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Les incorporés de force : une histoire à faire connaître

Dans cet article, Emmanuel FERNANDES, député de la deuxième circonscription du Bas-Rhin, revient sur son combat pour la reconnaissance des incorporés de force d’Alsace et de Moselle et de la réparation de leurs orphelins. Sujet méconnu mais pourtant au coeur des mémoires alsaciennes, Emmanuel FERNANDES propose de revenir sur l’histoire tragique des « Malgré-nous » en cherchant à battre en brèche tel ou tel a priori encore bien tenaces et évoque sa propre histoire personnelle et familliale en lien avec l’incorporation forcée.
Histoire de l’incorporation de force

Il y a 81 ans, en 1942, par le décret Wagner, 103 000 Alsaciens et 31 000 Mosellans ont été appelés à faire leur service militaire au sein des armées nazies. En temps de guerre, ce service n’était rien d’autre qu’une mobilisation générale de nature incontournable, une incorporation forcée. Ce sont également 15 000 femmes qui ont été incorporées de force dans des structures nazies comme le RAD (Reichsarbeitsdienst, service national du travail) ou le KHD (Kriegshilfsdienst, service auxiliaire de guerre pour les femmes). Pour beaucoup, comme les hommes, elles furent exilées vers des camps très éloignés (AutrichePologneYougoslavieSudètes…) car les nazis s’étaient rapidement rendu compte que les Alsaciens et Mosellans s’opposaient à eux et se montraient récalcitrants. Il fallait donc les éloigner des réseaux de résistance.

En 1942, cela fait deux ans que l’Alsace et la Moselle ne sont ni en zone occupée ni sous administration vichiste. Ces départements ont, de fait et de manière singulière par rapport au territoire français occupé, été intégrés au IIIème Reich. Cette spécificité est notifiée dans l’article 3 de la convention d’armistice reconnaissant la souveraineté du gouvernement français sur l’ensemble du territoire sous réserve « des droits de la puissance occupante ». Les réserves de la puissance occupante concernent le Nord et le Pas-de-Calais qui se retrouvent être sous administration militaire de la Belgique et du Nord ainsi que certains territoires alpins sous occupation italienne et enfin l’Alsace et la Moselle, intégrées au Reich. Ses habitants se retrouvent sous le joug du Führer et des nazis.

Commence alors le destin tragique de celles et ceux qui sont enrôlés de force dans l’armée allemande ou des structures nazies. Considérés de facto par le IIIème Reich comme des sujets d’Hitler, il est imposé aux hommes d’intégrer la Wehrmacht, devant se soumettre à des ordres insupportables, porter un uniforme déshonorant, mener une guerre du côté de l’ennemi. Ceux qui tentent de refuser l’incorporation forcée ou qui désertent le font au péril de leur vie mais surtout de celle de leur famille. Si certains parviennent à prendre la fuite, plusieurs milliers de jeunes hommes refusant l’incorporation dans l’armée nazie sont internés au camp de sécurité de Schirmeck, annexe du camp de concentration du Struthof, y subissant travaux forcés, maltraitance et torture, souvent jusqu’à la mort. Par milliers également, des membres de la famille de ceux qui avaient déserté sont capturés et conduits à Schirmeck ou envoyés en Silésie, Pologne, Allemagne, après confiscation de leurs biens.

En 1942, plus de 130 000 hommes sont donc incorporés de force et, pour l’essentiel, déployés sur le front de l’Est.  Confrontés aux assauts, au froid extrême, aux conditions terribles du champ de bataille, ils sont condamnés à mener cette guerre contre l’Armée rouge aux côtés de l’envahisseur nazi, bourreau de leurs proches.

Dans ces conditions dantesques, près de 50 000 d’entre eux sont tués ou portés disparus. D’autres sont faits prisonniers dans des camps soviétiques – ces derniers ne faisant pas la différence entre un Malgré-nous français et un Allemand se battant sous l’uniforme nazi – comme à Tambov, dans des conditions épouvantables dont beaucoup ne revinrent jamais. Près de 1300 soldats alsaciens et lorrains sont officiellement enterrés à proximité du camp de Tambov, mais ce chiffre est sans doute cinq à dix fois plus élevé.

Une bataille parlementaire et personnelle

Dès le début de mon mandat, j’ai été sollicité par les associations alsaciennes et mosellanes pour aider à la reconnaissance des incorporés de force mais aussi pour obtenir une réparation pour leurs orphelins. Beaucoup d’enfants d’incorporés de force n’ont, en effet, jamais connu leur père, mort au combat ou porté disparu. Comme membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées, début octobre 2022, j’y ai porté ce sujet lors d’une audition de la secrétaire d’Etat chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, Patricia Mirallès. Lors de l’examen du budget de l’Etat qui s’en suivit, j’ai déposé un amendement demandant réparation pour les orphelins de Malgré-nous, sur la base de la rente perçue par les orphelins de victimes de la barbarie nazie, depuis un décret du 27 juillet 2004. En effet, plus de 80 ans après, comment accepter que la France ne reconnaisse toujours pas pleinement la double souffrance, la double peine des orphelins d’incorporés de force : celle d’avoir perdu un parent qui fut forcé de se battre dans les rangs de l’ennemi nazi et celle d’être toujours ostracisés, exclus d’une nécessaire reconnaissance et d’un travail mémoriel qui libérerait d’une chape de plomb l’Alsace et son département voisin la Moselle. Comment considérer que les 145 000 femmes et hommes, envoyés de force sur le front de l’Est ou intégrées dans des structures nazies, laissant derrière eux des milliers d’orphelins, ne furent pas eux-mêmes victimes de la barbarie nazie ?

Cet amendement n’a malheureusement pas été retenu par le gouvernement l’année dernière, suite au déclenchement de l’article 49-3. Le même scénario se rejoue cette année, pour l’examen du projet de loi de finances pour 2024.

L’année dernière pourtant, un rapport a pu être obtenu et rendu publique en juin 2023. Il dénombre les orphelins de Malgré-nous encore en vie à 3500. Ce chiffre nous permet d’avoir une idée plus précise de l’enveloppe budgétaire nécessaire à l’indemnisation. Avec mon groupe parlementaire et également dans une recherche de démarche transpartisane, nous continuerons de porter cette cause juste, pour la mémoire alsacienne et mosellane mais également pour que cette histoire tragique, très peu ou mal connue dans le pays, puisse être dite et reconnue.

A cette fin, avec les associations mémorielles et des historiens, nous militons également pour que les programmes scolaires intègrent un chapitre sur l’incorporation de force en Alsace-Moselle durant la Seconde guerre mondiale : méconnue ou déformée dans le reste du pays, cette page douloureuse est très largement étouffée, dans les trois départements directement concernés. Pour ma part, ça n’est qu’au cours de cette bataille parlementaire que ma mère, pour la première fois, a évoqué le fait que mon grand-père fut, lui aussi, incorporé de force. Il est mort des suites de blessures de guerre qu’il a subies en portant l’uniforme allemand, malgré lui.

Reconnaissance

Nous avons le devoir de retirer ces hommes et ces femmes de leur anonymat, de faire connaître leurs destins tragiques, de leur rendre justice en rétablissant, partout sur le territoire de la République, la vérité de ce que fut l’incorporation de force. Cette reconnaissance se fait, notamment, par l’enseignement scolaire de ce fait historique méconnu ou dont la connaissance est partielle – ce que j’ai demandé au ministre de l’éducation nationale l’année dernière.

L’année 2024 sera jalonnée d’événements mémoriels et de cérémonies à l’occasion des 80 ans de la Libération du pays après la Seconde guerre mondiale. Avec les associations qui portent la cause des Malgré-nous et de leurs orphelins, avec les historiens qui travaillent sur ce sujet, avec la secrétaire d’État chargée des Anciens combattants et de la Mémoire et les parlementaires qui, comme moi, s’investissent sur le sujet, j’aurai à cœur de m’assurer que le drame des Incorporés de force ne soit pas oublié.

Emmanuel FERNANDES, député du Bas-Rhin

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