Culture

Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné (par l’Etat)

Dans la Zomia, espace géographique du Sud-Est asiatique d’environ 2,5 millions de kilomètres carrés, des dizaines de millions d’hommes ont décidé pendant des siècles de fuir l’Etat. Jaloux de leur liberté, ces femmes et ces hommes ont mis en place des techniques de survie face à des Etats sinon esclavagistes, du moins répressifs.
James Scott, anthropologue et politiste américain, oriente dans ses travaux son regard vers ce que Denis Constant Martin nomme des « objets politiques non identifiés »(1). Ce sont des objets d’étude qui ne renvoient pas a priori à ce qui est traditionnellement perçu comme légitime dans le champ politique. A l’encontre des théories misérabilistes qui pensent les dominés comme apathiques et politiquement inertes, il appréhende la façon dont certains d’entre eux, privés d’expression politique légitime, arrivent à témoigner d’une forme de résistance. Il donne à ces formes d’expression le nom d’armes des faibles (2). Dans un livre éponyme, Scott analyse les méthodes infra-politiques d’expression du mécontentement, et montre que même dans un contexte de subalternité, des dominés parviennent à manifester leur désapprobation sans jamais entrer ouvertement en conflit avec les dominants. Il décrit par exemple des stratégies de sabotage dans le travail de paysans malais. L’auteur de sensibilité anarchiste va encore plus loin dans l’ouvrage étudié ici, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné. Contestant la sociodicée (c’est-à-dire, une explication et justification théoriques de l’organisation de la société telle qu’elle est) qui fait de l’État le débouché « naturel » de toute société avancée, Scott entend restituer les récits oubliés des subalternes. Ici, le conflit entre dominants et dominés est ouvert et violent.  On doit le terme de Zomia à l’historien Willem Van Schendel. Il désigne un vaste territoire dans le sud-est asiatique qui s’étend sur 2,5 millions de km2, sur lequel vivent actuellement 100 millions d’individus répartis entre sept pays. Des siècles durant et jusqu’il y a quelques décennies, les populations de la Zomia vivaient dans les collines et refusaient catégoriquement le système étatique. Les différents États de l’Asie du Sud-Est, situés dans les vallées de Zomia, échouaient quant à eux à étendre pérennement leur souveraineté sur ces hautes terres.
Déconstruire le mythe civilisationnel
Longtemps dominante dans la politique comparée, la thèse du développementalisme – qui voulait qu’un fil directeur, téléologique, régisse l’histoire des États et des sociétés politiques, depuis la tribu jusqu’à l’État providence occidental – est battue en brèche par James Scott. Il montre dans son livre que les grands récits civilisationnels des États de l’Asie du Sud-Est sont non seulement faux, mais qu’ils ont longtemps été hégémoniques dans l’historiographie. Les sources étatiques sont écrites, donc nombreuses, alors que les sources des subalternes sont principalement orales. Longtemps, elles n’ont donc pas été prises au sérieux. Ces États ont construit un mythe civilisationnel selon lequel ils seraient les garants de la « civilisation » face aux « barbares » non-civilisés. La dialectique qui se noue entre « civilisés » et « barbares », « modernes » et « arriérés », « cuits » et « crus » renvoie d’un côté à un positif, l’État, et de l’autre à un pendant négatif, la Zomia. Dans le discours téléologique de ces États, ces « barbares » sont des populations étatiques en devenir, c’est-à-dire des peuples « en retard » dans la trame historique du progrès. Dès lors, il appartient aux autres États d’encourager, de gré ou de force, ces populations à devenir civilisées. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, dans le discours étatique, la distinction cru (barbare) / cuit (civilisé) renvoie implicitement à une impossibilité de retour de la vallée vers la colline, puisqu’on ne peut pas repasser de cuit à cru. Les enquêtes ethnographiques nous montrent pourtant une autre réalité, loin du discours officiel. Il est avant tout un paravent, paré des atours de l’objectivité, nécessaire à l’État pour accroître sa main d’œuvre. La norme a été, durant deux millénaires, de fuir l’entité politique qu’est l’État. Les entrées volontaires étaient très rares, la majorité des entrants étant intégrée de force par l’État. Même en comptabilisant les intégrations forcées de populations dans l’État, il semble que la fuite vers les collines ait été bien plus « la norme que l’exception » en Asie du Sud-Est. Scott nous apprend que de nombreux habitants de la Zomia souhaitaient vivre dans les collines – par opposition aux vallées étatiques -, qu’ils habitent déjà dans la Zomia ou qu’ils aient déjà été incorporés dans l’État. Jean Michaud parle à ce titre de « stratégie d’évasion ou de survie ». Les collines, vers lesquelles les populations fuyaient, étaient des « zones-refuges ». Pour des raisons géographiques, les États échouaient souvent à assimiler ces populations des collines qui étaient, de fait, hors de portée des agents étatiques.
Fuir l’État ?
Fuir l’État, c’est donc un choix. Un choix politique. Comment le comprendre ? La puissance d’un État d’Asie du Sud-Est n’était pas mesurable par le PIB, mais par sa capacité à utiliser une main d’œuvre et à s’approprier son surplus agricole. Or cette concentration de main d’œuvre nécessitait un système esclavagiste pour fonctionner. La main d’œuvre était donc souvent composée d’esclaves arrachés, capturés pendant des guerres civiles ou des raids. L’anthropologue Thomas Gibson nous apprend par exemple que jusqu’en 1920 la majorité de la population urbaine de l’Asie du Sud-Est, de la Zomia, était composée soit d’esclaves, soit de descendants d’esclaves. Le système économique était défavorable aux agriculteurs : les États contraignaient les populations à pratiquer une agriculture irriguée, donc imposable par le pouvoir politique, mais pas rentable pour les paysans eux-mêmes. La fiscalité était en effet très pesante pour les habitants, d’autant plus qu’elle augmentait en cas de fuites de populations, qui comme nous l’avons expliqué était la norme. Outre l’esclavage et la fiscalité arbitraire, les habitants des vallées avaient d’autres raisons de fuir l’État, comme la crainte (ou la fuite) de guerres, de razzias etc. Ainsi, la fuite de l’État n’était pas un mouvement absurde, de non civilisé, mais bien un comportement rationnel voire de survie. Comment échapper à cette emprise politique ?  En vivant en hauteur ! Plus l’on se trouvait en altitude, moins la zone était accessible, et moins l’on avait de chance de subir une intégration contrainte dans l’État. Le choix de la mobilité guidait, par ailleurs, le type d’activités et de pratiques auxquelles s’adonnaient les populations de la Zomia. Ainsi, la cueillette – parce qu’elle n’induisait pas de surplus imposable –  et l’agriculture sur brûlis – qui entraînait une diversité de culture trop importante pour être imposée – permettaient d’échapper à l’État. Ces deux pratiques agricoles permettaient, contrairement à d’autres, de profiter entièrement des fruits de son travail, et d’être mobile en échappant à l’État. De plus, certaines structures sociales favorisaient l’autonomie des populations de la Zomia. La tribalité permettait de subdiviser les sociétés en petits groupes pour échapper à l’État, de se « diviser pour être moins dirigé » pour reprendre l’expression de Gellner. L’absence de hiérarchie au sein des sociétés des collines ne permettait pas à l’État d’identifier un interlocuteur représentatif et donc, d’établir un dialogue. Scott prend l’exemple des Gumlao qui avaient une sociodicée qu’on pourrait qualifier de « régicide ». Sociodicée interprétée par l’auteur comme un moyen de museler l’émergence de tout chef, et donc a fortiori de toute appropriation par l’État. Dans cette même logique, et cette thèse est forte tant elle va à l’encontre de nos idées reçues, l’auteur considère que la perte de la littératie – c’est-à-dire, de l’aptitude à lire – est également issue d’un choix politique. Elle peut faciliter la lutte contre l’assimilation de l’État, et permet d’avoir une histoire orale, donc plus fluide dans le positionnement du groupe vis-à-vis des autres groupes. En outre, la fixation des identités est arbitraire et renvoie à une logique politique d’administration des êtres humains. On pense par exemple à Christophe Jaffrelot, politiste spécialiste de l’Inde, qui démontre que les Britanniques ont fixé les castes indiennes (alors qu’elles étaient multiples et mouvantes) au moment de la colonisation afin de faciliter l’administration des Indes. Les habitants des collines savaient « jouer avec les identités » mouvantes, pour décourager l’administration des États de la Zomia. Ces populations disposent d’une sorte de répertoire d’identité mobilisable selon la situation. La peur de l’État est ici raisonnée et raisonnable, et les moyens mis en œuvre pour favoriser l’autonomie de ces populations sont nombreux. Ce livre est original en ce qu’il va à l’encontre des présupposés que nous avons généralement sur le développement de l’État dans le monde. Loin de se contenter d’une analyse exclusivement asiatique, Scott emprunte des exemples de différentes parties du monde semblables à la Zomia, comme l’Amérique du sud étudiée par Pierre Clastres. L’approche constructiviste qui est celle de Zomia dans tout son livre est éclairante, et remet en question les récits essentialisant et naturalisant sur l’État, les identités ou encore les tribus. Il rappelle qu’ils sont relationnels, et socialement construits. Toutefois, quelques critiques peuvent être émises sur cet ouvrage. Scott tombe quelquefois dans la surpolitisation, la surconscientisation des pratiques des subalternes. Il part du postulat que les habitants des collines étaient toujours conscients de la dimension politique de leurs actes : ils seraient, de tout temps et en tout lieu, capables de faire des choix profondément politiques pour échapper à l’État, à travers toutes les stratégies présentées précédemment. La sensibilité anarchiste de Scott a pu l’inciter à orienter quelque peu ses propos, lorsque, par exemple, dans son introduction il présente les structures égalitaires comme la norme dans les zones en altitude, alors qu’on apprend plus tard dans le livre qu’elles ne sont qu’un système parmi d’autres. De plus, chaque pratique est vue comme politique, anti-étatique. Les subalternes ont certes des « modes populaires d’action politique »(3), c’est-à-dire des marges de manœuvre pour contrer les modes d’action des dominants, et il est certain que les récits dominants les négligent, mais tout acte, tout choix de mode de vie, peut être bien plus pragmatique que politique. La cueillette en est un bon exemple. Pour Scott, elle est une action proprement politique tournée vers la lutte contre l’assimilation de l’État. Certes, mais la cueillette est avant tout une pratique agricole qui demande peu de travail et offre une grande diversité d’aliments. Les populations des collines ne sont pas de purs calculateurs omniscients et rationnels qui auraient conscience de la portée anti-étatique de chacun de leurs actes. Scott tombe parfois dans un manichéisme qui semble très réducteur, l’État étant d’après lui inéluctablement oppresseur, alors qu’en face les populations de la Zomia vivraient dans des sociétés parfaitement libertaires et anarchistes. Scott reconnaît également les limites de son enquête. D’abord, elle se limite à l’Asie du Sud-Est jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Les entités politiques évoquées par Scott sont presque toutes esclavagistes. En républicains conséquents, nous sommes attachés à l’État lorsqu’il agit dans l’intérêt du plus grand nombre. Etant lui-même anarchiste, on peut supposer que Scott a, dans une certaine mesure, grossi le trait. Les États sud-asiatiques ont été longtemps esclavagistes, ou du moins furieusement autoritaires. Son analyse fonctionne certainement sur ces pays-là. Mais sa montée en généralité, sur le caractère soi-disant liberticide et violent de l’État en soi, est à notre sens erronée. Il n’est pas dit que ces populations de la Zomia, toutes avides d’indépendance et de liberté, n’auraient pas préféré un État moderne, social et libéral à la tribalité des collines. Le réquisitoire de l’État opéré par Scott se voulait une critique de l’ethnocentrisme européen. En réalité il tend, paradoxalement, à homogénéiser le processus de création de l’État moderne en généralisant les singularités historiques du Sud-Est asiatique. Références (1) Martin Denis-Constant. À la quête des OPNI (objets politiques non identifiés). Comment traiter l’invention du politique ?. In: Revue française de science politique, 39ᵉ année, n°6, 1989. pp. 793-815. (2) Scott James, Weapons of the weak. Everyday Forms of Peasant Resistance, Yale University Press, New Haven and London, 1985 (3) Bayart Jean-François, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?
Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter