraine, incarnation de son passé de résistant. Des camps de la mort aux étendues sauvages peuplées de pachydermes, le combat reste le même : celui de la liberté. Il faut aux hommes un idéal, un sacré – et donc un sacrilège (le meurtre d’un éléphant) et un possible sacrifice (mourir en martyr face au gouvernement français qui organise la chasse à l’éléphant). Un sacré laïque, donc, mais un sacré quand même.
Le début des Mémoires du général de Gaulle commence de la manière suivante : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Un personnage du livre s’y réfère en ajoutant : « Eh bien ! Monsieur, remplacez le mot « France » par le mot « humanité », et vous avez votre Morel. Il voit, lui, l’espèce humaine telle une princesse des contes ou la madone des fresques, comme voué à un destin exemplaire… Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors il se fâche et essaye d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité, un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé ». Mais ne pourrait-on en dire autant de Romain Gary lui-même ?
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